Dans les guerres de l’eau, la boue du champ de la dernière bataille n’est pas encore sèche que les vainqueurs tentent déjà d’en (ré)écrire l’histoire. À propos des événements de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, la Première ministre Élisabeth Borne a ainsi déclaré devant les sénateurs le 29 mars : « Nous faisons tout pour éviter que des débordements ne surviennent. » Après avoir lancé : « Des casseurs et des militants radicalisés venus défier nos institutions sont à l’origine des scènes que nous avons vues ces derniers jours. » Pas en reste, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a martelé une semaine plus tard devant la commission des lois de l’Assemblée : « Les policiers et les gendarmes ont appliqué l’état de droit. » Bref, le pouvoir, qui n’avait jusque-là rien à se reprocher, a été contraint de faire usage de la force, le 25 mars dernier, pour faire respecter le droit face à des manifestants jusqu’au-boutistes et hors-la-loi.
Qui connaît l’histoire récente du stockage de l’eau en France ne pourra qu’avaler de travers en lisant ces déclarations. Car l’État a des choses à se reprocher. Ces dernières années, non seulement, il n’a pas agi
Rendons-nous d’abord à quelques dizaines de kilomètres de là, en Charente-Maritime. En mars 2008, la préfecture autorise la construction de cinq bassines au profit d’un groupement d’une douzaine d’agriculteurs produisant principalement du maïs
Visiblement confortés par ce soutien des autorités, les irrigants locaux ont ensuite et pendant plusieurs années agi selon leur guise et ont exploité ces bassines, en toute illégalité. Une impunité qui s’est étendue en 2012… jusqu’aux panneaux électoraux : des centaines de portraits du responsable bénévole de NE17 Patrick Picaud, barrés de la mention « Wanted, irresponsable et nuisible », y ont été affichés. Son véhicule a aussi été vandalisé dans son garage. Le préfet signera en 2015 une nouvelle autorisation du projet… sans avoir reçu de nouvelle étude d’impact environnemental. NE17 va alors engager un nouveau marathon judiciaire. Celui-ci a abouti le 3 février dernier devant le Conseil d’État à un désaveu total pour les irrigants. Et maintenant ? Ces derniers disent vouloir « refaire une demande d’autorisation ».
Autour de ces bassines, l’État n’a fait intervenir qu’une seule fois les forces de l’ordre… contre des militants écologistes. C’était le 6 novembre 2021, lors d’une manifestation durant laquelle la bâche d’une des installations illégales a été largement détériorée. Détail important pour la suite : une unité d’enquête d’élite de la gendarmerie sera mobilisée pendant plusieurs mois pour faire la lumière sur cette action. En mars 2023, deux hommes seront condamnés à une faible amende, 500 euros chacun.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette affaire, mais cela nous empêcherait d’évoquer un autre cas d’école : celui du barrage dit « de Sivens », destiné à devenir une retenue d’eau d’irrigation sur un affluent sauvage du Tarn. Souvenez-vous. En 2012, ce projet avait reçu trois avis défavorables de plusieurs instances chargées de l’évaluation de ses impacts environnementaux. Mais il sera tout de même autorisé et déclaré d’utilité publique par les autorités préfectorales locales en octobre 2013. Là-bas aussi, une association environnementale va attaquer ces autorisations devant la justice administrative, et là-bas aussi, ça n’empêchera pas les travaux de déboisement d’être effectués en septembre 2014. Jusqu’au drame. Dans la nuit du 25 au 26 octobre de la même année, au cœur d’une manifestation violemment réprimée, Rémi Fraisse, un naturaliste unanimement décrit comme pacifiste, va mourir des suites de l’explosion d’une grenade OF F1
Dans un rapport très détaillé de la Ligue des droits de l’homme
Le gouvernement et la FNSEA avaient développé la notion d’“agribashing” afin de faire vibrer la corde identitaire des agriculteurs. Ça a particulièrement fonctionné à Caussade.
Ces deux exemples respirent l’injustice mais n’égalent pas, en matière d’impunité, l’incroyable scénario de Caussade, dans le Lot-et-Garonne. Là-bas, la préfet du département, Patricia Willaert, a autorisé en 2018, malgré plusieurs avis contraires des autorités chargées d’évaluer son impact environnemental, la construction d’un barrage destiné à former un lac artificiel pour l’irrigation agricole. Vous devinez la suite : une association environnementale locale dépose un recours, le tribunal administratif lui donne raison… et c’est là que Caussade devient une histoire à part. Car les agriculteurs locaux, suivant l’appel de la Coordination rurale locale, présidée par Serge Bousquet-Cassagne, ont décidé de lancer les travaux eux-mêmes.
« À l’époque, en 2018, le gouvernement et la FNSEA avaient développé la notion d’“agribashing” afin de faire vibrer la corde identitaire des agriculteurs. Ça a particulièrement fonctionné dans ce territoire où l’on constate une radicalisation des propos depuis une vingtaine d’années », explique Emmanuel Aze, arboriculteur du coin et ancien porte-parole de la Confédération paysanne locale, syndicat souvent opposé à la Coordination rurale. « Le creusement illégal du lac de Caussade, ça a été un moment de retour de la communauté paysanne, un moment de jubilation pour les paysans qui y ont participé », analyse encore celui qui est également coauteur d’un livre remarqué sur l’autonomie paysanne.
Des agriculteurs ont donc eux-mêmes conduit les pelleteuses dans cette zone comprenant des espèces protégées et propriété de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne… que préside également Serge Bousquet-Cassagne. L’État n’a pas appliqué la loi sur place pendant les quatre semaines de chantier. Dans les mois qui suivent, des militants écologistes locaux, isolés, seront régulièrement menacés. Une plainte sera même déposée en 2019 contre un dirigeant de la Coordination rurale pour menaces de mort, qui sera classée sans suite. En 2022, Serge Bousquet-Cassagne et Patrick Franken, son vice-président à la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, ont été condamnés en appel à dix mois de prison avec sursis pour la construction illégale du barrage
Ne venez pas chez nous, ça va mal se passer. Notre territoire ne saurait être un lieu de prêche pour vos inepties. […] Nous veillons et veillerons dans notre fief !
Ce qui n’empêche certains irrigants et responsables locaux d’estimer avoir la légitimité de leur côté. Aujourd’hui encore. En exploitant toujours le lac tout d’abord, mais aussi en se permettant de menacer ouvertement ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Le 27 mars, Serge Bousquet-Cassagne a ainsi écrit un communiqué à l’adresse de la secrétaire nationale d’Europe Écologie - Les Verts Marine Tondelier, alors que celle-ci annonçait sa venue dans le Lot-et-Garonne : « Ne venez pas chez nous, ça va mal se passer. Notre territoire ne saurait être un lieu de prêche pour vos inepties. Il n’y aura pas de trêve dans nos combats, nous veillons et veillerons dans notre fief ! » L’élue décrit : « Ma venue a permis de montrer que certains agissements se déroulent en totale impunité. » Auprès des Jours, elle annonce aussi une plainte « imminente » contre Serge Bousquet-Cassagne. Le militant écologiste de NE17 Patrick Picaud, dont nous vous parlions au début de cet épisode, a lui aussi déposé plainte fin mars. Au retour d’une manifestation organisée à La Rochelle par la FNSEA, les Jeunes Agriculteurs et l’association d’irrigants Aquanide 17, plusieurs personnes se sont rendues à son domicile avec des tracteurs. Elles ont menacé son épouse, tagué sa maison avec des inscriptions homophobes et souillé son jardin.
Voilà le contexte de ce qu’il convient d’appeler l’avant-guerre de Sainte-Soline… où l’histoire est toutefois très différente de celles de Caussade ou Sivens. Car les bassines des Deux-Sèvres avaient reçu l’approbation de plusieurs associations environnementales locales et de plusieurs élus, dont l’ancienne ministre de l’Écologie et députée Delphine Batho. Les irrigants avaient obtenu leur accord pour la construction des retenues en échange de changements de pratiques agricoles, censés réduire leurs impacts sur l’environnement. En tout cas, c’est ce qu’ils avaient promis, ainsi que nous le verrons dans un prochain épisode…
Mis à jour le 25 avril 2023 à 10 h 20. Comme elle l’avait annoncé aux « Jours », Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie - Les Verts, a porté plainte contre Serge Bousquet-Cassagne pour « entrave à la circulation » lors de son déplacement dans le Lot-et-Garonne, les 28 et 29 mars derniers. « Cette entrave s’étant accompagnée de menaces et de voies de fait, ce délit est passible de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende », écrit-elle dans un communiqué. Elle y ajoute : « L’impunité dont bénéficie Serge Bousquet-Cassagne, que ce soit pour l’utilisation, déclarée illégale, du lac de Caussade, ou pour les multiples voies de faits dont il est responsable, doit cesser. »