Tout y est. Pour se faire une idée de la fin du monde, l’Australie est élue meilleur espoir de l’année. Depuis trois mois, des feux gigantesques et hors de contrôle ravagent le pays-continent, alors que débute à peine l’été austral. Les compteurs donnent le vertige. Dix millions d’hectares sont partis en fumée, à un rythme si soutenu qu’il faut sans cesse renouveler les comparaisons : deux fois la Belgique, l’équivalent de la Bulgarie… Au moins vingt-six personnes sont mortes. Un milliard d’animaux ont été carbonisés, cette estimation étant très probablement la fourchette basse de l’hécatombe. En Nouvelle-Galles du Sud, la zone la plus touchée du pays, Sydney suffoque dans un brouillard de fumées toxiques. Près de 130 feux simultanés ravagent le bush, la montagne, les parcs nationaux, lèchent les grandes villes et ont détruit 1 800 maisons. Plus au sud, la capitale, Canberra, a commencé 2020 en tête des villes du monde les plus polluées par les particules fines. Les fumées des monstrueux brasiers ont traversé l’océan Pacifique jusqu’en Amérique du Sud. S’il était besoin de justifier le lancement d’une saison 2 à La fin du monde, consacrée l’an dernier à l’effondrement à venir, le cas australien est tout trouvé : c’est maintenant, ici, sous nos yeux, que la planète part en cacahuète. Ou, en l’occurrence, en pop-corn.
Les images apocalyptiques se succèdent à la vitesse des réseaux sociaux : des murs de feu, des citadins vaquant dans l’air devenu rouge ou jaune, des bancs de touristes et d’habitants piégés sur les plages où ils se sont réfugiés, des avions militaires larguant des vivres et évacuant des centaines de rescapés, des koalas agrippés à leurs sauveteurs, des cadavres de bébés kangourous crucifiés aux grillages qui ont freiné leur fuite… Ce scénario cauchemardesque laisse le monde médusé. « Moi, non, je ne suis pas étonné. Le reste du monde semble l’être, mais nous, ça fait vingt ans qu’on sait que ça va arriver, et on dirait que personne ne nous a entendus », déplore Tim Brodribb, chercheur à l’université de Tasmanie, interrogé par Les Jours. Le biologiste, spécialiste de la réponse des plantes à la sécheresse, ne possède pas de boule de cristal. Il est plutôt versé sur les troncs d’arbre, qui sont actuellement en train de partir en fumée. « Cette année, la différence, c’est l’ampleur des feux. Elle peut surprendre, mais chaque année est plus sèche et plus chaude, et cette année en particulier a été plus chaude que jamais. Les conditions sont parfaites pour un tel événement », ajoute-t-il.
L’Australie est pourtant habituée aux incendies estivaux qui se déclarent à raison de 54 000 en moyenne chaque année, comme le décrit un bulletin de l’Institut australien de criminologie. Mais sous l’effet du dérèglement climatique, tout change. Tout en reconnaissant que son pays est « l’un des continents les plus inflammables de la Terre », Matthias Boer, chercheur à l’université de Sydney spécialisé dans l’écologie du paysage et la gestion des environnements sujets aux incendies, en fait le constat : « Le feu est intrinsèquement sensible au climat et aux conditions météorologiques, et les régimes de feu sont très susceptibles de changer lorsque les contraintes climatiques fondamentales du feu, comme les précipitations, la fréquence, la durée et l’intensité des périodes de sécheresse et des sécheresses dans les forêts, sont modifiées par le changement climatique. »
Dans le pot-pourri de la catastrophe australienne, on trouve avant tout une liste de bouillants records, longuement décrits dans cette analyse de Météo France. Le mercure a explosé toutes les catégories, à tel point que le pays semble littéralement fondre. L’année 2019 est la plus chaude jamais observée, avec une anomalie de température annuelle de +1,52°C au-dessus de la moyenne 1961-1990. Elle est aussi la plus sèche depuis le début de la mesure des précipitations en 1900, avec un déficit de 40 % de pluie. Le tout a conduit le mois de décembre à battre le record national du mois de décembre justement, +3,21°C par rapport à la moyenne 1961-1990, mais aussi le record mondial du mois de décembre avec un insensé 49,9°C à Nullarbor, en Australie-Méridionale, le 19. La veille, le Bureau national de météorologie australien dressait un bilan écarlate du printemps (de septembre à novembre) et avertissait que plus de la moitié du pays venait de vivre trois mois à la merci des records d’indice de danger de feux de forêt, un indicateur qui mêle les effets du vent, de la température et de l’humidité.
« L’Australie est un pays vulnérable aux événements extrêmes par nature, c’est ce qu’on appelle un hot-spot. Mais là, il subit un évènement inédit dans l’histoire récente », note Christophe Cassou, climatologue CNRS au Cerfacs (Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique), qui en train de boucler un chapitre du sixième rapport du Giec, prévu pour 2020-2021. « Il faut une combinaison de facteurs pour qu’un événement extrême se développe, puis le réchauffement en rajoute une couche. C’est un amplificateur », ajoute-t-il. Pour obtenir un résultat de type fournaise des enfers, il faut enfin un ingrédient indispensable : du bois mort. « Il doit y avoir suffisamment de combustible et ce combustible doit être suffisamment sec pour brûler », résume Matthias Boer. À ses yeux, l’ampleur sans précédent du mégafeu qui ravage l’est et le sud de l’Australie a été rendue possible par les conditions de sécheresse record qui ont touché la majeure partie de cette région au cours des deux dernières années. « Des millions d’hectares de forêt étaient déjà dans un état extrêmement sec et inflammable au début de la saison des incendies, en septembre 2019. Même les forêts sur les pentes exposées au sud, les ravins humides et les zones marécageuses étaient complètement sèches, supprimant les coupe-feu naturels qui dissèquent le paysage pendant les saisons de feu normales », détaille-t-il.
Avec le changement climatique, le feu entre dans la forêt primaire, humide. Ça a commencé l’année dernière en Tasmanie où, pour la première fois, il est entré dans des petites zones de forêt primaire et a tué des arbres vieux de 1 000 ans.
Que des eucalyptus, arbres hautement inflammables, chroniquement enflammés et bûchers des koalas qui en consomment les feuilles, flambent comme des allumettes n’étonne pas. Mais ces espèces qui dominent la forêt australienne ont désormais de la concurrence pour le bois de chauffe. « Avec le changement climatique, le feu entre dans la forêt primaire, humide. Ça a commencé l’année dernière en Tasmanie où, pour la première fois, il est entré dans des petites zones de forêt primaire et a tué des arbres vieux de 1 000 ans. Ce ne sont plus seulement les eucalyptus qui brûlent, la situation a énormément changé », explique Tim Brodribb, qui doute désormais de la capacité de régénération de ces écosystèmes. Son équipe a enquêté avant le début des feux : les forêts de la côte est de l’Australie se transforment depuis plusieurs mois en millions d’hectares de fagots.
Cette situation était, hélas, quasiment prévue au programme. En 2012, le chercheur a fait partie de l’équipe internationale qui a montré comment les arbres, en manque d’eau, meurent d’embolie sous l’effet des bulles d’air qui se forment alors dans les vaisseaux permettant de transporter la sève des racines à la cime. « La plante se remplit d’air et meurt : l’embolie est un phénomène létal qui se produit dans des conditions de sécheresse extrême, une fois tous les cinquante ou cent ans », explique Hervé Cochard, directeur adjoint de l’unité Piaf de l’Inra, qui planche sur les réponses des arbres aux facteurs physiques de l’environnement affectés par le bouleversement climatique, et coauteur d’une étude publiée dans la revue scientifique Nature. Une fois le processus amorcé, l’arbre se dessèche, puis décède. Pour 220 espèces réparties dans plus de 80 sites partout sur le globe et dans toutes les conditions climatiques, les scientifiques ont montré que près de deux tiers des forêts du monde vivaient à la limite de l’embolie et que des dépérissements massifs d’arbres étaient en cours partout sur Terre. « Le problème, c’est que le changement climatique est trop rapide, les espèces ne sont pas armées, explique Hervé Cochard. Dans les conditions des scénarios les plus pessimistes du Giec, où les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent à leur rythme actuel, qui nous amènent à +5°C, +6°C ou +7°C à la fin du siècle, les arbres vont griller tous les ans et on pense que ça va affecter tous les écosystèmes. Nos scénarios sont plutôt des scénarios catastrophes, il n’y a pas trop de solution. »
L’année 2019 a été une longue succession de feux dans le monde, qui a commencé par les forêts boréales, en Alaska et en Russie, puis en Amazonie, en Californie, et on enchaîne, en suivant les cycles saisonniers, avec l’Australie.
L’Australie ne serait alors qu’une préfiguration assez flippante d’un immense brasier qui circulerait de zone de bois mort en zone de bois tout aussi mort, sous l’effet des sécheresses extrêmes devenues chroniques ? Pour ceux qui suivent avec attention la saison des feux sur le globe, ce riant programme est déjà bien en place. « L’année 2019 a été une longue succession de feux dans le monde, qui a commencé par les forêts boréales, en Alaska et en Russie, puis en Amazonie, en Californie, et on enchaîne, en suivant les cycles saisonniers, avec l’Australie. Ça fait des années que ça dure ! Il y a eu le Portugal en 2017, la Grèce en 2018. Au final, le phénomène est mondial, tous les continents sont touchés », abonde Éric Rigolot, ingénieur de recherche à l’unité Écologie des forêts méditerranéennes à l’Inra et spécialiste du feu. Par chance, la forêt sait se remettre de tout ça et de ses cendres renaître, n’est-ce pas ? C’est en partie vrai, jusqu’à présent. « Mais aujourd’hui, le changement climatique, c’est un changement dans le régime de feux : un changement de dimension, de fréquence, de saison. Par leur histoire évolutive, certains arbres ou arbustes ont mis en place des parades et savent tirer parti du feu. Mais ce changement de régime dépasse leurs capacités. Si les feux deviennent trop puissants, trop gigantesques, trop fréquents, les plantes n’ont pas le temps de se régénérer », explique Éric Rigolot.
Afin de survivre, au moins psychiquement pour le moment, reste-t-il la possibilité de tout miser sur le fait que le Giec aurait un peu forcé le trait ? Que finalement, tout cela pourrait rester exceptionnel, comme une bonne vieille catastrophe qui aura marqué le siècle et ses esprits ? « Pour l’Australie, le quatrième rapport, en 2007, prévoyait l’augmentation, en intensité et en fréquence, des vagues de chaleur et des feux, avec un niveau de confiance quasi-certain. Or, contrairement à ce qui est souvent dit, le Giec n’est pas climato-alarmiste, mais plutôt climato-conservateur, répond le climatologue Christophe Cassou. En fait, on y est, on est entré dans le dur. Pour l’instant, nous en sommes à la multiplication de phénomènes isolés, mais si on ne fait rien et que l’on suit les trajectoires d’émissions actuelles, ce qui se passe là en Australie sera le climat normal en 2050. Un climat moyen à +3°C, ça veut dire un été sur deux comme celui-là. »
On ignore si le Premier ministre conservateur australien Scott Morrisson a cette perspective clairement en tête. Le chef du gouvernement depuis 2018 a commencé la saison des feux en faisant ses valises pour des vacances à Hawaï et envoyé ses vœux de bonne année sous la forme d’une tribune à la limite du négationnisme climatique publiée dans le Herald Sun : « Les générations d’Australiens qui nous ont précédés, y compris les premiers Australiens, ont également été confrontées à des catastrophes naturelles, des inondations, des incendies, des conflits mondiaux, des maladies et la sécheresse », écrit-il, avant de souhaiter une année pleine d’optimisme à tout le monde.
Ce qui est certain, c’est que les différents gouvernements auxquels il a participé depuis 2015 ne se sont pas mis sur des rails d’un effort de guerre sur le front du climat. Selon le consortium scientifique The Climate Action Trackers, la politique australienne en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre devrait amener le pays à une augmentation de 8 % de ces émissions en 2030 par rapport aux niveaux de 2005, quand son engagement dans le cadre de l’Accord de Paris était de les réduire de plus de 26 %. Le Brown To Green Report, qui passe au crible la conduite des pays membres du G20 en matière climatique, a d’ailleurs qualifié l’Australie, il y a quelques semaines, de pire élève de la classe sur à peu près tous les tableaux : lutte contre la déforestation, transports, énergie, prix du carbone… « Ce qui est ironique, c’est que nous sommes l’un des pays les plus opposants dans les négociations climatiques et le pays le plus exposé aux impacts du changement climatique : la forêt est très sensible », note amèrement Tim Brodribb. Quel sera son avenir sur l’île-continent ?
Cette année, c’est l’Australie, mais dans dix ans, ce sera peut-être la France.
« Finalement, nous avons peu de forêt à l’échelle de cet immense pays. Il y aura sans doute plus de savanes, prédit le chercheur. Mais il faut bien comprendre que la diminution de la forêt provoque des rétroactions très dangereuses : les arbres créent des nuages et l’évapotranspiration des forêts à proximité des grandes villes fait tomber un peu la température. De moins en moins de forêt, cela engendre des désastres. Il faut faire quelque chose assez vite pour réduire les émissions mondiales parce que cette année, c’est l’Australie, mais dans dix ans, ce sera peut-être la France. »
Justement, les images de la catastrophe en cours n’ont pas de frontière et ont pullulé sur les réseaux sociaux, accompagnées d’appels aux dons – le 10 janvier, The Australian Financial Review estimait que plus de 200 millions de dollars australiens (124 millions d’euros) avaient été levés. Au-delà des dons, la viralité de ces photos permet-elle une prise de conscience ? « Le spectacle morbide des koalas carbonisés est de l’ordre du fascinant, il provoque un effet tétanisant qui empêche la mobilisation, et tout disparaîtra dès lors qu’on en parlera plus », analyse Joëlle Zask, philosophe, enseignante à l’université d’Aix-Marseille, qui vient de consacrer un livre à l’étude des mégafeux et de leurs conséquences. « Il faudrait que les gens fassent pour le climat et l’environnement ce que certains Australiens font pour les koalas : essayer de les sauver. Or, devant un tel brasier, c’est toute la technologie, la science, la civilisation qui tombent en miettes », ajoute-t-elle.
Dans une tribune récemment publiée dans Le Monde, le philosophe australien Clive Hamilton a décrit l’état de désarroi et de colère dans lequel le plonge l’apocalypse en cours, et présage la douleur qu’engendrera la disparition des forêts et du chant des oiseaux. « Nous devrons aussi faire le deuil de quelque chose de plus difficile à définir : la mort de l’avenir. Ces incendies, comme les catastrophes causées à travers le monde par le changement climatique, font voler en éclats notre vision du monde. D’une façon ou d’une autre, nous devons commencer à imaginer un nouvel avenir sur une Terre de plus en plus chaude, une Terre de plus en plus hostile à la vie humaine », conclut-il. Bienvenue en enfer.