Aucun pneu n’a brûlé devant le siège de SFR. Aucun dirigeant n’a été séquestré. Aucun candidat à la présidentielle n’est venu s’émouvoir de quoi que ce soit alors que l’hémorragie commençait. Aucune caméra pour filmer puisqu’il n’y a donc rien à filmer. Ce jeudi 30 novembre s’est silencieusement close la majeure partie d’un plan de départs volontaires de 5 000 personnes, actant une réduction d’un tiers des effectifs chez SFR, l’opérateur du groupe Altice de Patrick Drahi. La plus grosse suppression de postes dans une entreprise, aujourd’hui en France, n’aura donc fait aucun bruit, contrairement à la dégringolade boursière du groupe. Ah, si, pardon, un homme s’en est discrètement ému. Il s’appelle Patrick Drahi. Lors d’une rencontre en petit comité avec les organisations syndicales le 14 novembre dernier, le dirigeant d’Altice a reconnu que ce plan de départs volontaires « n’était pas une bonne idée », selon un compte-rendu informel de cet échange, dressé par les syndicats, que Les Jours se sont procuré. Bon, les regrets de Patrick Drahi portaient plutôt sur le côté « volontaire » du plan, par sur le côté « départs ». Il aurait en effet préféré pouvoir cibler les postes supprimés, c’est-à-dire faire un plan social classique plutôt que de voir des forces vives quitter le navire. Mais il n’a « pas eu le choix », rapportent des syndicalistes. En effet, lorsque Patrick Drahi a racheté SFR en 2014, il a signé une « garantie sur l’emploi » lui interdisant tout licenciement économique avant trois ans. À ceux qui restent, il ne cesse désormais de leur dire qu’il les aime. Il signe ses mails à l’ensemble du personnel d’un complice « Patrick ». Ha, et puis tiens, en janvier, il leur versera une prime de 1 000 euros (mail envoyé cette semaine). Mais il est un peu tard. SFR est exsangue. Et les soudain mots doux de « Patoche » sonnent dans le vide.
D’autant que la saignée n’aura même pas favorablement émoustillé les marchés financiers qui, paraît-il, aiment tant se rassurer à coups de coupes franches dans les masses salariales. Depuis le mois de juin, le groupe Altice dévisse, comme on dit dans les gazettes financières. L’action, à plus de 23 euros début juin, a commencé une lente dégringolade, puis une chute vertigineuse à partir de début novembre, date de communication des très mauvais résultats de SFR, incapable de juguler la fuite massive de ses abonnés depuis des années. Bilan : l’action est aujourd’hui inférieure à celle de son introduction en Bourse. Jeudi, elle a passé une bonne partie de la journée sous la barre des 7 euros. De cette gigantesque glissade, il aura été beaucoup question dans la presse ces quatre dernières semaines. Il aura été également beaucoup question de la dette faramineuse et presque irréelle d’Altice : 51 milliards d’euros, ce qui, pour un groupe dont la valorisation boursière tourne autour d’une dizaine de milliards aujourd’hui, commence à ressembler à l’équivalent d’une alerte fin du monde chez Météo France. Il aura été beaucoup question de Patrick Drahi, passé en quelques semaines dans les médias du statut de tycoon super-avisé, super-riche, super-tout, à celui de colosse aux jambes en mousse.
Mais, dans cette récente attention aux malheurs du groupe Altice, il aura été en revanche assez peu question de ce plan de 5 000 suppressions de postes chez SFR. Dans les articles consacrés à la dégringolade du groupe, le « plan » est souvent évoqué entre parenthèses, généralement sous le vocable beaucoup plus de doux à l’oreille de « réorganisation de l’entreprise », voire de « restructuration ». Car – et c’est le charme discret de ce type de « réorganisations » et « restructurations » –, elles n’ont pas de nom, enfin, pas de nom qui fâche. Techniquement, un « plan de départs volontaires » (PDV) est pourtant un plan social, qui lui-même ne s’appelle plus depuis quelques années « plan social » mais « plan de sauvegarde de l’emploi » (PSE), ce qui constitue déjà un défi cognitif intéressant. Mais chez SFR, le « plan » a un nom encore plus doux : il s’appelle « le New Deal » (à ce moment-là, normalement, Roosevelt fait une roulade arrière dans sa tombe). Le « New Deal » est une grosse décision mais un tout petit document. Quelques dizaines de grammes, dix pages tout rond (sans les signatures) signées au creux de l’été 2016, le 3 août, par deux syndicats majoritaires, l’Unsa et la CFDT (la CFE-CGC et la CGT s’y sont opposées). Y est acté le principe d’un plan de départs basé sur le volontariat et un chiffre, 10 000, soit le nombre de salariés que SFR devait s’engager à garder : craignant la bonne vieille filouterie consistant à transférer des salariés dans d’autres filiales pour s’en débarrasser ensuite en toute tranquillité, les syndicats signataires ont préféré arrêter le nombre de ceux qui restaient, plutôt que ceux qui partaient. Enfin, il y a une date, le 1er juillet 2017, celle à laquelle commencera le plan. Lorsque les salariés de SFR rentrent de vacances en cet été 2016, ce sont les seules informations dont ils disposent. Ils ne découvriront la ventilation des départs au sein des différentes entités SFR que plusieurs mois après.
Alors que s’est achevée ce jeudi 30 novembre la phase de validation des candidatures au départ, le « New Deal » n’a toujours pas de visage. Les responsables syndicaux du groupe ne s’expriment quasiment jamais officiellement. Les salariés, qu’ils restent ou qu’ils partent, qu’ils soient totalement volontaires ou gentiment poussés vers la porte, pas plus. La majorité des salariés (près de 70 %) sont des cadres, peu portés sur le brûlage de pneus et la maniement du mégaphone. Beaucoup racontent aujourd’hui qu’ils savaient que ça allait arriver…
Les employés de SFR évoluent dans un secteur ultra-concurrentiel où les « restructurations », rachats, reventes, délocalisations, font partie du paysage professionnel. Car, depuis plusieurs années, le secteur des télécoms est aussi celui où les salariés valsent en tous sens, pas seulement chez SFR. Les difficultés ont commencé au début des années 2010, quand il a fallu négocier l’arrivée en trombe d’un nouvel et quatrième opérateur aux méthodes pas très orthodoxes, Free, dont les abonnements à 2 euros ont mis un bazar sans nom sur un marché qui, par ailleurs, commençait à saturer (car tout le monde a commencé à être équipé en téléphone portable, y compris les deux extrémités de la pyramide des âges). Chez SFR, alors propriété du groupe Vivendi, le coup a été accusé par un premier plan de départs volontaires en 2013. L’année suivante, l’opérateur était racheté par la magie d’un LBO par Numéricable, propriété de Patrick Drahi, qui a plaqué sur SFR sa recette préférée : la réduction drastique des coûts. Sans anticiper deux conséquences, pas tout à fait anodines : la fuite des abonnés et le découragement des salariés (mais sur tout cela, nous reviendrons dans un prochain épisode). Bilan : trois ans plus tard, ces derniers se sont bousculés aux portillons du plan de départs volontaires. D’autant que les conditions de départ, entre deux et trois mois de salaires par année d’ancienneté, sont plutôt avantageuses. Officiellement, tout le monde est donc content (sauf Patrick Drahi, donc, qui semble découvrir cette histoire de plan de départs volontaires). Ce qui explique le peu de bruit de cette suppression massive d’emplois.
La réalité est pourtant plus complexe, et surtout moins rose. Et elle illustre assez bien, au-delà du cas SFR et des méthodes singulières de Patrick Drahi, l’évolution actuelle du monde du travail. Dans ce plan de départs, on retrouve l’esprit de la loi nouvelle, celui des ordonnances réformant le Code du travail. Le plan de départs volontaires chez SFR est en soi une esquisse d’un futur déjà là : les ruptures conventionnelles collectives, la possibilité de supprimer des emplois dans une boîte qui fait des bénéfices, la mutation du rôle des syndicats dans l’entreprise… On croise aussi la fin des carrières uniques, la précarité intégrée, les changements de vies professionnelles. Des hommes surpuissants, des dettes colossales, des marchés fous et des politiques absents. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, interrogé sur la panique boursière autour d’Altice, a cependant eu récemment un petit mot pour les salariés de SFR, les « 10 000 salariés » comme il dit, faisant déjà fi des 5 000 passés à la moulinette du « New Deal ». Au micro d’Europe 1, il a promis, le sourcil froncé de l’homme concerné, qu’il serait « vigilant pour l’emploi » chez SFR. Ni une ni deux, nous avons sollicité son cabinet. « Je cherche à vous joindre car je prépare un sujet sur les suppressions d’emplois chez SFR. » Réponse de l’attaché de presse : « Pas informé de suppressions d’emplois. » A minima, disons que Bercy n’est pas en alerte rouge sur le dossier. No news depuis. Le ministère du Travail n’a pas non plus donné suite. Le plan de départs chez SFR ne sera pourtant pas indolore pour l’État. Une partie des 5 000 salariés vont être indemnisés par Pôle emploi, soit comme demandeurs d’emploi, soit comme créateurs d’entreprise.
Pour toutes ces raisons et ce qu’elles disent du monde de l’entreprise aujourd’hui, Les Jours ont décidé de raconter durant les prochains mois ce plan de départs chez SFR. Ceux qui partent, ceux qui l’ont choisi, ceux qui l’ont moins choisi. Ceux qui restent dans une entreprise amputée d’un tiers de son corps social et en pleine tempête boursière. Ceux qui sont transférés, délocalisés. Ceux qui y croient encore. Ceux qui changent d’avis. Ceux qui décident de tout. Et ceux qui ne décident de rien.
Pour bien comprendre comment on en arrive là, retour en 2014. Le jour où Patrick Drahi rachète SFR. À lire dans le prochain épisode.