À Beni (République démocratique du Congo)
Depuis Paris, il faut prendre trois avions de taille décroissante et voyager près de deux jours pour atteindre Beni, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Mais la cité d’un million d’habitants est loin d’être une bourgade isolée. Traversée de deux routes
C’est ici, dans le village de Mangina, à quelques kilomètres au nord-ouest de Beni, que la dixième épidémie d’Ebola en RDC s’est déclarée, en août 2018. Avec un vaccin à l’efficacité quasi démontrée et quatre molécules de traitement expérimentales à la disposition des équipes soignantes, les conditions auraient dû faire de cet épisode l’un des plus courts et l’un des moins meurtriers de l’histoire de la maladie. Et pourtant, contre toute attente, la fin de l’épidémie n’a été annoncée que le 26 juin dernier, près de deux ans après le lancement d’une opération humanitaire qui a coûté la somme faramineuse d’un milliard de dollars (875 millions d’euros), soit plus de trois fois le budget santé annuel du pays. 2 287 personnes ont succombé à la maladie pour 3 470 cas, soit un taux de létalité de 66 %, faisant de cette épidémie d’Ebola la deuxième plus meurtrière après celle de 2014-2016 en Afrique de l’Ouest, quand aucun traitement n’était disponible. Un échec médical et humain cuisant.
Menée par le gouvernement congolais avec le soutien de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la réponse internationale à l’épidémie en RDC, connue localement sous le nom de la « Riposte », n’a eu de cesse de pointer la présence de milices et le conflit armé dans la région pour expliquer les revers subis par ses équipes sur le terrain. Et pour cause : au moins dix personnes travaillant pour la « Riposte » ont été tuées, des équipes procédant aux enterrements des victimes de la maladie ont été attaquées et des centres de traitement Ebola ont été incendiés. En tout, plus de 300 attaques contre les acteurs humanitaires ont été enregistrées, selon l’OMS.
Mais est-ce bien là toute l’histoire ? Un événement particulier a marqué les esprits de tous ceux qui ont suivi cette épidémie de près ou de loin. Le 19 avril 2019, Richard Valery Mouzoko, un médecin camerounais travaillant pour l’OMS, est assassiné en plein jour dans l’enceinte d’un hôpital de Butembo, une ville au sud de Beni, au beau milieu d’une réunion avec ses équipes. Un meurtre ciblé, commis par trois hommes armés en tenue civile, qui ne tireront sur aucune autre personne présente dans la salle, et repartiront avant l’arrivée de la police et de l’armée. Dans les mois qui suivent, l’enquête menée par la justice militaire congolaise identifie un groupe d’hommes liés à des mouvances miliciennes, mais aussi, plus surprenant, quatre médecins participant à la « Riposte », accusés d’être les commanditaires du meurtre. Un « inside job » qui vient compliquer le récit d’une réponse humanitaire sous les feux croisés de groupes hostiles.
Pour Les Jours, j’ai voulu aller comprendre ce qui s’est passé. « Des millions de dollars ont été investis et pourtant le nombre de cas a continué d’augmenter et la maladie a continué de se propager dans la région », observe Trish Newport, qui a coordonné la participation de Médecins sans frontières à la réponse humanitaire. « Quand tout sera terminé, les diverses organisations impliquées dans la “Riposte” se féliciteront et diront que l’épidémie s’est terminée grâce à la façon dont elles l’ont gérée, alors qu’en fait cela aura été malgré elle. »
C’est mon quatrième voyage à Beni, dans cette région du monde que j’arpente depuis maintenant dix ans et où inévitablement certaines sources sont devenues des amis. Henri Bora Ladyi est de ceux-là, et son bureau est ma première escale chaque fois que je me trouve en ville. Perché au-dessus de la cour calme d’une enceinte abritant les locaux de plusieurs ONG dans le centre-ville, le QG d’Henri est une cellule en contreplaqué, bordée d’étagères sur lesquelles s’alignent classeurs et rapports. Le directeur du Centre de résolution des conflits est un homme discret, à l’aura plus proche de celle du bibliothécaire que de ce que l’on serait en droit d’attendre d’un professionnel rompu au terrain et aux négociations avec les groupes armés.
C’est pourtant cet air modeste, doublé d’un sang-froid éprouvé, qui lui ont valu de se sortir des pires situations pendant les deux guerres qui ont ravagé la RDC entre 1996 et 2003, menées par neuf pays de la sous-région et une trentaine de groupes armés se disputant le pouvoir à la chute du dictateur Mobutu Sese Seko. Originaire de Bunia, à 200 kilomètres au nord de Beni, Henri gérait un magasin de télécoms. Pendant le conflit, la ville change plusieurs fois de mains entre les milices d’appartenance ethnique Hema, soutenues par l’Ouganda voisin, et les milices Lendu, la communauté à laquelle Henri est affilié. Tour à tour torturé par des miliciens Hema le soupçonnant de transmettre des informations sur leurs opérations grâce aux téléphones satellites de son magasin, puis enrôlé de force dans une milice Lendu comme technicien, Henri finit par fuir la ville avec sa famille et s’installe à Beni.
Ces années d’impuissance face à l’engrenage brutal du conflit armé marquent pour lui un tournant irrévocable. « Il en allait de ma santé mentale. Certains hommes rejoignent les groupes armés ; moi, j’ai décidé d’être un médiateur », me racontait-il lors de notre première rencontre en 2012. À Beni, où la population est majoritairement Nande, Henri acquiert une neutralité tacite et se retrouve rapidement la tête du Centre de résolution des conflits, au sein duquel il négociera la reddition d’un nombre incalculable de miliciens, ainsi que la libération de plusieurs milliers d’enfants-soldats, ce qui lui vaut de se faire affubler du surnom de « Schindler africain » par une ONG américaine
À mon arrivée, Henri est en train de boucler un projet de cartographie des groupes armés opérant sur le territoire, ainsi que de leurs relations plus ou moins inamicales avec la « Riposte » contre Ebola. La plupart sont des Maï-Maï, un terme générique attribué à l’ensemble des groupes armés émanant des communautés locales et dérivé de « maji » (« eau » en swahili), en référence à un rituel animiste censé apporter aux combattants une protection contre les armes grâce à de l’eau bénite par un féticheur. « Dans l’organisation coutumière, il y avait trois formes de pouvoir : religieux, agraire et militaire. Pour se défendre, la communauté devait avoir des guerriers, explique Henri. Aujourd’hui, ce sont les Maï-Maï. Autrefois, ils n’utilisaient que des lances et des flèches. Maintenant, ils ont accès aux armes à feu, avec tous les problèmes que cela entraîne. Et bien sûr, la politique entre en jeu : ils sont parfois encouragés par l’État ou par des hommes forts motivés par leur intérêt personnel. Certains groupes sont tout bonnement des gangs criminels. »
Si tu veux expliquer pourquoi il y a eu cette violence, il faut d’abord que tu comprennes pourquoi la population s’est sentie agressée par la “Riposte”.
Difficile d’expliquer simplement l’hétérogénéité des motivations et des rôles joués par ces groupes aux contours mal définis. Plus de 6 000 jeunes de Beni se disent aujourd’hui Maï-Maï, selon Henri, mais vivent une vie d’étudiants, de commerçants ou de cultivateurs tout à fait normale par ailleurs. « On sépare souvent la communauté “victime” des Maï-Maï “belliqueux”, mais ce n’est pas si simple : il y a une symbiose entre les deux. Si tu veux expliquer pourquoi il y a eu cette violence, il faut d’abord que tu comprennes pourquoi la population s’est sentie agressée par la “Riposte”. »
Sur une carte, Henri me montre comment l’épidémie, partie du village de Mangina, un peu au nord de Beni, s’est répandue vers le sud jusqu’à Butembo, puis a rayonné dans tout le territoire, au gré des déplacements d’une population extrêmement mobile. En août 2018, la « Riposte » ne rencontre aucun problème à Mangina, où les habitants meurent de la mystérieuse maladie depuis le mois de mai. Curieusement, pendant plus de quatre mois, le virus n’est pas sorti du village, et ce n’est qu’avec l’arrivée des équipes venues de Kinshasa et de l’étranger qu’Ebola se propage. Dans les centres de traitement construits spécialement pour la maladie, l’hécatombe commence. « Personne ne sortait de là vivant. Les gens ont commencé à penser qu’on cherchait à les exterminer, dit Henri. Imaginez-vous le choc. Ebola, ici ! Comme si on n’en avait pas déjà assez avec les ADF ! » Les ADF (Allied Democratic Forces), les Forces démocratiques alliées, un groupe islamiste armé venu de l’Ouganda qui sévit dans la région.
Sur le chemin de terre battue sillonnant à travers la végétation s’avance une longue file indienne courbée sous le poids des baluchons et des bassines remplies de vivres, éclaboussant les bruns et verts monocordes du paysage des couleurs vives de vies empaquetées à la va-vite ce matin. D’un même mouvement, ils sont des milliers à fuir Manzalao. Avant la fin de la matinée, le village sera vide. La veille, un groupe d’hommes armés a fait irruption, pillant l’hôpital et plusieurs boutiques, tuant dix personnes à la machette avant d’incendier plusieurs bâtiments. Les habitants, après avoir passé la nuit dans les fourrés alentour pour éviter de se faire égorger dans leurs maisons, n’ont pas hésité un instant. Dans les virages, les motos-taxis affrétés par ceux qui en ont les moyens dépassent en klaxonnant des enfants en anorak et de jeunes lycéens qui serrent leurs livres de cours contre leur poitrine. « Regardez-nous en train de fuir », me crie un homme depuis la cabine d’un camion. « Vous allez nous voir enfin ? »
L’attaque n’a plus rien d’un événement pour la région, énième boucherie d’un conflit qui dure depuis 2014. Pas un mois, souvent pas une semaine sans que Beni ne se réveille pour trouver une bourgade de son territoire ensanglantée par un massacre de civils, sans motif apparent, qui ne sera jamais revendiqué. L’identité exacte des parties en présence, de même que leur but, restent flous.
Officiellement, les autorités congolaises en attribuent la responsabilité aux ADF, fondées par d’anciens officiers du régime d’Idi Amin Dada, venus s’installer en RDC au début des années 1990 pour se constituer une base arrière à partir de laquelle lancer une rébellion et reprendre le pouvoir en Ouganda. Rarement les Nations unies ou la presse internationale ne remettent en cause cette explication, l’idéologie islamiste du groupe et la revendication opportuniste par l’État islamique d’une attaque l’an dernier (jamais renouvelée depuis) offrant un récit simple et familier. Mais si trente ans plus tard le groupe armé s’est clairement radicalisé, ce n’est pas à un jihad qu’il se livre au Congo. L’enchevêtrement de liens transactionnels, sociaux et militaires tissés au cours de trois décennies a placé les ADF au cœur d’un conflit qui se joue officiellement entre eux et l’armée congolaise, mais qui dessine en ombres portées des règlements de comptes politiques et mafieux dans lesquels la population sert de punching-ball.
Le carrefour à l’entrée de Manzalao est une ruine fumante. Au milieu des cendres et de la tôle, quelques ustensiles de cuisine sont tout ce qu’il reste des foyers. Le corps inerte d’une femme gît plus loin sur la route, sans que personne n’ait encore pensé à le déplacer. « Son mari était handicapé, ils l’ont tué tout de suite, sur le seuil de leur maison », me dit Kambale Luhikio, le propriétaire d’une plantation de cacao venu avec sa camionnette évacuer ses travailleurs. « Tous ces gens étaient mes voisins, ils étaient comme mes frères. En tout cas, nous pleurons. »
Il y avait des messages qui circulaient sur WhatsApp comme quoi le secteur allait tomber aux mains des ADF et, curieusement, une semaine après, il y a cette attaque.
Dans les allées bordées de palmiers du village, une unité commando des FARDC, les forces armées de la RDC, patrouille, les torses barrés de munitions, fusils d’assaut à l’épaule. Kambale Luhikio et une poignée d’hommes ont décidé de rester en arrière pour observer… et s’assurer qu’aucun des militaires ne profite de la situation pour entrer dans les maisons et piller les stocks de cacao. « Il y avait des messages qui circulaient sur WhatsApp comme quoi le secteur allait tomber aux mains des ADF et, curieusement, une semaine après, il y a cette attaque », me souffle-t-il, à quelques pas d’une jeep militaire sur laquelle sont perchés trois soldats.
Kambale Luhikio a de bonnes raisons de se méfier de l’armée. En 2014, au début des massacres, le cultivateur avait déjà dû fuir un autre village, Mayangose, après avoir constaté l’implication des FARDC dans l’organisation des attaques. Deux ans plus tard, un rapport du groupe des experts de l’ONU confirmera que le général Muhindo Akili Mundos, alors commandant des opérations contre le groupe armé ougandais, avait lui même organisé et recruté des hommes pour certains des massacres ensuite attribués aux ADF. D’autres groupes ou individus puissants sont cités dans les enquêtes qui tentent d’élucider les raisons de ce conflit de l’ombre : des milices locales, mais aussi d’anciens officiers du RCD/K-ML, les rebelles qui contrôlaient la région lors de la Deuxième Guerre du Congo. Leur leader, Antipas Mbusa Nyamwisi, a un temps été l’allié du président Joseph Kabila, mais il est depuis passé dans l’opposition. La querelle entre les deux hommes se répercute sur les affaires de la région