Qui a dit, au sortir de la COP21, c’est un très bon accord qui donne un signal important
? Un politique, un militant du climat, un journaliste ? Non, c’est Patrick Pouyanné, le patron de Total, une des entreprises françaises les plus émettrices de CO2. Dans un entretien à l’AFP, le dirigeant du groupe pétrolier a commenté ainsi l’accord de Paris : Cela correspond à ce qu’espérait le monde des entreprises : savoir vers où on va, de façon à intégrer cette dimension dans nos stratégies, dans nos évolutions.
Une déclaration à l’image des réactions patronales. « Les banques françaises tiennent à saluer l’accord conclu ce week-end, a fait savoir la Fédération bancaire française, le lobby des banques. Partenaires officielles de la COP21, les banques françaises sont résolument engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique où elles jouent un rôle clé. »
Des patrons pollueurs satisfaits d’un accord qui va les engager à diminuer leurs émissions de CO2 ou restreindre leur capacité à faire des affaires, voilà qui est a priori paradoxal. Mais si les chefs d’entreprise sont contents et le disent, c’est parce que la conférence s’est très bien déroulée pour eux. Ils sont apparus comme les meilleurs défenseurs du climat aux côté des ONG et ont pu faire la publicité de leurs solutions
pour lutter contre le réchauffement. Il n’y a pas eu de clash, comme à la conférence de Varsovie, en 2013, quand les ONG avaient spectaculairement quitté le lieu où se déroulaient les discussions en dénonçant l’influence des grandes entreprises sur les négociations
, et en faisant savoir leur refus des fausses solutions
présentées par celles-ci. À l’époque, c’est l’organisation parallèle d’un sommet mondial sur le charbon et le climat
qui avait provoqué l’ire des militants écolos. Cette année, la présence des entreprises a été tout aussi massive, mais elle a été beaucoup plus subtile. On n’a pas parlé charbon ou nucléaire (autre énergie qui met en colère les ONG) : les dirigeants d’entreprise avaient bien préparé leur communication, avant et pendant la COP. Et n’ont fait face qu’à quelques critiques.
Pour réussir ce tour de force, il a fallu donner de sa personne. Les PDG ont ainsi rivalisé de déclarations dans les médias ou dans des débats pour assurer qu’ils étaient personnellement
concernés par l’enjeu climatique, et faisaient de la lutte contre le réchauffement leur tout premier combat. On a ainsi beaucoup entendu Gérard Mestrallet, le PDG d’Engie (ex-GDF Suez), raconter qu’il est un ancien combattant
des négociations climatiques, déjà présent à la conférence de Rio il y a vingt ans
, et qui a l’absolue certitude que le réchauffement de la planète peut conduire à une catastrophe et endommager durablement l’équilibre à la surface du globe
. Certains sont même allés jusqu’à publier (et peut-être même écrire) un livre, comme Pierre-André de Chalendar, le PDG de Saint-Gobain. Le titre de l’ouvrage de ce dernier - Notre combat pour le climat (éditions Le Passeur) - suffit à montrer l’implication de son auteur. Chalendar y assure qu’il y a urgence à agir pour éviter une catastrophe irréversible
.
À ceux qui n’y verraient que des déclarations d’intention, les chefs d’entreprise ont une réponse toute prête : Nos entreprises ont fait des efforts.
Effectivement, il a fallu donner des gages et rivaliser d’annonces spectaculaires pour ne pas se faire accuser de faire du « greenwashing ». Les énergéticiens et les banques ont ainsi promis qu’ils allaient arrêter le charbon, l’énergie fossile la plus polluante et la plus utilisée dans le monde. Même si, en réalité, c’est un peu plus compliqué que cela, et que la fin des mines et des centrales à charbon, ce n’est pas pour aujourd’hui (voir épisode 2). Les gros émetteurs de CO2, eux, ont appelé à donner un prix au carbone - en créant une taxe ou en mettant en place un marché du carbone -, a priori en totale contradiction avec leurs intérêts. Initiateur d’une telle demande, en juin 2015, avec cinq autres pétroliers (BP, Statoil, Eni, Shell et BG Group), Pouyanné explique le paradoxe de la situation : C’est un acte assez original d’avoir des entreprises qui expliquent qu’elles veulent que leur produit coûte plus cher, et qui, en plus, le réclament à des États, fait remarquer le patron de Total. Mais le prix du carbone est le moyen de réinternaliser dans les diverses énergies le coût du climat. Et on a envie de faire des choix d’investissement qui ont une visibilité.
Sauf que plaider pour une solution qui n’en est aujourd’hui qu’au stade de discussion au niveau des États ne présage en rien de l’attitude des mêmes entreprises quand il faudra fixer le prix du carbone. Et on peut d’ores et déjà prévoir que celles-ci plaideront pour mettre en place un marché du carbone (plus souple) qu’une taxe.
À quelques semaines de l’ouverture de la COP21, les patrons se sont dit que se réunir à plusieurs donnerait du poids à leurs promesses. Les conférences de presse communes se sont multipliées. On a ainsi vu le dirigeant de Total le 16 octobre avec huit pétroliers mondiaux (dont Saudi Aramco et Repsol) présenter le « Oil and Gas Climate Initiative », une initiative de dirigeants de compagnies pétrolières et gazières mobilisés pour le climat
. Puis, le 26 novembre, le même Pouyanné aux côtés notamment de Denis Kessler (Scor), Jean-Pierre Clamadieu (Solvay) et Pierre-André Chalendar, pour dévoiler un manifeste pour le climat
de 39 grandes entreprises françaises disant lutter activement contre le changement climatique
, engagements chiffrés à l’appui. À les croire, il serait prévu d’investir d’ici à 2020, 45 milliards d’euros pour des projets industriels et de R&D dans les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et d’autres technologies bas carbone
. Seul hic, aucun organisme de contrôle et aucune sanction ne sont prévus en cas de manquement à ces promesses…
Dans leur quête de respectabilité verte, les entreprises ont pu compter sur un allié de poids : le gouvernement français. En panne de financement, le ministère des Affaires étrangères est allé frapper à leur porte pour qu’elles deviennent sponsors de la COP, quelles que soient leurs pratiques en matière environnementale. EDF, Engie, Air France, Renault, et des dizaines d’autres ont dit « oui » et ainsi contribué à hauteur de 17 millions d’euros au financement de la conférence. En échange, elles ont pu accoler le logo officiel de la COP21 à leur campagnes de communication. La feuille verte à l’intérieur de laquelle se trouve une tour Eiffel s’est ainsi retrouvée sur les comptes Twitter et les sites internet des entreprises. Et on l’a même vu sur des voitures électriques promotionnelles Renault qui ont sillonné Paris.
[PR] Renault-Nissan installs 90 new #EV charge spots around #Paris for #COP21 | Read more: https://t.co/oY3RCK7Z1T pic.twitter.com/I6s1YlKuwU
— Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi (@Alliance_RNM) November 19, 2015
Cette débauche d’annonces annonçait une présence massive des entreprises pendant la COP21, et celle-ci a bien eu lieu. Au Bourget, dans la « zone bleue » sous l’égide de l’ONU où se déroulaient les négociations, les chefs d’entreprise ont pu truster les conférences et les débats. Dès le soir du premier jour, le 30 novembre, on a ainsi vu Gérard Mestrallet à la tribune, aux côtés de François Hollande et du Premier ministre indien Narendra Modi, lancer l’« Alliance solaire internationale », une initiative qui vise à fédérer les efforts des pays en développement pour attirer les investissements et les technologies solaires
. En deuxième semaine, l’événement « Caring for Climate Business forum », sponsorisé notamment par EDF, a, comme son nom l’indique, réuni nombre de patrons de multinationales pour parler climat. Les mêmes se sont retrouvés dans le cadre du « plan d’action Lima-Paris », qui permet aux acteurs non étatiques d’inscrire leurs engagements pour le climat sous l’égide des Nations Unies.
Et, comme cela ne suffisait pas, des espaces spéciaux pour les entreprises avaient été prévus. Le musée de l’Air et de l’Espace, situé à quelques centaines de mètres de la « zone bleue », a accueilli pendant la COP la « Galerie des solutions », sorte de salon pour professionnels désireux de découvrir les dernières inventions pour s’adapter
ou lutter
contre le changement climatique. En le visitant, on ne pouvait pas manquer deux gros stands de sociétés françaises : celui de Bouygues, qui faisait la publicité de sa route solaire
mise au point par sa filiale Colas, ou celui de Thalès, qui vendait ses expériences sur les trajectoires des avions destinées à leur faire économiser du carburant. Avec le même esprit, mais à destination du grand public, l’exposition « Solutions COP21 » s’est tenue parallèlement au Grand Palais, à Paris. Renault a pu y faire la publicité de ses voitures électriques, Veolia montrer comment capter le méthane, un gaz très polluant, L’Oréal organiser un test de connaissance sur le climat, Avril-Sofiprotéol, le leader français des agro-carburants, faire la publicité du diester…
Les négociations sur le climat sont devenues presque aussi attractives pour les chefs d’entreprise que le World Economic Forum de Davos.
Et puisque les patrons étaient prévus pour venir en masse à Paris, certains se sont dit qu’il serait trop bête de ne pas en profiter pour organiser des événements permettant de faire du networking. L’hôtel Potocki, propriété de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, a ainsi accueilli le 6 décembre Richard Branson, le patron bien connu de Virgin, Ted Turner, ex-dirigeant de CNN, et des dizaines d’autres financiers, patrons et philanthropes, dans le cadre du World Climate Summit, qui se vend comme le premier forum annuel de financiers prêts à mettre en œuvre une économie verte
. Le 8 décembre, dans le même lieu, s’est déroulée la conférence « Energy for Tomorrow », organisée par le New York Times, qui promettait aux participants des possibilités inégalées de rencontrer les 300 penseurs les plus influents et novateurs en matière d’énergie aujourd’hui
. Au programme, notamment, un dîner-conférence au cours duquel on pouvait écouter Carlos Ghosn, PDG de Renault, partager sa vision d’un monde dans lequel les véhicules zéro-émissions que nous conduisons sont sexy, intelligents, silencieux, et alimentés par le soleil, le vent et l’eau
. Enfin, et si on était capable de se dédoubler, le même jour, le stade de France accueillait le Sustainable Innovation Forum, un événement organisé par BMW, et financé notamment par Coca-Cola et BNP Paribas, se vendant comme le forum pour affaires le plus grand et prestigieux de la COP21
avec un droit d’entrée de 500 dollars. Une telle accumulation en devenait ironique, même pour Bloomberg, l’agence du monde des affaires. « Les négociations sur le climat sont devenues presque aussi attractives pour les chefs d’entreprise que le World Economic Forum de Davos, a ainsi commenté l’agence. À Paris cette semaine, vous ne pouviez pas lever une flûte à champagne sans vous heurter à l’un des dizaines d’événements organisés par des grosses entreprises, un contraste saisissant par rapport aux conférences de Copenhague, Cancun et Lima, où les entreprises ne faisaient que des apparitions. »
Face à cette abondance de greenwashing, la réaction des ONG, même les plus radicales, a été très faible. Au sein de la « zone bleue », aucun patron n’a été sifflé, et tous les événements pro-entreprises se sont déroulés sans incident. « On respecte la COP, on ne veut pas y mettre le bazar, justifie après coup Sylvain Angerand, des Les Amis de la Terre, une ONG pourtant habituée des actions de désobéissance civile. On ne veut pas envoyer de message qu’on est contre la COP. » Seule l’exposition au Grand Palais a été perturbée le jour de son inauguration, parce que, elle, elle était organisée par l’État français
, dixit Sylvain Angerand. Les Amis de la Terre avaient ainsi prévu de réaliser un toxic tour
pour dénoncer les fausses solutions
présentées par les entreprises. Mais l’action a tourné court (voir épisode précédent). Des dizaines de policiers ont entouré les militants et les ont expulsés violemment. Pas de quoi gêner la belle COP21 des entreprises.