Sylvain Letang a enfin son « beau camion », celui dont il rêvait depuis tout petit. Celui pour lequel il a choisi le métier de chauffeur routier. Depuis quelques mois, il a échangé son vieux Man, avec lequel il a roulé plus de 850 000 kilomètres en huit ans, pour un Scania de dernière génération. Il pourrait en parler des heures de ce camion qui le passionne et qu’il affiche en grand sur sa page Facebook. De sa cabine haute et spacieuse – « la plus grande de chez Scania ! » –, du système de freinage automatique en cas de brusque ralentissement du véhicule qui le précède, de la climatisation de nuit qui lui permet de dormir fenêtres fermées, au calme, au frais et loin de la poussière des parkings. C’est encore un luxe pour beaucoup de chauffeurs, qui se contentent d’un ventilateur pendant les trop chaudes nuit d’été et se réveillent fripés de leurs six heures de sommeil quotidien.
La silhouette élancée de Sylvain Letang, qui laisse à peine apparaître un début d’embonpoint de chauffeur après quatorze ans assis au volant, contredit beaucoup de clichés sur le métier. C’est tant mieux. « On vit dans le camion et moi, j’ai la chance d’avoir le mien. Alors je ne fume pas, je ne cuisine pas dedans. » C’est moins joli à voir dans d’autres cabines, qui ressemblent à des caravanes de camping avec glacière, mini-four et caleçon qui sèche à la fenêtre.
La cabine du Scania de Sylvain, décoré en rouge et blanc aux couleurs de son employeur les Transports Briche, est pour sa part aussi bien rangée que les palettes sont bien alignées dans sa remorque. Seul un porte-clé qui pendouille au dessus de la couchette, dans le fond de la cabine, et une peluche de Titi – son surnom – disent que ce camion est à lui. Il n’affiche pas même un fanion ou un écriteau clignotant à son prénom pour s’annoncer de loin… Ou alors, c’est justement cette absence de decorum routier et le dépouillement de son bureau roulant qui en disent le plus sur lui. Sylvain Letang est une sorte de bonze du bitume, plongé dans un calme serein pendant ses longues heures de conduite quotidiennes. Il n’écoute pas de disques et peu la radio, ou alors NRJ en boucle sans trop s’y intéresser.
Ce jour-là, le chauffeur m’emmène depuis Limoges, direction le nord de la région parisienne. Même pas 500 kilomètres, la routine. Son camion est complet, avec quelques palettes de vinaigrette et d’autres qui doivent arriver chez Legrand, le géant du matériel électrique. Je fais la route avec lui pour comprendre comment les chauffeurs routiers se sentent aujourd’hui, dans ce monde qui les a tant chahutés ces dernières années. On n’entend parler d’eux que pour dire que leur métier disparaît, que ce sont les chauffeurs des pays de l’Est, moins chers, qui font désormais le gros du travail. Que le dumping social déclenché par la libéralisation du travail dans l’Union européenne a tout saccagé. Est-ce que c’est si binaire que ça ? Cette obsession cherche à le comprendre.
Depuis la troisième, j’ai toujours voulu faire ça. Personne n’est chauffeur dans ma famille, mais c’était mon truc. Les camions, tout ça…
Sylvain Letang a choisi ce travail, quand d’autres y viennent après une reconversion ou faute de mieux. « Depuis la troisième, j’ai toujours voulu faire ça. Personne n’est chauffeur dans ma famille, mais c’était mon truc. Les camions, tout ça… L’école par contre, c’était pas trop ça. Je n’ai été accepté à l’école de routier que comme carrossier. Il a fallu que je me batte pour passer chauffeur et finalement j’ai obtenu tous mes permis et un CAP. » C’est en général le niveau des chauffeurs en France, CAP ou BEP. Beaucoup y viennent après avoir essayé d’autres branches, parce que c’est un métier qui a ses contraintes.
« Il y a un truc solitaire, il faut avoir ça en soi », continue le chauffeur. Mais l’isolement est tout relatif au quotidien. « Il y a le contact avec les clients », des connaissances qui se multiplient vite lorsque, comme lui, on visite régulièrement les mêmes sociétés et les mêmes entrepôts. Il y a aussi le téléphone, qui a remplacé la mythique CB (prononcer « cibi »). Fini, les « Titi42 pour Petite belette. Attention Papa 22 au niveau du péage de Saint-Arnould ». Les camions modernes sont équipés d’un micro attaché à l’appui-tête des chauffeurs, qui peuvent ainsi discuter avec leur affréteur ou leurs amis sur la route tout en restant concentrés au volant. Sylvain Letang aime bien ça et passe beaucoup de temps au téléphone, souvent en mode conférence à plusieurs, pour parler de tout et de rien, des itinéraires bouchés ou du restaurant où se retrouver le soir. L’un des autres chauffeurs de Briche, Benoît, est un ami d’enfance qui vit encore dans le même village que lui.
Rouler à travers la France toute la semaine signifie aussi vivre loin de sa famille. « Je suis célibataire et sans enfant, dit Sylvain Letang, donc ce n’est pas contraignant pour moi. Je rentre le vendredi ou le samedi matin, mais des collègues rentrent plus souvent. Chacun s’organise. » Depuis que le marché européen a été totalement transformé et que les chauffeurs de l’Est, souvent missionnés par des entreprises de l’Ouest, ont fait main basse sur les grandes distances internationales, les chauffeurs français ont gagné en confort de vie. Ils ne partent plus bien loin et repassent souvent par leur base, donc par chez eux, au moins une fois dans la semaine.
Certains apprécient, mais c’est comme si on leur avait enlevé une partie de leur vie malgré tout. L’international, les trajets de plusieurs jours à travers les frontières, c’était l’aboutissement d’une carrière de chauffeur. La noblesse du métier, celle qui demandait le plus d’expérience et de débrouille. L’homme seul avec sa machine et sa cargaison, loin de chez lui. Alors, voir ceux que Sylvain Letang appelle « les autres » venir leur piquer cela au nom de la libre circulation des travailleurs et des marchandises dans l’Union européenne, c’est difficile. Tout au long de mon voyage, ce sont deux mondes séparés qui me sont ainsi apparus. Deux mondes qui ne se parlent pas et qui ne se croisent qu’à 90 km/h sur la route. Les chauffeurs français et « les autres ».
« L’ambiance a changé, continue le chauffeur limousin. Ce n’est pas bien de penser comme ça, mais avec les étrangers, il n’y a pas de solidarité. Avec les Espagnols ou les Portugais si, ils sont toujours venus chez nous. Mais pas avec les autres. C’est loin d’être des fainéants, mais ils sont livrés à eux-mêmes et il y a régulièrement des histoires de fauche, de vol de carburant ou de marchandise. » Aucun chiffre ne vient montrer que les vols sur les aires de parking des poids lourds sont plus le fait de chauffeurs de l’Est que d’autres, mais c’est la mythologie qui s’est installée depuis quelques années dans l’Hexagone.
Dans le cadre du marché unique européen, tout chauffeur peut aujourd’hui travailler dans n’importe quel pays de l’Union. C’est ainsi que le transport international s’est rapidement déporté à l’Est, car les usines de production s’y sont aussi déplacées. « Quand on achetait un jean avant, il n’était pas fabriqué en Pologne, m’a expliqué Patrice Salini, un économiste du transport qui a vu ce secteur se transformer depuis vingt ans. Mais quand les pays de l’Est sont entrés dans l’Union, et même avant, les usines s’y sont installées parce que la main d’œuvre y est moins cher. Maintenant, ce même jean est fabriqué en Pologne et il est donc expédié depuis la Pologne. C’est la même chose pour l’automobile. » C’est ainsi un chauffeur local, souvent missionné par une entreprise locale elle-même sous-traitante d’un groupe de l’Ouest, qui s’élancera à travers l’Europe pour livrer ce pantalon en France, par exemple.
Une fois cette livraison internationale effectuée, ce chauffeur a le droit de réaliser trois opérations de cabotage sur sept jours dans son pays de destination, c’est-à-dire de trouver des cargaisons pour rentabiliser au mieux son déplacement puis rentrer jusqu’en Pologne le moins vide possible – car il y a bien moins de marchandise qui voyage d’Ouest en Est. Les entreprises de l’Est, performantes, bien équipées et peu chères, ont donc kidnappé une très grande partie du trafic international, à commencer par la Pologne qui domine désormais 25 % des longs trajets européens. C’est cette distorsion structurelle qui a plongé les entreprises de France, et plus largement des riches pays de l’Ouest installés dans leurs habitudes, dans le marasme.
Mais le bazar ne s’arrête pas là. Car beaucoup de chauffeurs de l’Est ne repartent pas une fois leurs trois opérations de cabotage réalisées en France. Selon Éric Briche, le patron de l’entreprise de Sylvain Letang, « un chauffeur va faire trois opérations, puis aller en Belgique, refaire trois opérations puisqu’il a le droit, revenir en France, faire de même, etc. On se retrouve avec des chauffeurs de l’Est qui restent trois mois sans rentrer chez eux, mais qui travaillent pour des boîtes françaises ! Geodis ou XPO ont 40 % de filiales étrangères qui font le trafic national et international comme ça, en jonglant avec du cabotage. » Mais comme on le verra au fil de cette obsession, les chauffeurs de l’Est ne sont pas aujourd’hui beaucoup moins chers, ils sont surtout plus corvéables.
Pour saisir l’état d’esprit des chauffeurs français face à cette mutation violente, je me suis rendu il y a peu sur le parking poids-lourds de l’aire de Morainvilliers, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Paris direction la Normandie par l’A13. Ici, de nombreux chauffeurs attendent chaque jour du travail. Ils conduisent pour la plupart des porte-voitures et patientent ici, à proximité des usines de PSA (Poissy) et Renault (Flins). Ils sont des sous-traitants de Gefco, l’un des géants français du transport passé sous pavillon russe il y a cinq ans. Tout comme le sont les chauffeurs hongrois ou polonais qui patientent non loin, mais ils disparaissent derrière leur camion dès que je viens leur parler.
Franchement, je ne leur en veux pas de venir bosser ici. Mais je regrette qu’ils passent le week-end sur les parkings, qu’ils vivent comme ça. L’ambiance entre Français et chauffeurs de l’Est n’est pas terrible…
« Franchement, je ne leur en veux pas de venir bosser ici, me dit d’entrée Michel, un chauffeur qui vient de la Marne. Mais je regrette qu’ils passent le week-end sur les parkings, qu’ils vivent comme ça. L’ambiance entre Français et chauffeurs de l’Est n’est pas terrible… » Et de raconter l’histoire d’un camion français parti vers la République Tchèque, qui s’est fait voler moteur et jantes sur un parking. Une histoire invérifiable comme on m’en a raconté beaucoup, une légende urbaine colportée de parking en restaurant routier.
Djamel, routier bientôt à la retraite, regrette surtout que les chauffeurs polonais, comme les Français, se retrouvent victimes de la libéralisation sauvage du marché européen. « Les entreprises vont à l’économie. Que le chauffeur soit Français, Roumain ou Polonais, elles s’en moquent, elles veulent que la marchandise arrive de A à B. Mais pour les chauffeurs de l’Est c’est un sacrifice. Ils gagnent bien leur vie par rapport au salaire dans leur pays, mais ils sont loin de leur famille pendant des semaines, ils font la cuisine au cul du camion et dépensent un minimum. Ça me rappelle les années 60, les Africains du Nord et les Portugais qui vivaient dans les foyers Sonacotra pour travailler. » La réalité est plus complexe que ça, entre nette amélioration des conditions de travail de ces chauffeurs et abus de certaines entreprises qui continuent à les exploiter pour un salaire de 500 euros par mois.
Sylvain Letang vient de quitter l’autoroute A20 au niveau de Vierzon (Cher) pour rejoindre ce que tous les chauffeurs appellent encore « la nationale », l’ex-N20 déclassée ici en départementale 2020. C’est là qu’on trouve encore quelques restos routiers. Ailleurs, beaucoup de nationales sont aujourd’hui interdites aux poids lourds et ces havres familiaux où l’on trouve à manger, à boire et une douche chaude, ont fermé.
Entre Vierzon et le nord d’Orléans, trois adresses font encore le plein chaque soir. La Loge est la première en venant du Sud, qui vient de rouvrir après cinq ans de gel pour une histoire de succession. Après Orléans, on tombe sur le Relais 20 puis Chez Véro et Gaëlla. Sylvain pensait s’arrêter là ce soir, afin de dormir avant la région parisienne et éviter les parkings surchargés et les douches louches qu’il y trouve trop souvent. Mais Nicolas, son copain du soir, risque d’arriver trop tard pour trouver une place. Alors va pour le Relais 20.
Le restaurant est un bâtiment bas au store rouge fatigué, qui fait face à un gigantesque parking constellé de crevasses creusées par les camions qui y manœuvrent tous les jours. Un homme organise l’arrivée des camions, les répartit entre ceux qui repartiront après le repas et ceux qui passeront la nuit là. Il connaît la plupart des chauffeurs et communique avec eux en quelques signes de la main.
Devant le restaurant, quelques chauffeurs en tenue traditionnelle – tee-shirt, bermuda large à poches et sandales de fin de journée – prennent l’apéro sur des chaises de jardin en plastique vert. C’est un monde d’hommes fatigués. Ils s’amusent notamment de ce grand camion Scania vert et jaune qui vient de se garer juste là, pour être vu de tout le monde. Il semble avoir acheté toutes les décorations disponibles pour personnaliser sa carrosserie, cornes de brume et Bibendum Michelin compris. À l’intérieur de la cabine, toutes les surfaces sont en cuir et un gigantesque blason Scania lumineux surplombe la couchette. « Le chauffeur travaille seul, donc il s’est fait plaisir, m’explique Sylvain Letang. Mais il vit dedans et c’est aussi son bureau. C’est lui qui doit trouver ses cargaisons. »
À l’intérieur du Relais 20, les seules femmes sont celles qui font le service. C’est Anna-Maria qui tient la maison ce soir-là. Cheveux au carré partiellement décolorés, elle s’active de la pompe à bière à un tableau de bois où elle prend régulièrement les clés de la douche en échange des clés d’un camion. La confiance règne, car ces clés sont la chose la plus précieuse que possède un chauffeur.
Dans les grosses boîtes, on t’envoie ton boulot sur un boîtier connecté. “Tu charges là, puis tu vas là en passant par là.” T’es fliqué à 100 %. Y’a plus de confiance, plus d’autonomie.
Nicolas, l’ami de Sylvain, est arrivé. Il a eu « une journée de merde sur un chantier », où la livraison était difficile. Lui aussi pointe les cadences qui accélèrent sans cesse pour compenser la baisse des prix et la pression qui retombe sur les chauffeurs en bout de chaîne. « Dans les grosses boîtes, on t’envoie ton boulot sur un boîtier connecté. “Tu charges là, puis tu vas là en passant par là.” T’es fliqué à 100 %. Y’a plus de confiance, plus d’autonomie. Lundi, avec le boulot que j’avais, j’ai commencé à 7 heures et fini à minuit. Je suis allé de Guéret à Namur en Belgique, puis dans les Ardennes. Si j’avais été contrôlé, j’étais mort. »
Il est l’heure de passer à table. Buffet froid en entrée, blanquette de veau en plat principal et tarte aux poires en dessert. « De la tarte aux poils ? », demande un chauffeur. La serveuse a l’air d’avoir entendu la blague 30 fois ce jour-là, mais elle fait partie de l’ambiance. Chacun vient chercher au resto routier un matelas d’atterrissage amical, au petit bonheur de la route et des rencontres. La plupart des chauffeurs dorment là et l’alcool coule vite dans les verres. Les tablées se font, se défont.
À 23 heures, la salle est presque vide. Tout, dans le restaurant, dit l’épuisement du monde des chauffeurs français. Il y a aussi quelques Espagnols, un Belge, des Néerlandais. Mais pas un seul Polonais, pas un seul Roumain, pas un seul Hongrois. Eux sont ailleurs et je vais tenter de les trouver.