Pourquoi pleure-t-il ? Pourquoi ne veut-il pas dormir ? Pourquoi ne mange-t-il pas ? Pourquoi est-il systématiquement attiré par tout ce qui est dangereux : escaliers, couteaux ou prises électriques ? Est-ce qu’il ne comprend rien ? Et s’il avait tout compris ? Bref, quelles pensées, quels tourments éventuels cachent les grands yeux énigmatiques du bébé ?

Un homme le sait. Il s’appelle Derek Ogilvie. Il a 52 ans. C’est un Écossais. Il a fait carrière au Royaume-Uni et surtout aux Pays-Bas, comme médium spécialisé dans les pensées des bébés. Derek Ogilvie a été la star d’un documentaire en quatre parties, The Baby Mind Reader, diffusé en 2006 sur la chaîne britannique Channel 5. Il a ensuite animé des émissions dans le même registre pour la télé néerlandaise, levant partout sur son passage les clameurs scandalisées des rationalistes. Derek Ogilvie ne fait pas dans la dentelle. Quand il entre en contact avec le bébé, il crie, gémit, s’émeut et traduit. Dans cette vidéo, les spectateurs apprennent ainsi que le nourrisson pleure parce qu’il a vu sa mère subir des violences. Il l’a dit à Derek Ogilvie.
L’homme semble croire lui-même à son don. En 2007, il a accepté de se soumettre à un test sérieux, organisé par l’illusionniste canadien James Randi. Il s’est lamentablement ramassé, se montrant incapable de deviner à quels objets choisis dans un panier pensait un petit garçon. Il a trouvé une bonne réponse sur dix, comme l’avait prévu James Randi, sur des bases purement probabilistes. Faut-il pour autant rire de Derek le médium ? Pas forcément. Car à sa manière il répond à une question obsédante, qui mobilise des centaines d’équipes de recherche très sérieuses, partout dans le monde depuis plus d’un siècle, qui travaillent sur la « psychologie du développement ». Et dont la figure tutélaire est le Suisse Jean Piaget (1896-1980).

S’il revenait aujourd’hui, le théoricien, lu religieusement par des générations d’étudiants en psycho, aurait sans doute bien du mal à s’y retrouver dans sa discipline, tant elle a évolué depuis les années 1990. Piaget, schématiquement, postulait que l’enfant construisait son intelligence et sa réflexion par des contacts répétés avec l’extérieur, en partant pratiquement d’une page blanche. « Ce n’est plus du tout la conception qui a cours aujourd’hui, explique Nicolas Gauvrit, psychologue et mathématicien spécialisé en science cognitive.