Le moment est bien choisi. Une semaine après la publication dans Valeurs actuelles d’une fiction raciste mettant en scène la députée de La France insoumise Danièle Obono en esclave africaine du XVIIIe siècle, quelques jours après que, du fait de ce récit, LCI ait décidé de virer de son antenne Geoffroy Lejeune, le directeur de la rédaction de l’hebdo, Europe 1 fait son marché dans le magazine. Selon nos informations, la station du groupe Lagardère a en effet décidé de nommer Louis de Raguenel à la tête de son service politique. Le poste est éminemment sensible et le symbole particulièrement fort : une radio nationale coiffe son service politique d’un des rédacteurs en chef de Valeurs actuelles, tête de pont particulièrement remuante ces temps-ci de l’extrême droite française.
D’aucuns parleraient de grand remplacement. Les chaînes info, CNews en tête, farcissent leurs plateaux de débatteurs venus de Valeurs actuelles, de l’extrême droite au pire, de l’ultraconservatisme au mieux. Citons, sur la chaîne info de Vincent Bolloré, la tête de gondole du mouvement Éric Zemmour, Charlotte d’Ornellas, Jean-Claude Dassier, ancien directeur de LCI mais surtout membre du comité éditorial de Valeurs actuelles, Ivan Rioufol du Figaro, Gilles-William Goldnadel (qui tient chronique, ben oui, chez Valeurs actuelles) ou encore l’invité permanent Jean Messiha, du Rassemblement national. On allait oublier Élisabeth Levy, de Causeur. Si Geoffroy Lejeune a été exfiltré de LCI
Les élus de la rédaction d’Europe 1 rappellent leur attachement au caractère généraliste de notre antenne et à un traitement non idéologisé de l’information.
Dire si celle d’Europe 1 s’est étranglée à la publication, vendredi sur Twitter, de notre info sur la nomination de Raguenel… Ce samedi, dans un communiqué, la Société des rédacteurs (SDR) d’Europe 1 dit « s’opposer farouchement » à l’arrivée de Raguenel : « Les élus de la rédaction d’Europe 1 rappellent leur attachement au caractère généraliste de notre antenne et à un traitement non idéologisé de l’information. » Le Syndicat national des journalistes (SNJ) a affiché un tract dans les locaux de la station dénonçant « l’incroyable inconséquence de la rédaction » : « Si on voulait ancrer dans l’esprit de nos auditeurs l’idée qu’Europe 1, jusque-là radio ouverte à tous les courants de pensée, s’apprête, à 18 mois de la présidentielle, à devenir une radio d’opinion penchant très fortement à droite, on ne s’y prendrait pas autrement. » Aux Jours, Olivier Samain, délégué syndical SNJ de la station, confie : « Ce qui m’effraie, c’est que nos directeurs n’ont pas imaginé que ça allait créer une énorme crise en interne. Est-ce qu’ils avaient tous leurs neurones ? C’est tellement signifiant sur ce qu’Europe 1 est en train de devenir !»
De son côté, la SDR « déplore le signal envoyé sur le plan éditorial et des valeurs journalistiques ». Car Louis de Raguenel a un CV qui parle pour lui. Il est au départ un militant UMP qui devient en 2011 conseiller numérique du ministre de l’Intérieur Claude Guéant, avant de diriger la cellule « nouvelles technologies et veille » du directeur général de la police nationale, Claude Balland. En 2013, le voilà journaliste à Valeurs actuelles, en charge du web de l’hebdo. Ça s’appelle une carrière. En 2014, Libération poisse Louis de Raguenel en pleine barbouzerie : c’est lui qui écrit, sans le signer, un article de Valeurs actuelles dévoilant les rendez-vous et donc les sources des journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme afin d’échafauder la thèse d’un cabinet noir au sein de la présidence Hollande destiné à faire tomber Nicolas Sarkozy. Or, selon Libération, Davet et Lhomme ont été pris en filature et leurs rendez-vous se retrouvent ensuite dans Valeurs actuelles… La SDR d’Europe 1 rappelle d’ailleurs, ironique, qu’elle avait alors signé l’appel d’une quinzaine de sociétés de journalistes dénonçant le dévoilement des sources de Davet et Lhomme par Valeurs actuelles.
Depuis, Louis de Raguenel a fait son chemin à Valeurs actuelles. On lui doit un gros coup : l’interview d’Emmanuel Macron, la première accordée par un président de la République en exercice à l’hebdomadaire. C’était en octobre 2019 et Macron, à l’aise, reprenait une expression chère à l’extrême droite, évoquant « ces droits-de-l’hommiste la main sur le cœur » (lire l’épisode 36 de notre série In bed with Macron).
Vendredi, le directeur de l’information de la station, Donat Vidal Revel, réunit rédacteurs en chef et chefs de service pour leur annoncer la nouvelle en demandant la confidentialité : les salariés ne doivent pas être au courant. Raté, l’information fait le tour de la station immédiatement. « Il y a un malaise énorme à la rédac, on est consternés », dit Olivier Samain aux Jours. « Les crédos de la radio, c’est “écouter le monde changer”, “décrypter le monde”. Est-ce que c’est compatible avec un tel recrutement ? » s’interroge un autre. Un troisième dénonce « une violence institutionnelle à Europe 1 », tandis qu’un reporter s’inquiète : « Est-ce que les politiques viendront encore sur Europe 1 ? » Aux journalistes, Donat Vidal Revel a juré la main sur le cœur qu’il n’y aurait pas d’« alignement éditorial ». Mais pourquoi alors aller chercher Louis de Raguenel dont, dans son texte, la SDR fait remarquer qu’il n’a jamais « été membre du service politique d’aucune rédaction » et que « jamais un journaliste ouvertement marqué politiquement n’a été chef du service politique » d’Europe 1 ?
Derrière le recrutement de Raguenel, un nom revient dans la bouche de nombre de journalistes : Charles Villeneuve. L’ancien des barbouzeries télévisuelles de TF1, continue, à 79 balais, de hanter Europe 1 où il est quotidiennement du Débat des grandes voix cacochymes (c’est nous qui ajoutons le qualificatif). Et en coulisses, il oriente les choix de la station, dans une espèce de « shadow cabinet » qui compte aussi Ramzi Khiroun, le dircom du groupe Lagardère. « On s’interroge sur le rôle que joue dans l’ombre Charles Villeneuve », rapporte Olivier Samain, du SNJ. « Il est tout le temps fourré dans le bureau de Donat Vidal Revel », raconte un journaliste. A-t-il soufflé le nom de Raguenel ? Après tout, Villeneuve le connaît bien puisque môssieur Charles est le vice-président de Valmonde, la société éditrice de Valeurs actuelles (que préside Étienne Mougeotte).
S’agit-il de donner des gages à Vincent Bolloré, à qui l’on prête l’intention de mettre la main sur Europe 1 pour l’atteler à CNews, chaîne que l’on présente comme le Fox News à la française ?
Mais et notre bon Vincent dans l’affaire alors ? On imagine que le propriétaire de CNews, déjà transformée en petite boutique des horreurs d’extrême droite, doit apprécier la venue de Louis de Raguenel à un poste aussi prestigieux dans la radio qu’il lorgne… Ainsi que nous le racontons dans L’empire, la série que Les Jours lui consacrent, Vincent Bolloré s’est mis en tête de grignoter l’empire Lagardère, au point que Vivendi en est désormais le premier actionnaire. Objectif pour Bolloré : Europe 1, qu’il verrait bien fonctionner de pair avec CNews. Avouons que dans ce contexte, l’arrivée de Raguenel est idoine. Vincent Bolloré est lancé dans un combat contre Arnaud Lagardère (lire l’épisode 140 de L’empire, « Bolloré fait du rentre-dedans à Lagardère ») pour le faire sauter de la tête de son groupe. Méfiant, le SNJ se demande s’il ne s’agit pas là de « donner des gages à Vincent Bolloré, à qui l’on prête l’intention de mettre la main sur Europe 1 pour l’atteler à CNews, chaîne que l’on présente comme le Fox News à la française ». Pour un journaliste, ça ne fait pas un pli : « Ça fait quand même alignement de planètes. »
La SDR a demandé à la direction d’Europe 1 de revenir sur la nomination de Louis de Raguenel. C’est non. Si Donat Vidal Revel n’a pas donné suite à nos appels, il a répondu dans un mail interne à la SDR, dont Les Jours ont eu copie, qu’il n’était « pas question » de renoncer à Raguenel en qui il voit un journaliste « de talent », « extrêmement bien informé » et un chef « prometteur ». Il assure également se porter « garant » de « la ligne éditoriale d’Europe 1, qui ne bouge pas, et qui ne bougera pas ». Puis, sentant bien qu’il y a le feu à la maison Europe 1, le directeur a envoyé samedi en fin d’après-midi un autre mail à tous les salariés qui taxe de « fiction » « l’analyse politique qui est faite concernant la nomination de Louis de Raguenel comme chef du service politique d’Europe 1 ». Il poursuit : « Décrire ce recrutement comme étant la préfiguration d’une “Fox news à la française” mélangeant TV et radio ne repose sur rien et joue sur les fantasmes. » Pour lui, ce recrutement a une raison bien simple : « Louis de Raguenel est un excellent confrère qui dispose de sources de première main et d’une relation de grande confiance avec de nombreuses et nombreux responsables politiques, à tous les niveaux. » Les gens sont méchants, alors que Raguenel est, selon son enthousiaste nouveau patron, « d’une grande gentillesse et devoir écrire tout cela m’interroge sur les procès d’intention qui sont parfois à l’œuvre ». Vilains journalistes qu’il invite, en conclusion, à accueillir « avec la plus grande ouverture d’esprit [leur] nouveau confrère ». Donat Vidal Reval va être déçu. Les salariés d’Europe 1 doivent se réunir lundi avec ce mot d’ordre : « Il faut qu’on organise la riposte. »
Mis à jour le 7 septembre 2020 à 11 h 59. Réunis en assemblée générale ce lundi matin par la Société des rédacteurs d’Europe 1 (SDR) et le Syndicat national des journalistes (SNJ), les salariés ont organisé un vote avec cette question : « Oui ou non, soutenez-vous la demande de la SDR pour que la direction renonce à nommer Louis de Raguenel à la tête du service politique d’Europe 1 ?» Résultat sans appel : 114 salariés approuvent l’action de la SDR quand trois seulement expriment leur désaccord. Après ce vote, la Société des rédacteurs va demander un rendez-vous à Constance Benqué, présidente d’Europe 1, et Donat Vidal Revel, directeur de l’information.Mis à jour le 8 septembre 2020 à 13h38. Les élus syndicaux et de la Société des rédacteurs (SDR) d’Europe 1 ont rencontré ce mardi matin Constance Benqué, présidente d’Europe 1, et Donat Vidal Revel, directeur de l’information. « Un échange où on a pu tout se dire les uns les autres. Même si on n’est pas forcément d’accord, il y a eu de l’écoute », selon Théo Maneval, président de la SDR. De l’écoute, mais chacun reste campé sur ses positions, et il n’a a pas eu de décision ou de recul de la part de la direction sur le recrutement de Louis de Raguenel au poste de chef du service politique. Selon le compte-rendu de la rencontre, « Constance Benqué et Donat Vidal Revel vont à présent échanger entre eux puis avec l’actionnaire [Arnaud Lagardère, ndlr], avant de revenir vers nous. » Les représentants des salariés et journalistes et la direction se sont donné un nouveau rendez-vous mercredi.