«On se sent comme sur le pont du Titanic au moment où le silence s’installe », confie un responsable syndical de SFR. Les mots résument l’angoisse sourde qui étreint les salariés de l’opérateur SFR, en ce début décembre. Le paquebot de Patrick Drahi prend l’eau, et le capitaine joue du violon pour rassurer marchés et salariés. À ces derniers, et alors que l’action Altice, propriété de SFR, touche le fond des océans boursiers, il envoie des mails signés « Patrick » et organise des conférences « lives » pour dire que tout ne va pas si mal, qu’il reprend la main, que ça va aller (lire l’épisode 1, « Le plan D, comme discret »). « Comptez sur moi », écrit-il. Les syndicats évitent de s’exprimer officiellement dans la presse. Ils ne veulent « pas envoyer de signaux négatifs » et risquer de voir la coque s’enfoncer encore un peu plus. Pourtant, la semaine dernière, en comité central d’entreprise, ils ont appuyé sur le bouton rouge en votant une motion de défiance contre la direction de SFR. Le texte interroge : « Y a-t-il encore un pilote dans l’avion ? » Les syndicats pointent notamment le plan de départs volontaires en cours, une saignée d’un tiers des effectifs, 5 000 postes sur 15 000, qui a créé « un mal-être chez les salariés », « causé une hémorragie de départs » et surtout, qui a totalement désorganisé l’entreprise. Pour comprendre comment un des plus importants groupes français en est arrivé là, retour trois ans en arrière, lorsque Patrick Drahi rachète SFR. Et promet qu’il ne touchera pas à un cheveu des salariés avant trois ans.
À l’époque, en 2014, ça ne va déjà pas fort chez SFR. Comme ses concurrents Bouygues et Orange, la marque au carré rouge, alors propriété du groupe Vivendi, ne s’est pas remise de l’arrivée sur le marché de Free et de ses tarifs à 2 euros. Un plan de départs volontaires a déjà eu lieu en 2013. Et Vivendi a besoin d’argent. Patrick Drahi est sur les rangs, via sa filiale historique Numéricable. Bouygues Telecom aussi. Bercy, alors occupé par Arnaud Montebourg, n’est pas chaud-chaud pour l’option Drahi et son cortège de dettes, il lui préfère Bouygues, qu’il trouve par ailleurs plus français. Non sans un certain cynisme, les deux opérateurs tentent d’emporter la manche en s’engageant sur… la protection de l’emploi. Chacun fait la même promesse : pas de plan social avant trois ans. Bon, Patrick Drahi glisse quand même une petite clause perso, qui annule la promesse en cas de « revirement économique imprévisible », « extérieur au projet industriel annoncé par le groupe ». Pour le « volet social » de son offre, Patrick Drahi s’appuie sur l’expertise de l’influent Raymond Soubie, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy jamais très loin du pouvoir (enfin, surtout si celui-ci est de droite). Celui-ci multiplie les consultations avec les responsables syndicaux.

L’option Numéricable emporte l’adhésion des syndicats. Pas tant pour ses belles promesses qu’à cause de la nature des activités de Numéricable, jugées davantage « complémentaires » avec celles de SFR. « Avec Bouygues, on faisait la même chose, il y avait un risque de doublon et donc un risque plus important pour l’emploi », résume un syndicaliste alors pro-Numéricable. Mais c’est surtout en alignant les billets que Patrick Drahi convainc Vivendi. Le 14 avril 2014, il pose 13,5 milliards d’euros cash sur la table et laisse 20 % d’actions à Vivendi (rachetées un an plus tard pour 3,9 milliards d’euros). Arnaud Montebourg dit qu’il entend « redoubler de vigilance » sur le respect des engagements, de ne supprimer « aucun emploi », « sous quelque forme que ce soit ». La vente est validée à Bercy en novembre par le tout nouveau ministre de l’Économie, un certain Emmanuel Macron..
Avant, SFR se comportait comme une fille à papa, elle dépensait l’argent mais elle savait que ce n’est pas elle qui payait la facture. À la fin du mois, la fille à papa envoyait le relevé de la carte bleue […] et la maison-mère payait rubis sur l’ongle, sans regarder les dépenses de la jeune princesse.
Côté social, le ciel va vite se couvrir. Patrick Drahi a bien signé un accord « de garantie sur l’emploi » pour trois ans, s’engageant à ne procéder à aucun licenciement jusqu’au 1er juillet 2017. Mais avec quelques « conditions », donc. À ce moment-là, le groupe compte 17 500 salariés. Or, l’accord sur l’emploi ne couvre que 12 000 d’entre eux. Plus de 5 000 employés des filiales « distribution », ceux des boutiques SFR, ne sont en effet pas protégés. Et vont vite s’en rendre compte. Par ailleurs, et même si, officiellement, pas touche à l’emploi, les syndicats commencent à observer très rapidement de curieuses fuites dans les effectifs. À la fin 2015, ils font les comptes : 1 200 emplois ont disparu, soit 11 % des effectifs de l’entité SFR. « C’était diffus, se souvient un responsable syndical. Il y avait des démissions, des licenciements individuels, des départs non renouvelés… » L’expert-comptable du cabinet Sextant, mandaté par le comité central d’entreprise (CCE), dénonce « une réduction larvée et régulière des effectifs » et se plaint des difficultés à obtenir des données fiables pour suivre leur évolution. Les syndicats s’émeuvent. Le gouvernement, pourtant obsédé par les courbes du chômage à cette période, ferme pudiquement les yeux.

Patrick Drahi, surnommé « Monsieur 30 % » pour sa méthode de réduction des coûts, ne prend pourtant pas la peine de faire semblant et multiplie des signes d’agacement sur ce que lui coûte SFR. Invité en juin 2015 à l’Assemblée nationale, il décrit tranquillement sa vision toute personnelle du problème : « Avant, SFR se comportait comme une fille à papa, elle dépensait l’argent mais elle savait que ce n’est pas elle qui payait la facture. À la fin du mois, la fille à papa envoyait le relevé de la carte bleue […] et la maison-mère payait rubis sur l’ongle, sans regarder les dépenses de la jeune princesse. » En septembre 2015, invité à New York par la banque Goldman Sachs, le patron d’Altice en remet une couche, dans un anglais très compréhensible : « I don’t like to pay salaries » ou encore « I pay as little as I can ». À peine un an qu’il a signé sa garantie pour l’emploi, et ça commence déjà à le démanger.
L’année suivante, il n’y tient plus. En juin 2016, il explique à des journalistes que SFR est en sureffectif. Et critique ouvertement la garantie sur l’emploi qu’il a lui-même signée. De l’autre côté de l’océan, Michel Combes, le PDG de SFR, traduit pour ceux qui n’auraient pas compris en annonçant, au début de l’été, la suppression prochaine de 5 000 postes. Les syndicats sont sonnés. Et rapidement divisés. Il y a ceux qui se disent qu’en refusant un plan de départs volontaires, « ce sera pire après », « qu’il vaut mieux anticiper ». Et ceux qui refusent de cautionner pareille saignée. Les premiers, l’Unsa et la CFDT, sont majoritaires. Les seconds, la CFE-CGC et la CGT, minoritaires. « On ne savait pas de quoi il aurait été capable après le 1er juillet 2017, on savait qu’on était en position de négocier de bonnes conditions et, par ailleurs, on avait une grosse pression des salariés qui voulaient partir », explique un élu Unsa. À la CFE-CGC et à la CGT, la colère n’est pas retombée. La CGT parle de « grande braderie de l’entreprise au détriment de l’emploi ». La CFE-CGC a carrément déposé plainte pour « escroquerie », estimant que l’accord de garantie de l’emploi avait été violé, puisque plus d’un millier de départs ont eu lieu avant le plan officiel. Autour du cas SFR se dessinent déjà les futures fractures politiques entre syndicats qui éclateront avec la réforme du Code du travail.

Les négociations durent une semaine. Raymond Soubie (ah tiens, le revoici !) intervient pour faire le lien entre Patrick Drahi et les fédérations syndicales. Car, pour mettre en œuvre un tel plan, il faut l’accord des syndicats majoritaires. La veille de la signature de l’accord final, les représentants des salariés sont reçus par Myriam El Khomri au ministère du Travail. Ils en espèrent beaucoup. « C’était énorme : le type qui s’était engagé à préserver l’emploi voulait supprimer un tiers de ses effectifs », explique l’un des syndicalistes présents. Mais ils n’en obtiendront strictement rien. « Tout ce qu’elle voulait, c’était la paix sociale », résume, dépitée, une autre. « Elle nous disait qu’on partait dans de bonnes conditions, que c’était déjà ça », rajoute un autre (Myriam El Khomri n’a pas répondu à nos nombreuses sollicitations pour nous donner sa version). À ce moment-là (même s’il n’est pas présent à la réunion avec les représentants de SFR), la ministre a pour directeur de cabinet un certain Pierre-André Imbert, artisan de la loi « travail », mais aussi très proche de Raymond Soubie. Lorsque le plan de départs volontaires sera mis en œuvre plusieurs mois après, c’est la boîte de Raymond Soubie, Alixio, qui s’occupera de suivre le reclassement de 5 000 personnes, une bagatelle. Tout cela se joue donc en petit comité. Et très rapidement. Alors qu’une grande partie des salariés sont en vacances d’été.
Le 3 août 2016 est signé, par l’Unsa et la CFDT, un accord baptisé « New Deal », plutôt que « plan social ». Raymond Soubie, qui ne s’embarrasse pas des euphémismes de la communication, emploie lui le bon vieux sigle de PDV, pour plan de départs volontaires. « Ce PDV est passé comme une lettre à la Poste », nous résume-t-il. Le fluidificateur social a pas mal œuvré pour. Le « deal » du « New Deal », c’est donc la suppression de 5 000 emplois ou, plus précisément, la garantie d’en conserver 10 000. Les syndicats obtiennent que les départs soient tous volontaires, qu’ils concernent aussi les boutiques et les salariés transférés dans d’autres filiales. Les indemnités sont incitatives : les salariés pourront partir avec deux à trois mois de salaire par année d’ancienneté, plus des primes allant jusqu’à 25 000 euros pour ceux qui créent leur entreprise. C’est beaucoup plus que dans la plupart des plans de départs volontaires.
Selon des estimations syndicales, les salariés partiraient en moyenne avec l’équivalent de sept années de revenus. Le salaire moyen est de 47 000 euros brut. Les plus grosses anciennetés partent avec des chèques 200 à 300 000 euros Même si ces chiffres cachent de très fortes disparités (les salaires inférieurs à 1 500 euros sont nombreux, notamment au service clients), les salariés de SFR vont se précipiter sur les guichets. Ces dernières années, les conditions de travail se sont fortement dégradées, les salariés ont pris en pleine figure les politiques de management parfois brutales, les réduction de coûts, le mécontentement des clients. Pour beaucoup, ce plan est celui de la dernière chance, en tout cas de la dernière chance dans de telles conditions. Les plus gros salaires, les plus grosses anciennetés, les salariés dits à « forte employabilité » (l’expression est d’un syndicaliste), forces vives de la boîte, vont se précipiter sur le plan. Le coût du « New Deal » est estimé à 1 milliard d’euros pour SFR, pour une économie, ensuite, de 400 millions d’euros annuels. Enfin, ça c’est la somme qui apparaît sur l’écran de la calculette.
Car, dans les faits, ce gigantesque plan de départs a créé une telle pagaille et de tels bouleversement dans l’entreprise qu’il risque de coûter en réalité beaucoup plus cher. Aujourd’hui, selon nos informations, l’effectif est même passé sous les 10 000, à 9 400. En plus des départs prévus dans le plan, ce qu’il reste du service clients a été transféré chez Intelcia, une filiale franco-marocaine rachetée l’an dernier par Patrick Drahi. La grande pagaille, ce sera l’objet du prochain épisode.