Quatre ans déjà que j’observe Donald Trump, le 45e président des États-Unis, en essayant d’utiliser les outils des sciences sociales : la comparaison historique, le recours aux classifications sociologiques qui permettent de mieux cerner ses électeurs et leurs contradictions, les catégorisations politiques… Et comme toujours, l’impression que tout s’effondre lorsqu’il faut commenter, par la quasi-injonction des réseaux sociaux, sa dernière saillie par tweet ou, encore plus raide, son dernier instantané photographique devenant un « meme » partagé, moqué, détourné des millions de fois. Et ici, ce dernier cliché sur le vif est saisissant. À la Maison-Blanche, sur la pelouse sud
Que voulez-vous dire de cela, sinon être dans la raillerie, le dédain ou les deux
Car toute sa vie personnelle comme politique est faite d’identités multiples, comme autant de masques posés successivement sur son visage, avec pour seule ligne de conduite la volonté de paraître le meilleur, le plus beau, le plus fort. Les biographes indiquent souvent que Donald Trump est un promoteur immobilier new-yorkais, enrichi par la reconstruction gigantesque du Manhattan délabré de la fin des années 1970
Donald Trump est plutôt un dirigeant avisé dans cette ligue secondaire et récente qui veut concurrencer la prestigieuse National Football League (NFL) et son Super Bowl d’hiver en faisant jouer ses saisons durant le printemps. Son équipe gagne et Trump se fait connaître en réalisant ou feignant de réaliser des transferts à sensation, attirant la presse à la Trump Tower pour sa publicité personnelle. En février 1985, c’est dans sa tour qu’il présente au pays Doug Flutie, meilleur joueur universitaire de l’année précédente, qu’il a raflé à la NFL en lui offrant un salaire de 8,3 millions de dollars sur six ans. Mais la saison ne se passe pas comme prévu, Doug Flutie joue mal et les recettes publicitaires chutent. Alors, un certain John Barron, de la Trump Organization, appelle en avril 1985 les agences de presse nationales pour dénoncer un joueur surcoté et réclamer que la ligue et les autres propriétaires paient une partie du contrat exorbitant du joueur. Qui était ce John Barron dont personne n’avait jamais entendu parler ? Trump lui-même, se faisant passer pour un autre afin de diffuser des messages sensibles à la presse. Autre masque.
Après la faillite de l’USFL qu’il déclenche en poussant à un procès finalement vain contre la NFL pour abus de position dominante sur le marché télévisé, Donald Trump, alias John Barron
Mais qui est le Trump politique ? Celui de 1987, déjà conseillé par Roger Stone, le machiavélique conseiller républicain qu’il essaie de sauver de la prison fédérale aujourd’hui ? Celui qui fait son entrée sur la scène politique en achetant pour 90 000 dollars de publicités dans trois grands journaux pour dénoncer la politique étrangère de Ronald Reagan, trop internationaliste ? Celui de 1999 qui abandonne le parti républicain afin de briguer l’investiture présidentielle du Reform Party, troisième parti indépendant, contre Pat Buchanan, qualifié d’« adorateur d’Hitler » ? Celui qui propose alors, dans son livre The America We Deserve (Renaissance Books, 2000), la création d’une assurance maladie publique et nationale, l’interdiction des armes d’assaut semi-automatiques et y défendant le droit à l’avortement ? Ou bien le Trump que nous connaissons depuis cinq ans, qui a fait triompher la doctrine nativiste et identitaire blanche de Buchanan dans le parti républicain, rejoint en 2012 après une longue série de changements d’identité politique ? Trump est le premier président des États-Unis à avoir changé plus d’une fois de parti, ayant été successivement républicain (1987-1999), indépendant (1999-2001), démocrate (2001-2009), républicain (2009-2010), indépendant (2011) puis finalement républicain (2012). Comme autant de masques politiques successifs portés par un acteur en quête d’un grand rôle présidentiel qu’il a enfin pu jouer après 2015.
Vous devez être “pro-vie”, contre l’avortement.
— Je suis contre l’avortement, je suis “pro-vie”.
Car la construction de la candidature présidentielle de Donald Trump fut très semblable au choix résolu d’un acteur endossant un nouveau rôle. Dans sa fameuse biographie Peur : Trump à la Maison-Blanche (Le Seuil, 2018), le journaliste Bob Woodward décrit un dialogue fondateur. Le conseiller politique David Bossie présente à Trump dès 2010 les étapes nécessaires à sa candidature. Et de lui faire remarquer qu’il ne pourrait gagner une primaire républicaine en étant « pro-choix » sur l’avortement. David Bossie dit : « Vous devez être “pro-vie”, contre l’avortement. » Et Trump lui répond : « Je suis contre l’avortement, je suis “pro-vie”. » Le conseiller rétorque : « Mais vous avez un passé “pro-choix” qu’on peut vous opposer. » Trump : « On peut arranger ça. Vous me direz comment l’arranger. Je suis… comment vous dites déjà ?… “pro-vie”. » Trump a donc patiemment construit entre 2010 et 2015 ce nouveau masque d’un républicain conservateur radical, nationaliste, protectionniste et profondément religieux quant aux valeurs culturelles défendues. Il a ensuite pu l’exposer au parti républicain d’abord, puis au pays en 2015-2016. Ce qui amène deux questions liées : pourquoi Trump a-t-il adopté ce nouveau masque politique et pourquoi les électeurs et élus républicains l’ont-ils adopté en dépit de la contradiction flagrante entre cette nouvelle incarnation et les précédentes ?
La réponse à la première question est simple : Trump a lu en homme d’affaires, avec beaucoup d’instinct et l’aide du sondeur Pat Caddell, l’émergence de l’insurrection politique conservatrice radicale du Tea Party et l’incapacité du parti républicain à lui trouver une incarnation satisfaisante. Il y avait là une clientèle politique en jachère, rejetant les élus sortants, réclamant la défense de son identité blanche perçue comme en péril et haïssant les médias traditionnels.
Quand le parti républicain dissèque la défaite de Mitt Romney face à Barack Obama en 2012 et l’explique par son incapacité à être plus inclusif avec les minorités et à élargir sa coalition électorale, Trump fait l’analyse strictement inverse. Pour lui, les républicains ont perdu parce qu’ils ne satisfont plus leurs électeurs les plus conservateurs, blancs, masculins, avec des représentants comme le multimillionnaire Romney, issu du secteur de la finance, auxquels ils ne peuvent plus s’identifier. Le nouveau masque politique de Trump devient donc le véhicule auquel peuvent s’agréger toutes ces familles de la « droite de la droite » conservatrice états-unienne, qui ont formé jusqu’alors des clans séparés : les « nationaux-populistes » anti-immigration réunis à l’époque par Steve Bannon sur le site internet Breitbart, les chrétiens évangéliques blancs déçus du manque d’ardeur des précédentes administrations républicaines Bush pour renverser le droit à l’avortement, les conservateurs libertariens anti-État fédéral et antisystème jusque-là tenus aux marges du parti républicain par les candidatures de Ron Paul. Cette coalition inédite triomphe lors des primaires républicaines de 2016 en dépit des préventions initiales des cadres et des élus du parti qui finirent par soutenir Trump jusqu’à la Maison-Blanche. Et, par une application stricte de son programme d’« insurgé » conservateur radical, sans aucun pivot ou concession vers le centre, Trump consolide cet attelage au point que le parti républicain devient sien, comme l’a démontré son procès en destitution qui vient de s’achever. Mitt Romney est alors le seul sénateur républicain à voter contre Trump. Mais son isolement et le traitement de paria reçu font mesurer combien lui-même a été « destitué » depuis 2012 à l’intérieur de son propre parti.
La trajectoire étrangement inverse de Mitt Romney vis-à-vis de Donald Trump ramène à la seconde question : pourquoi élus et électeurs républicains soutiennent-ils désormais avec autant de ferveur (94 % de soutien chez les républicains, selon un sondage Gallup de début février) un homme dont ils savent pertinemment que le masque adopté de conservateur nationaliste intransigeant n’est qu’un rôle ? Comment croire au patriotisme clamé sur tous les tons par le Président quand on le voit, le 3 février, railler l’hymne national ou quand on se souvient qu’il a tout fait pour échapper à la guerre du Vietnam ? Quant au Trump défenseur des valeurs évangéliques, qui ne manque jamais une occasion de prier en public… C’est l’homme qui, pendant la campagne présidentielle 2016, a payé le silence d’actrices porno ou de playmates qui furent ses maîtresses via son avocat d’alors, Michael Cohen.
On ne peut faire que des hypothèses sur cette adhésion des conservateurs républicains au masque politique de Trump. La première serait une comparaison avec le précédent grand « transformateur » du parti républicain, Ronald Reagan, qui était justement… un acteur. Comédien démocrate de gauche à la fin des années 1930 à Hollywood, il se transformera progressivement, en particulier par le sas de la chasse aux sorcières, en activiste puis en politique conservateur de droite. Et Ronald Reagan le divorcé amena pourtant les Blancs évangéliques vers le parti républicain trente ans plus tard, lors de la campagne de 1980. Le même aussi, qui avait joué en 1951 dans une comédie de série B Bedtime for Bonzo en compagnie d’un chimpanzé, en vint à incarner trente ans plus tard la réaffirmation martiale de la superpuissance états-unienne dans le monde.
Les républicains aiment donc se donner comme chefs des acteurs qui portent des masques aussi successifs que contradictoires. Sans doute parce, n’étant pas issus des rangs conservateurs, Reagan comme Trump pouvaient porter un message de réunification dans un parti qu’à chaque fois ils ont repris divisé et affaibli (Reagan après le Watergate, Trump après les deux défaites contre Obama). Et aussi parce que, tous deux étant acteurs autant que politiques, ils pouvaient être le messager idéal, masque vierge modelé par les attentes inassouvies d’un électorat conservateur.
Une seconde hypothèse est de considérer à quel point Trump et son masque politique de champion des Blancs conservateurs et religieux est vital pour un parti républicain menacé sinon d’extinction, au moins de marginalisation politique. C’est la thèse défendue par les politistes d’Harvard Steven Levitsky et Daniel Ziblatt dans La mort des démocraties (Calmann-Lévy, 2019). Si Trump a eu un tel écho avec son message et malgré les contradictions de ses incarnations successives, c’est qu’il répond à l’angoisse existentielle d’élus et d’électeurs républicains constatant la réduction comme peau de chagrin du poids des Blancs chrétiens dans l’électorat (73 % en 1992, 57 % en 2012). Mus par la crainte de voir leur position dominante s’éroder face à la montée en puissance de la diversité raciale et au « libéralisme » accru des jeunes générations, les républicains ont adopté la dernière déclinaison politique de Trump car elle était ce dont ils avaient besoin : un chef exhibant virilité et certitude conservatrice pour leur promettre de garder le pouvoir, à tout prix. Pour Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, ce prix est celui d’entorses institutionnelles répétées à la séparation des pouvoirs et à la sincérité du suffrage.
Quelle que soit l’hypothèse retenue, on comprend que les républicains et une minorité d’États-Uniens en 2016 ont accepté ce Trump jouant au conservateur radical sans s’attacher au vrai visage sous le masque. Et on pressent déjà la difficulté pour les démocrates de démasquer Trump, comme l’a montré l’affaire de l’impeachment qui vient de s’achever. Il a été impossible de circonvenir ce président pourtant dévoilé comme ayant usé de ses fonctions à des fins politiques personnelles, précisément à cause du refus républicain de « voir ». Ce sera un des enjeux majeurs de la présidentielle à venir pour les démocrates d’y parvenir avec une majorité d’électeurs. Et nous serons là si le masque tombe !