De Marseille
La candidature de Jean-Luc Mélenchon chez les Insoumis de Marseille a provoqué la semaine dernière un premier effet très notable. Elle a réveillé le député socialiste de la circonscription, Patrick Mennucci. Très actif à l’Assemblée, l’élu se préparait à une campagne de routine, dans cette circo très à gauche. Puis cette concurrence redoutable lui est tombée sur le râble. « Je ne suis pas sûr qu’humainement, Mélenchon réalise complètement ce que cela me fait, grinçait-il samedi après-midi en sortant d’un bistrot où il rencontrait des électeurs. Il m’a mis la rage et a donné un enjeu très particulier à cette campagne, qui démarrait en ronronnant un peu. »
Mennucci ne décolère pas. Il répète en boucle ne pas comprendre pourquoi Mélenchon est venu se présenter contre « un élu de gauche qui fait son boulot » et non face au Front national dans les quartiers nord. Le député se retrouve en réalité obligé de jouer sa survie politique dans une élection qui semblait acquise. Le souffle fétide de sa mort politique sur sa nuque le motive. C’est « angoissant », avoue-t-il. S’il perd contre le leader de La France insoumise, après avoir déjà perdu en 2014 sa mairie de secteur, Mennucci pourra rouvrir une concession automobile, l’un de ses premiers métiers : la traversée du désert serait très longue.
Pour ajouter à sa colère, Mélenchon s’est choisi comme suppléante une écologiste marseillaise, Sophie Camard, alors que Mennucci a le soutien officiel d’Europe Écologie - Les Verts. Surtout, l’ancien sénateur a fait préparer son atterrissage politique marseillais par Bernard Pignerol, ancien président de la commission des conflits au PS, qui connaît très bien les mœurs et les acteurs marseillais : c’est lui qui s’était occupé en 2012, dans le cadre de la commission des conflits, de l’affaire Guérini. Puis Pignerol avait passé beaucoup de temps à Marseille en 2014 : en cas de victoire aux municipales, Mennucci prévoyait de faire de lui son directeur général des services à la ville…
D’emblée, comme deux boxeurs, les deux candidats, anciens camarades au PS, se sont jetés l’un sur l’autre pour un échange de bourre-pifs (c’est une image). Mélenchon souligne que Mennucci a besoin de préciser sur ses affiches qu’il est de gauche, et mercredi soir, l’un des sept jeunes militants venus de Paris pour coordonner sa campagne locale disait aux militants locaux, lors d’une réunion de circonscription : « Les vieilles élites de parti s’accrochent au pouvoir et se partagent ici les marchés publics. Nous allons mettre fin à cela. C’est pour ça que monsieur Mennucci a raison d’avoir très peur de notre arrivée. » De son côté, Mennucci confiait samedi après-midi, dans une réunion publique à Belsunce, un quartier du centre : « Tout le monde a le droit d’être candidat partout, mais tout le monde a le droit aussi de s’y faire battre. Franchement, je préfère l’attitude de Gaspard Gantzer qui avait été parachuté à Rennes et qui a renoncé en reconnaissant que ses racines sont à Paris. J’ai plus de respect pour lui. »
Patrick Mennucci a été tellement désagréable avec tout le monde ici qu’une bonne partie de la classe politique, à droite comme à gauche, va essayer de se débarrasser de lui.
Le parachutage est toujours un moment délicat à Marseille. Beaucoup s’y sont cassé les dents. Les exemples d’atterrissages réussis sont extrêmement rares. Le dernier postulant en date, Jean-Pierre Mignard, avocat de François Hollande, a fait un petit tour pour le PS aux législatives de 2012, avant de repartir sur la pointe des pieds (il a depuis rejoint Emmanuel Macron). « C’est une cité-État où l’on est bien dans l’entre-soi, reconnaît Benoît Payan, jeune conseiller départemental PS dont le canton couvre 60 % de la circonscription. Le corps social se rebelle quand un corps étranger tente de se greffer. Je pense que ce sera difficile pour Mélenchon. » L’avocat Yves Moraine, président des Républicains au conseil municipal, tempère : « C’est vrai qu’il existe souvent une sorte de solidarité marseillaise, mais je ne crois pas qu’elle va jouer cette fois. Cela aurait été un autre socialiste, peut-être que certains l’auraient aidé discrètement, par patriotisme marseillais. Mais Patrick Mennucci a été tellement désagréable avec tout le monde ici qu’une bonne partie de la classe politique, à droite comme à gauche, va essayer de se débarrasser de lui. » D’autres élus relèvent par ailleurs que Gaston Defferre, maire de 1953 à sa mort en 1986, n’était pas marseillais. « Mais il venait de la France libre, dont les parachutages étaient beaucoup mieux accueillis », sourit Renaud Muselier, probable futur président Les Républicains de la région Paca en remplacement de Christian Estrosi.
Pour Renaud Muselier, « c’est le pot au noir dans cette circonscription. Mélenchon a un talent fou mais Mennucci est intelligent et très accrocheur, il n’a peur de rien. Ce sera difficile pour les autres d’exister. Avec le score de Mélenchon dans cette circonscription [39,09 %, ndlr], plus ce que nous venons de vivre, ce climat insurrectionnel, Mennucci est vraiment en danger. Mais Mélenchon a un problème d’implantation locale et il faut qu’il fasse attention à éviter les caricatures parisiennes. J’ai lu que, pour son premier jour, il parlait à tout le monde de bouillabaisse. Vous connaissez un seul élu marseillais qui placerait la bouillabaisse dans ses discours ? »
Surtout, pour votre sécurité, ne faites jamais rien seuls, tractez au moins à trois et, pour coller, c’est bien d’être encore un peu plus, avec un qui surveille tout ce qui se passe autour.
Tout le monde s’attend à une campagne rugueuse, agressive, et l’un des responsables Insoumis du coin prévenait les militants, le mercredi 4 mai, juste après l’annonce de l’arrivée de Mélenchon : « Attention, dans cette circonscription, les chevaux de retour de la politique ne sont pas connus pour être gentils. Ils vont être très désagréables avec vous, ils vont venir vous chercher. Cela va demander beaucoup de responsabilité. » Le mouvement craint la triche, prévoit d’envoyer deux militants par bureau de vote les 11 et 18 juin. Mercredi soir, l’un des membres de l’équipe parisienne de Mélenchon en a ajouté une couche : « Surtout, pour votre sécurité, ne faites jamais rien seuls, tractez au moins à trois et, pour coller, c’est bien d’être encore un peu plus, avec un qui surveille tout ce qui se passe autour. » Puis un militant dans le public a dit : « Moi, je suis policier aux Chartreux. Si vous avez un souci, venez me voir, je prendrai votre plainte ou vous aiguillerai vers un policier Insoumis. » Pour l’impartialité du service public, ça part mal.
Le duel entre Insoumis et partisans de Mennucci pourrait virer au choc culturel. Patrick Mennucci est un professionnel des campagnes. Il a dirigé celle de Ségolène Royal à la présidentielle de 2007. Celle de Jean-Noël Guérini aux municipales de 2008. Il sait organiser, motiver, a une grosse force de travail, connaît par cœur sa circonscription, sait actionner les réseaux qui permettent souvent de faire voter, notamment les communautés, même s’il dit détester ce mot. Là-dessus, les Insoumis partent de loin.
Pour l’instant, la « guerre des murs » a commencé. Les équipes de Mennucci et de la candidate Les Républicains, Solange Biaggi, sillonnent la circo nuit et jour, pour couvrir et se recouvrir. La campagne commence à peine, mais une épaisse croûte d’affiches recouvre déjà certains panneaux. « On ne va pas pouvoir rivaliser, on n’a pas assez de matériel de toute façon », disait lundi soir un militant Insoumis en massicotant sur les affiches qui avaient été préparées les noms des deux candidats remplacés par Mélenchon et sa suppléante. Pour compenser leur moindre expérience, les Insoumis préparent une campagne plus créative (on détaille cela bientôt). Cela avait permis une dynamique très forte pendant la présidentielle, mais auront-ils le temps cette fois-ci ? L’arrivée de Mélenchon et d’une équipe de coordinateurs, qui a débarqué mardi et restera à Marseille un mois, a pour l’instant figé un peu la campagne, les « locaux » attendant de savoir ce que les « nationaux » attendent d’eux. Mennucci, de son côté, n’arrête pas. Mais il fait dans le classique. Il est tous les matins devant les écoles, fait tous les marchés, ses militants collent, tractent, font du porte-à-porte, et tous les soirs du phoning. L’objectif est de créer une base électorale conséquente qu’il restera à essayer d’actionner par téléphone, juste avant le vote.
L’enjeu pour Patrick Mennucci est de récupérer une partie du vote utile : les électeurs socialistes qui se sont portés sur Mélenchon au premier tour de la présidentielle. Vu l’état du PS, dont le pronostic vital est particulièrement engagé à Marseille, il ne pourra compter que sur lui-même. Alors, le député sillonne toute la journée ses rues à pied, à scooter, tandis que Mélenchon, campagne nationale oblige, ne pourra être là que trois ou quatre jours par semaine.
Patrick Mennucci veut amener son adversaire sur le terrain local, les enjeux de circonscription, que l’ancien sénateur connaît mal. Jean-Luc Mélenchon, au contraire, va essayer de compenser son handicap par une campagne nationale. Il promet de faire de la ville « la capitale politique de la France ». Il dit qu’il n’a pas vocation à faire du porte-à-porte, qu’il n’est « pas témoin de Jéhovah ».
Attention, ce sont des quartiers spéciaux, il va falloir aussi y aller pour convaincre. Les arguments de la semaine dernière, par exemple, sur le parachutage et le fait que Mélenchon serait un pleutre, il faut aller y répondre sans attendre.
Anne-Laure Defoy, jeune ingénieure qui découvre la politique depuis quelques semaines et coordonne l’un des groupes d’appui locaux, défend la position de son candidat : « C’est très important de faire des choses localement, mais c’est toute la société qu’il faut changer. » Au début, elle aussi s’est demandé pourquoi Jean-Luc Mélenchon se présentait contre un député de gauche, « et pas contre le Front national ». Mais elle se dit à présent que s’il veut « conquérir l’Assemblée nationale et devenir Premier ministre », il faut qu’il obtienne « un score le plus élevé possible », et fasse campagne sur des thèmes nationaux.
Mardi soir, pendant une assemblée de circonscription, Adrien, jeune militant Insoumis descendu avec l’équipe parisienne, expliquait aux camarades locaux : « Jean-Luc a besoin qu’on lui fasse remonter des explications sur ce qui se passe dans la ville, on a besoin d’exemples locaux de sujets nationaux. » Il voulait cela par mail, et précisait : « Faites court. De toute façon, vous savez, Jean-Luc utilisera cela dans un cadre médiatique contraint, où on ne peut jamais parler vingt minutes… » L’argument a fait tiquer un Insoumis d’une cinquantaine d’années : « Il n’y a pas que les plateaux télé. Attention, ce sont des quartiers spéciaux, il va falloir aussi y aller pour convaincre. Les arguments de la semaine dernière, par exemple, sur le parachutage et le fait que Mélenchon serait un pleutre, il faut aller y répondre sans attendre. »
Mennucci part avec une meilleure implantation, une bonne force de travail et une parfaite connaissance des dossiers locaux, mais il traîne derrière lui de nombreuses inimitiés. Il s’est montré trop peu fidèle, trop négligeant avec ceux qui se battent pour lui. Ils commencent du coup à être nombreux à vouloir sa perte politique. Nassurdine Haidari a travaillé longtemps aux côtés de l’élu. Il était son adjoint aux Sports à la mairie de secteur des Ier et VIIe arrondissements, dans le centre, mais roule cette fois-ci pour les Insoumis. « Je garde de la tendresse pour l’homme, parce qu’il m’a donné ma première chance, dit-il (non sans une dose sucrée de fourberie). Mais je pense qu’il est mort. Sa base de militants s’est évaporée et il a perdu tous ses proches, tout simplement parce qu’il les trahit, les remplace et, à force, ça se sait. » En 2012, alors qu’il faisait la campagne de Mennucci, Nassurdine s’était fait tabasser dans une cité acquise à Jean-Noël Guérini, contre qui Mennucci était en guerre. Deux ans plus tard, le député l’a lâché pour prendre sur ses listes aux municipales certains des agresseurs de 2012, qui lui apportaient leurs réseaux. « C’est une grosse machine intellectuelle, poursuit Nassurdine d’une voix douce, sans doute l’homme qui comprend le mieux les mécanismes sociaux et économiques de cette ville, son histoire. Mais il ne sait pas aimer les gens. Il a le syndrome de l’enfant unique : il ne pense qu’à lui. »
Renaud Muselier pense par ailleurs que « des forces parallèles » peuvent jouer contre Mennucci. Jean-Noël Guérini « n’a plus beaucoup de pouvoir de nuisance, mais ce qu’il lui reste est justement concentré dans cette circonscription ». Guérini est élu depuis 1977, il a été dix-huit ans président du conseil général, tenait la plupart des réseaux du coin, transformés en clientèle électorale qui se mettait à son service contre logements, emplois et promotions. Aujourd’hui, il ne peut plus rien distribuer (il reste conseiller départemental du quartier du Panier mais la gauche a perdu le département). Il ne reste qu’une haine tenace contre Mennucci, qu’il accuse d’avoir provoqué sa chute, et quelques liens d’amitié qu’il peut encore actionner. Les proches de Mennucci relève qu’en arrivant à Marseille, le premier réflexe de Jean-Luc Mélenchon a été d’aller voir le maire Les Républicains Jean-Claude Gaudin (lire l’épisode 1, « Mélenchon met le dawa dans l’engrenage marseillais »), mais aussi Lisette Narducci, maire de secteur qui connaît très bien les réseaux guérinistes, même si elle est désormais en froid avec son ex-mentor.
L’équipe Mennucci soupçonne Mélenchon de vouloir, à défaut d’ancrage, ratisser chez les ex-guérinistes, tout en lui donnant des leçons de morale. De son côté, le leader Insoumis prend soin de garder publiquement ses distances avec la tambouille marseillaise. Il rassure ceux que son arrivée pourrait inquiéter. « Autant le dire tout de suite, précisait-il la semaine dernière, je ne viens que pour la députation, pas pour faire les municipales ensuite. » Mennucci, au contraire, ne pense qu’à cela. S’il gagnait contre le leader national de La France insoumise, il revendiquerait un rôle de premier plan dans ce qu’il restera de groupe socialiste à l’Assemblée. Et considèrerait sa victoire comme un marchepied vers la mairie marseillaise. Il reste cependant du chemin.