Chers jouristes, bonne dernière année normale. 2019 sera la dernière à ressembler à la précédente (mais plutôt en pire). C’est en tout cas l’avis de l’ancien ministre de l’Environnement Vert Yves Cochet, qui écrivait ceci dans Libération, en août dernier : « La période 2020-2050 sera la plus bouleversante qu’aura jamais vécue l’humanité en si peu de temps. À quelques années près, elle se composera de trois étapes successives : la fin du monde tel que nous le connaissons (2020-2030), l’intervalle de survie (2030-2040), le début d’une renaissance (2040-2050). » Tout ça du fait du « dépassement irrépressible et irréversible de certains seuils géo-bio-physiques globaux ». En clair, à cause de l’association de malfaiteurs entre changement climatique, disparition de la biodiversité, épuisement des ressources, recul des glaciers, acidification des océans, fragilité du système financier mondial… À l’arrivée, c’est un effondrement civilisationnel qui nous pend au nez, un « processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Brrrr !
Cette définition, Yves Cochet l’a forgée dès 2011 pour l’institut Momentum, un think tank spécialisé dans la prospective dont il est le président. En ce début d’année, il persiste et signe. Nous sommes aux portes d’un « effondrement systémique et mondial, qui touche tous les aspects de la vie publique », affirme-t-il aux Jours. « Avec toujours plus de technologie, plus de marché, plus de libéralisme, plus de ce qu’on a déjà et qui est un échec, ça va marcher ? Non ! On va crever. » Terrifiant, certes, mais ça ne l’empêche pas de se marrer à intervalles réguliers : « Bon, quand j’ai écrit “en 2020”, c’est le scénario que je pense le plus probable, mais je ne suis pas à cinq ans près ! » Patientons donc, pour voir les cinq stades de l’effondrement – financier, économique, politique, social et culturel – modélisés par un autre penseur du collapse, l’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov. Car oui, la fin de notre civilisation industrielle, la fin de ce monde, est désormais un secteur de recherche de plus en plus prisé, rempli de scientifiques, de militants, d’artistes et de simples citoyens angoissés, persuadés qu’il est trop tard pour éviter le choc, qu’il vaut mieux chercher à freiner le plus fort possible pour l’atténuer et à préparer la vie d’après… pour les survivants.
L’hypothèse est-elle réaliste, pessimiste, catastrophiste ou simplement lucide ? Qu’importe finalement, tant il est impossible de dire qu’elle est aujourd’hui totalement insensée. Flash-back. 2018 aura accouché d’un pavé du Giec flippant, d’une étude sur l’extinction de masse des vertébrés (-60 % en quarante ans), d’une autre sur celle des insectes (-75 % en vingt-cinq ans en Allemagne), d’un rapport sur une sorte d’effet cocktail chez mademoiselle la Terre qui pourrait la transformer en étuve. Le 7 septembre, 700 scientifiques français lançaient un SOS en une de Libération face à « l’urgence climatique ». Un appel qui répondait au cri d’alarme sur l’état de la planète de 15 364 scientifiques de 184 pays, paru en novembre 2017 dans la revue BioScience, puis, en France, dans Le Monde. En novembre, des maisons se fissuraient dans l’Essonne à cause de fortes pluies suivies d’un épisode de sécheresse… Tous les jours, un événement ou un travail scientifique va dans le sens de l’effondrement. Les prochains épisodes de cette obsession vous en apporteront la preuve.
Dans la sphère publique, on nage en plein paradoxe : autant les décideurs se cachent les yeux face aux signaux dramatiques, autant l’expression « fin du monde » est devenue la tarte à la crème de toute intervention médiatique d’un politique ces derniers mois – associée le plus souvent à son pendant « fin du mois » dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Quant au mot « effondrement », dans l’actualité, s’il a fait référence aux morts de la rue d’Aubagne à Marseille le 5 novembre, on lui accole de plus en plus souvent « … de notre civilisation » – et pas seulement de la part de réacs patentés en furie contre la « théorie du genre » et l’écriture inclusive. Vous pouvez me croire sur parole, cela fait plus d’un an que j’ai une recherche enregistrée avec ce mot sur Twitter et que je la consulte tous les jours.
En tant que journaliste éditeur, je me complais dans le secret des espaces insécables bien placées (oui, c’est féminin) plutôt que dans la chronique personnelle, mais l’effondrement m’oblige un instant à écrire à la première personne. Car la perspective est nécessairement intime, pleine de stress, de doutes et d’interrogations. Je dois avouer que depuis trois ans, je suis complètement obsédé par la question. Quel joyeux drille, n’est-ce pas ? Comment tout a commencé ? Par Comment tout peut s’effondrer. Cet essai, signé Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Le Seuil, 2015) et sous-titré Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, ne m’a pourtant rien appris. Ou presque rien. À l’époque, je travaillais depuis six ans pour le mensuel écolo Terra eco et j’avais édité de nombreux très bons papiers pleins de lucidité et de trouille (je vous conseille celui-ci et celui-là). Et puis, le climat détraqué, les bestioles et les banquises qui disparaissent, l’appauvrissement de la couche d’ozone et l’inaction des politiques, je connaissais, merci, c’était le quotidien de notre petite rédaction. En revanche, le travail de synthèse des deux auteurs, scientifiques de formation, était remarquable et novateur. Car, en inventant la « collapsologie », une « science » interdisciplinaire qui étudie tous les aspects liés à l’effondrement de notre « civilisation thermo-industrielle », ils mettaient des mots sur un sentiment diffus et lui offraient une sorte de porte de sortie, fût-elle sombre.
J’ai compris qu’il y avait quelque chose lorsque les grands médias s’y sont intéressés, lorsque les gens se sont emparés du mot collapsologie sur les réseaux sociaux, lorsque des universitaires se sont mis à l’étudier, lorsqu’il est passé dans le langage courant.
« Ces questions ne sont pas nouvelles, mais elles restaient confinées aux milieux écologistes radicaux, aux survivalistes et aux scientifiques qui les étudient, explique aux Jours Pablo Servigne. J’ai compris qu’il y avait quelque chose lorsque les grands médias s’y sont intéressés, lorsque les gens se sont emparés du mot [collapsologie] sur les réseaux sociaux, lorsque des universitaires se sont mis à l’étudier, lorsqu’il est passé dans le langage courant. » De fait, la collapsologie séduit et explose : Comment tout peut s’effondrer se dirige vers les 50 000 ventes et squatte encore le top 50 livres d’Amazon, près de quatre ans après sa sortie. Et la figure même de Pablo Servigne émerge. Il a coécrit Une autre fin du monde est possible (Le Seuil, 2018), suite du best-seller de 2015, il est le seul non-Youtubeur… de la vidéo des Youtubeurs rassemblés sous la bannière écolo #IlEstEncoreTemps, ses conférences affichent complet, tout comme des événements dont il est le principal invité, comme le récent « Tribunal pour les générations futures » spécial collapsologues organisé récemment à Paris par le magazine Usbek & Rica.
Ses travaux, eux, essaiment : on citera le podcast de référence Présages d’Alexia Soyeux, un autre intitulé Sismique, la websérie [NEXT] de Clément Montfort, les groupes Facebook « L’effondrement » ou « La collapso heureuse », sans parler d’un autre essai, signé Julien Wosnitza, au titre un rien opportuniste : Pourquoi tout va s’effondrer (Les Liens qui libèrent, 2018). N’en jetez plus.
Si le succès de la théorie est là, c’est aussi, au-delà de la pertinence de l’analyse, parce qu’elle propose une narration d’une puissance folle. Comme s’amuse Yves Cochet, « Pablo Servigne raconte des histoires ». Cela dit en toute amitié – il a signé la postface de Comment tout peut s’effondrer. Le grand récit de l’effondrement est peut-être celui qui manquait à la nouvelle génération écolo. Yves Cochet encore : « Le concept arrive après le développement durable des années 1990-2000, après la transition écologique des années 2000… » Il est plus sombre, c’est tout.
La société n’est pas une somme d’individus. Il y a des rapports de force, il y a des organisations économiques, politiques, médiatiques… et tout ça est aujourd’hui absent du champ de la collapsologie.
Mais la collapsologie n’a pas que des amis. Les partisans de la croissance à tout crin – décideurs, économistes… – lui sont hostiles ou indifférents. Les élus écolos eux-mêmes se pincent un peu le nez, qui y voient souvent la mort de tout espoir de transformation. Certains chercheurs, comme ceux de l’association Adrastia, lui refusent le statut – très discutable, il est vrai – de science. Pour d’autres, ces histoires sont celles d’Occidentaux riches qui s’ennuient et s’amusent à se faire peur. Les habitants des pays pauvres craignent-ils eux aussi un effondrement, alors qu’ils ont si peu ? Mais c’est autour de la question politique que se noue l’essentiel des critiques. Dans Libération, l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement à l’EHESS Jean-Baptiste Fressoz a publié une tribune dont le titre est : « La collapsologie : un discours réactionnaire ? » Quand la sociologue Benedikte Zitouni et le chercheur en science politique François Thoreau dénoncent, eux, un « récit hégémonique » qui « infantilise les luttes comme les individus ».
« La société n’est pas une somme d’individus. Il y a des rapports de force, il y a des organisations économiques, politiques, médiatiques… et tout ça est aujourd’hui absent du champ de la collapsologie. C’est ce qu’il faut réintroduire », insiste Corinne Morel Darleux, conseillère régionale (Parti de Gauche) Auvergne-Rhône-Alpes. Et pour cela comme pour convaincre de la possibilité de l’effondrement, celle qui est aussi chroniqueuse pour le site Reporterre use de la fiction. « Les chiffres, les rapports, les pourcentages, les dixièmes de degré, on les a. Les scientifiques ont fait leur part. Mais c’est une chose d’avoir l’information, c’en est une autre de se laisser percuter par les choses. L’imaginaire, les arts, la beauté, la culture apportent cette possibilité-là. » Ça tombe bien, l’effondrement est une machine à histoires. Tiens, faites le test : fermez les yeux et pensez à la fin du monde, une ou plusieurs images vous viennent en tête, n’est-ce pas ? Et pourtant, vous ne l’avez nécessairement jamais vécue… Sauf qu’il y a Mad Max, l’apocalypse, les zombies, des packs d’eau, des bunkers, des boîtes de conserve, des Texans surarmés, un exil dans la montagne, des patates malingres, des loups-garous, des vaches hostiles, des pandémies, Problemos d’Éric Judor, ce que vous voulez… Les films, les romans et la philosophie sont pleins de fins du monde. Et l’actualité aussi. Alors, dès demain, Les Jours vous apporteront une mauvaise nouvelle chaque midi. Ne nous remerciez pas ! Et puis, comme il n’y a pas que des pierres noires, le vendredi, ce sera le jour de la culture. Re-bonne année 2019 ! Comme s’esclaffe Yves Cochet : « Si on arrive au bout ! »