À Butembo (République démocratique du Congo)
Si Beni est une ville-carrefour, Butembo, à 57 kilomètres au sud, est un bastion. La capitale du peuple Nande, en République démocratique du Congo (RDC), est une bulle de verdure aux allures de gigantesque village rural d’un million d’habitants, parsemée de champs de maïs et de sorgho cultivés à flanc de coteau. Butembo est peut-être aussi la seule grande ville du continent dont les magasins sont entièrement tenus par des locaux. Ici, pas de supermarchés libanais, les commerçants Nande passent commande directement en Chine, en Inde ou au Pakistan, par centaines de millions de dollars. La marchandise, stockée dans d’énormes camions-containers dans les entrepôts de la ville, est ensuite revendue dans tout l’est du pays.
Butembo est une ville puissante et, plus encore qu’à Beni, c’est ici que le dispositif de réponse contre l’épidémie d’Ebola, connu localement sous le nom de la « Riposte », est venue se heurter à la défiance populaire. La maladie, qui s’est propagée depuis le village de Mangina, en août 2018, jusqu’à Beni et ensuite à Butembo (lire l’épisode 1, « En RDC, un meurtre à l’ombre d’Ebola »), s’est répandue dans la région malgré les moyens médicaux qui ont été déployés sur le terrain. Le gouvernement et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estiment alors que la présence de milices et la violence due à un conflit entre l’armée congolaise et les ADF (Allied Democratic Forces), les Forces démocratiques alliées, freinent les efforts de leurs équipes. Pourtant, le meurtre de Richard Valery Mouzoko, médecin camerounais dépêché à Butembo par l’OMS, suggère une histoire plus complexe. Sur les lieux du crime, les contours de l’affaire commencent à se dessiner.
La clinique universitaire du Graben, où Richard Mouzoko a été assassiné, est perchée sur une colline excentrée de la ville. Il faut emprunter une longue route de terre battue sillonnant à travers une forêt d’eucalyptus pour y arriver. À l’entrée, une structure en bois recouverte de bâches en plastique érigée au début de l’épidémie sert de nouvel accueil pour filtrer les patients et isoler les cas douteux. C’est là, au centre de triage, que Nathan Kakule a été affecté, et le 19 avril 2019, le jeune hygiéniste sent que les choses vont mal tourner. Dès les premières heures de son service, un malade suspecté d’avoir contracté Ebola commence à vomir et son état de santé se détériore rapidement. Il faut courir pour demander à Richard Mouzoko de venir le voir de toute urgence. L’homme meurt alors même que le médecin prend les dispositions nécessaires pour le soigner. Un cas fulgurant. Nathan Kakule est sonné.

L’hygiéniste travaille alors depuis cinq ans à la clinique, mais jamais son poste n’avait été aussi stressant, raconte-t-il aux Jours. Le virus peut être n’importe où. Une surface mal désinfectée, un protocole d’hygiène non respecté et le voilà responsable d’un nouveau cas d’infection… L’épidémie a instauré une tension permanente dans ses journées, comme dans celles de toutes les « petites mains » de l’hôpital, des brancardiers aux aides-soignants. L’organisation de l’établissement en est aussi bouleversée. On voit de nouvelles figures apparaître et donner des ordres, des médecins venus de l’étranger envoyés par l’OMS, comme le docteur Mouzoko. Ceux qui travaillent pour la « Riposte » reçoivent bien une prime
Après avoir acheminé le corps à la morgue, l’hygiéniste recroise le docteur Mouzoko qui lui a demandé de désinfecter la salle d’isolement. Le médecin est déjà en retard pour la réunion quotidienne de coordination de la « Riposte » et doit laisser le soin au jeune homme d’aller enregistrer le décès auprès de l’administration. En sortant du triage pour s’y rendre, Nathan Kakule ne peut s’empêcher de remarquer trois hommes assis sur le petit monticule herbeux où les familles attendent l’heure de la visite, à côté de la barrière à contrepoids. Il s’agit sûrement des accompagnants de la victime, se dit-il, légèrement inquiet de la réaction qu’ils pourraient avoir à l’annonce du décès.
Arrivé devant le bâtiment de l’administration, Nathan Kakule s’entretient avec l’administrateur à l’extérieur du bureau. Du coin de l’œil, il voit les trois hommes franchir la barrière, dépasser le centre de triage et commencer l’ascension vers le sommet de l’hôpital. Sûrement les a-t-on redirigé vers l’administration après les avoir avertis du décès, pour s’enquérir du dispositif d’EDS (« Enterrement digne et sécurisé »). Mentalement, Nathan commence à formuler les consignes à leur donner : il faudra leur expliquer patiemment qu’on ne pourra pas faire de toilette du corps, que la communauté ne pourra pas venir rendre hommage au défunt, que seule la famille proche sera admise à pratiquer certains rites funéraires mais que personne ne pourra toucher le cadavre. Le sac mortuaire dans lequel la dépouille sera disposée pose souvent problème, il est si difficile pour les gens d’accepter la froideur de ces EDS expédiés par des équipes spécialisées, sans que la coutume ne puisse être respectée.

Puis, comme une vague électrique parcourt d’un coup l’allée, et tout va très vite. Nathan se retourne juste à temps pour voir un des trois hommes ramasser une pierre à terre et la jeter sur la jeep du docteur Mouzoko, brisant la vitre. Un autre ouvre sa veste, en sort une kalachnikov. Au moment où il tire en l’air, Nathan a le réflexe de s’accroupir et, malgré les coups de feu et la panique, de ramper jusqu’à l’intérieur du bâtiment administratif où il s’enferme avec plusieurs employés. Le temps semble se figer, s’étirant entre le retentissement des tirs, les cris et le silence. Vingt minutes passent sans qu’ils ne bougent.
Amenez les brancards ! Le docteur a été touché ! Mufanye Mbio ! Faites vite !
Quand la réalité se rematérialise soudainement, c’est pour entendre d’autres cris : « Amenez les brancards ! Le docteur a été touché ! Mufanye Mbio ! Faites vite ! », hurle-t-on dehors. L’administrateur ouvre la porte. À l’extérieur, le corps du docteur Mouzoko git à terre, tiré hors de la salle de réunion par plusieurs collègues qui le transportent maintenant aux soins intensifs. Nathan met un moment à comprendre ce qui se passe. « Ils sont venus directement vers le docteur Richard », lui raconte une personne présente dans la salle. « Ils nous ont demandé de nous coucher tous par terre et ils ont tiré sur lui. Sans aucune hésitation. » Personne d’autre n’a été touché. Aux soins intensifs, le docteur Mouzoko décède.
Nathan Kakule ne se rappelle pas ce qui s’est passé ensuite. Certainement que l’armée, la police et les Casques bleus de l’ONU sont arrivés, mais le jeune homme ne se souvient de rien, en état de choc. Alors qu’il me raconte cette terrible journée du 19 avril, assis dans la salle de réunion maudite, sa jambe bat le rythme d’un tic involontaire. Humble, affable, discret, rien n’aurait pu indiquer que le docteur Mouzoko était une cible. Un homme qui ne prenait personne de haut et qui, chaque matin, demandait à Nathan des nouvelles de sa famille. À quelques pas de nous, sous un tableau du Christ ressuscité, la main levée en signe de bénédiction, l’impact de la balle dans le sol en ciment ne laisse aucun doute. Un tir à bout portant.

Richard Mouzoko venait de passer un mois à la clinique comme chef du secteur chargé de la « surveillance », c’est-à-dire de l’identification et du suivi des personnes ayant été en contact avec des malades d’Ebola, l’un des piliers les plus importants pour lutter contre le virus. François Katsuva Mbahweka, le directeur de l’hôpital, se souvient d’un homme patient, strict et très organisé, mais gentil. « Une semaine avant le meurtre, il m’avait dit avoir “peur des Maï-Maï” et m’a demandé de changer de salle pour sa réunion quotidienne. Difficile de savoir pourquoi il a prononcé ces paroles. Avait-il reçu une menace ? Il s’est arrêté là et je n’ai pas insisté, me raconte-t-il dans son bureau. Il y a un mystère pour moi qui continue à planer autour de cette affaire. »
François Katsuva est un homme pieux, son visage est rond comme la lune et dégage une grande douceur. Il mesure chacun de ses mots, prononcés lentement, délibérément. Le pédiatre préfère ne pas donner son avis sur la thèse des médecins commanditaires du meurtre, arrêtés quelques mois plus tard, mais le doute point d’autant qu’il a lui-même brièvement été suspecté d’être l’un d’eux. « Les faits se sont passés dans mon hôpital, on a simplement cherché s’il y avait eu une complicité interne, estime-t-il. Un des agents du triage
C’est à la clinique du Graben que le premier cas d’Ebola de Butembo a été identifié, une patiente listée à Beni comme cas suspect, mais qui a décidé de rejoindre sa famille sans en avertir la « Riposte ». « Le risque que la maladie vienne ici me semblait élevé car le trafic entre Mangina, Beni et Butembo est intense. La région est caractérisée par une forte mobilité », fait remarquer le directeur. Aujourd’hui, des points de contrôle où le lavage des mains et la prise de température sont obligatoires sont disposés aux abords des villes et tout au long des routes. Mais les premiers mois, ces mesures ont tardé à être mises en place. « Il y a eu un défaut d’organisation, de stratégie, c’était palpable. Les mesures étaient incomplètes. L’OMS et le ministère n’ont pas mesuré l’ampleur de la tâche », estime François Katsuva.
À tout point de vue, le Nord-Kivu est un terrain épidémiologique sans précédent dans la lutte contre le virus en RDC. Depuis la découverte de la maladie en 1976 dans un village sur les bords de la rivière Ebola qui lui a donné son nom, les neuf épidémies qui ont frappé le pays ont eu lieu dans des bourgades reculées, permettant l’établissement d’une sorte de quarantaine naturelle. « Ils ont pensé que la maladie serait vaincue en peu de temps. Leur stratégie était d’envoyer une équipe d’experts venus de Kinshasa et de l’étranger, de tout centraliser, de plier ça et de repartir », observe le directeur de la clinique.

Kalemire est l’un des quartiers de Butembo qui a donné du fil à retordre à la « Riposte ». À un carrefour bordé d’échoppes vendant des cartes téléphoniques ou de l’essence dans des bouteilles de Fanta, plusieurs « motards » nonchalamment appuyés sur le guidon de leurs machines attendent que des clients les hèlent pour une course. À travers tout le pays, les moto-taxis représentent le principal moyen de locomotion motorisé. Agiles et rapides, ils se faufilent aussi bien dans les rues des villes que sur les terrains boueux de la forêt équatoriale, là où les voitures s’embourbent. Souvent en première ligne face à Ebola du fait de leurs contacts quotidiens et répétés avec une grande variété de personnes, les motards sont aussi un groupe social influent, organisé en associations élisant leurs propres présidents.
C’était compliqué d’avoir les informations, les équipes de la “Riposte” ne parlaient que le lingala et le français, alors que nous, ici, c’est le swahili et le kinande. Cela a créé une frustration.
Samson Kamate, 25 ans, blouson de base-ball sur le dos, pense qu’il a probablement transporté plusieurs malades infectés par Ebola qui n’avaient aucun autre moyen de se rendre à l’hôpital. « C’était compliqué d’avoir les informations, les équipes de la “Riposte” ne parlaient que le lingala et le français, alors que nous, ici, c’est le swahili et le kinande. Cela a créé une frustration », me dit-il en swahili, traduit par Nehemy Rwagatore, un jeune journaliste qui m’accompagne pour quelques jours. « Dès le début, il y avait tant et tant de véhicules, tout un tas de monde qui venait. Ils sont même venus avec la police et l’armée. On marchait sous les coups de fouet. »
La décision d’utiliser des escortes militaires est rapidement prise par le ministère de la Santé lorsque la « Riposte » se déploie sur le terrain en août 2018. « Je suis parmi ceux qui ont imposé cela. Médecins sans frontières (MSF) et la Croix-Rouge n’en voulaient pas du tout, et les agences onusiennes étaient réservées, mais nous les avons convaincues », raconte Bathé Ndjoloko Tambwe, le coordinateur de la « Riposte » pour le ministère d’août à décembre 2018. « L’environnement l’obligeait. Tous ceux qui vont là-bas, si tu n’es pas [avec les ADF], tu dois avoir une protection. » Les ADF n’attaqueront pourtant jamais la « Riposte », mais continueront de massacrer la population tout au long de l’épidémie sans que le gouvernement ne s’en émeuve outre mesure.

La Croix-Rouge et MSF ont de bonnes raisons d’être fermement opposés à une telle militarisation de l’opération. Dans une zone de conflit, la neutralité des équipes humanitaires est une norme bien établie, qui permet aux organisations non gouvernementales de circuler et de travailler de part et d’autre des lignes de front sans être inquiétées. MSF continuera d’ailleurs à circuler sans chaperons armés pendant toute la durée de l’épidémie, les considérant comme une hérésie ayant pour seul effet de braquer une population déjà effrayée. Baptisées « maï-maï OMS », ces escortes militaires sont ressenties comme une provocation et renforcent la perception des habitants selon lesquels la « Riposte » ne serait qu’un cheval de Troie pour le gouvernement du président Joseph Kabila. « Personne ne vient quand nous sommes massacrés, mais il y a tout ce bazar pour Ebola. Le gouvernement cherche à nous exterminer », martèle ainsi Samson Kamate.
Inévitablement, les premiers incidents violents permettent de justifier la méthode et un cercle vicieux s’installe. « C’est un peu la poule et l’œuf. Y aurait-il eu autant de violence si les équipes de la “Riposte” étaient venues sans escortes armées, avec une attitude plus ouverte ? », se demande un employé de l’OMS, sous couvert d’anonymat, lors d’un entretien à Beni. Au fur et à mesure que les tensions montent, des policiers et des militaires sont postés au sein même des structures de santé. La fréquentation des hôpitaux dégringole immédiatement.
Le problème va plus loin encore. Face à la résistance de certains, des malades sont emmenés de force dans les Centres de traitement Ebola (CTE). Il faut se représenter cette scène tout droit sortie d’un film de science-fiction : un convoi de 4x4 d’où émergent des hommes, certains armés, ne parlant pas un mot de votre langue, d’autres portant d’étranges tenues blanches qui leur couvrent le visage, qui arrachent à votre foyer un membre de votre famille, un enfant peut-être, qui disparaîtra dans des installations médicales interdites aux visites, d’où il ne ressortira que dans un sac mortuaire. Rapidement, des rumeurs de trafic d’organes voient le jour. « Peut-on imposer les soins médicaux aux gens ? Il y avait beaucoup de pression de la part d’autres organisations ou du gouvernement pour imposer les soins contre Ebola, se souvient Trish Newport, qui a coordonné la participation de MSF à la réponse humanitaire. Nous avons refusé, c’est une question d’éthique. »
Samson Kamate et ses amis s’échauffent au fur et à mesure de notre discussion. On me demande si je suis envoyée par la « Riposte » et Nehemy Rwagatore tire sur ma manche pour me faire signe qu’il faut y aller. Je me dirige vers sa moto, que nous avons utilisée pour venir jusqu’ici, et demande aux motards s’ils ont déjà vu un agent de la « Riposte » sans 4x4. Les rires fusent et la tension se dissipe, mais il n’est pas difficile d’imaginer la peur qu’ont pu ressentir certains humanitaires dans des situations bien plus précaires, face à des personnes en colère et parfois armées, ainsi que la complexité des dilemmes auxquels ont dû faire face ceux chargés de la sécurité de leurs équipes.

« Ce que nous avons constaté, c’est que les gens n’ont pas peur de la maladie, mais de l’approche de l’intervention », affirme Jean-Pierre Mbusa Maneno. À Beni, le directeur chargé des services cliniques du Bethesda Counseling Center est l’un des rares psychologues cliniciens de la ville. Avant l’épidémie, ses patients étaient principalement des personnes traumatisées par la guerre. « Il y a un taux de dépression important dans la région. Ebola est venu s’ajouter à cela », explique-t-il en me faisant visiter le centre. Dans la salle de jeux pour les enfants, des piles d’animaux en peluche et de petites voitures côtoient des ballons et des pistolets en plastique. « Nous laissons l’enfant prendre l’objet qu’il souhaite et, à partir de là, nous pouvons établir un dialogue sur un événement traumatique subi. Un jour, un enfant a pris toutes les figurines de soldats et les a mises dans un véhicule, avant de le jeter. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi, il nous a dit : “Je jette les militaires qui nous tuent” », raconte Jean-Pierre Mbusa Maneno. Depuis l’épidémie, le centre a dû suspendre l’utilisation de la pièce pour éviter la transmission du virus par le contact avec les jouets. « Mais nous réfléchissons sur le post-Ebola, pour que les enfants mettent des mots sur les traumatismes vécus, par exemple s’ils ont vu un parent partir dans une ambulance. »
Les gens emportés au Centre de traitement Ebola sont comme des kidnappés pour la communauté. Aujourd’hui, on donne la permission aux proches de voir le corps, mais avant, ce n’était pas le cas.
Le psychologue a un temps travaillé avec la « Riposte », mais a finalement préféré revenir à son poste pour apporter un soutien aux personnes guéries et aux proches de victimes de la maladie, un angle mort de la réponse humanitaire. Jean-Pierre Mbusa Maneno a l’habitude de travailler avec des familles dont un membre a disparu, soit qu’il ait été enlevé pour rançon
Sans ce dernier au revoir, faire son deuil devient impossible. Certaines personnes gardent un secret espoir et restent bloquées au stade du déni. La coutume Nande veut qu’un arbre ou des fleurs soient plantés sur les tombes des défunts, un rituel que le centre Bethesda a adapté pour aider les familles endeuillées à se recueillir et à tourner la page. « En plantant un arbre ou des fleurs, ils pourront faire ce geste traditionnel et se représenter symboliquement la personne décédée, qu’ils pourront ainsi venir voir et honorer », explique Jean-Pierre Mbusa Maneno. À ce jour, une centaine de plantes peuplent des « jardins de restauration » dans les environs de Beni, mises en terre en lieu et place des corps de ceux qui ont disparu. Chaque jour, renaissent ici des fleurs et des branches, comme autant de mausolées à la mémoire des victimes d’Ebola.