Ils s’appellent Zélie, Maxence, Lakhdar, Kaïs Marylie, Jules, Makeda, Anas et Clément. Ils ont entre 20 et 24 ans et sont sympathisants des Républicains, d’Europe Écologie - Les Verts, de La France insoumise, ou du Rassemblement national ; mais aussi engagés au sein de mouvements citoyens écologistes et féministes ; ou bien déjà fatigués de la vie civique. Les Jours ont choisi de les raconter afin de prendre la température de cette génération (ou plutôt de ces morceaux de jeunesse) à l’aube de l’élection présidentielle 2022. Pendant plusieurs mois, ils seront nos yeux sur la santé du pays, les enjeux qui le traversent et ceux qui les concernent.
Ce sont eux qui décideront du prochain Président (ou Présidente, on ne désespère pas…). Avec 5 millions d’inscrits, la tranche des 18-24 ans est celle qui pèse théoriquement le plus sur les listes électorales ; les boomers n’ont qu’à bien se tenir… Sauf que les boomers, eux, votent, contrairement aux milléniaux. Et ça change tout. Lors du premier tour des dernières élections régionales, 87 % d’entre eux ont délaissé les urnes selon une estimation réalisée par l’institut Ipsos-Sopra Steria pour France Télévisions et Radio France. À l’inverse, les électeurs de plus de 65 ans ont participé en masse jusqu’à peser dans le corps électoral 1,4 fois leurs poids dans la population, relève Vincent Tiberj, chercheur au Centre Émile-Durkheim de Sciences-Po Bordeaux. Un déséquilibre qui a contribué à favoriser la droite.
Avec 66 % d’abstention, le premier tour des régionales 2021 a constitué le plus gros boycott électoral de l’histoire de la Ve République. Deux tiers de la nation votante qui ne s’exprime pas, c’est du jamais vu depuis le 24 septembre 2000 et les quasi 70 % d’abstention au référendum sur le quinquennat. Le silence comme premier parti de France ? Ça laisse une grosse tâche sur le drapeau tricolore. Le problème, c’est que cet effondrement de la participation (en particulier chez les jeunes) n’est pas un simple accident de parcours : en 2017, lors de la présidentielle
À quatre mois de la présidentielle, le constat est inquiétant. En s’isolant des isoloirs, les jeunes Français reflètent la déconnexion croissante entre les décideurs politiques et leurs électeurs. Pour Anne Muxel, directrice de recherches au Cevipof (centre de recherches politiques de Sciences-Po) et autrice de Politiquement jeune (éd. De l’aube, 2018), ils en sont même l’effet grossissant : « Les jeunes amplifient le mouvement d’abstention observé dans l’ensemble de la population. » Symptôme de la crise de représentation politique en germe depuis une quarantaine d’années, le recul de la participation est un message d’alerte adressé aux dirigeants. « L’abstention est devenue un outil citoyen pour faire entendre son mécontentement et désavouer l’offre électorale proposée. » Pour les jeunes, le silence est alors le meilleur moyen de se faire entendre.
On me force à ne pas voter car on ne me propose aucun candidat dans lequel je pourrais me reconnaître.
En nous donnant rendez-vous dans ce bar parisien près de la rue Saint-Maur, Anas sait très bien où il met les pieds. Ici, le jeune Corse est connu comme le loup blanc : l’établissement est tenu par de vieux amis, tous originaires de l’île. Les blagues fusent et l’accent nous téléporte dans la baie d’Ajaccio. « C’est ça, le vrai communautarisme », s’amuse-t-il. Avec ses lunettes rondes, sa petite moustache fine et sa veste tirant sur le gris chiné, cet étudiant en relations internationales a tenté le rêve américain en 2017 pour finalement atterrir à Montréal. Il y restera trois ans pour étudier. « Le Canada m’a construit. J’y ai acquis une grande ouverture d’esprit : j’ai appris à accepter les gens plutôt qu’à les juger. »
Entre deux coups de cuillères assénés à son tiramisu, il confie ne pas avoir voté en 2017. « J’étais au Canada. » Soit. Mais il aurait pu le faire par procuration, non ? Oui, le paternel avait d’ailleurs commencé les démarches pour lui. Sauf qu’au dernier moment, monsieur change d’avis. « Je me suis dit : “À quoi bon ?” Macron allait passer de toute façon, il n’avait pas besoin de ma voix. Alors j’ai fait le passager clandestin en profitant de l’effort collectif. » Cinq ans plus tard, sa position n’a pas bougé d’un iota : une nouvelle fois, Anas ne votera pas en 2022. Une décision prise à contre-cœur. « On me force à ne pas voter car on ne me propose aucun candidat dans lequel je pourrais me reconnaître. C’est comme si j’allais au restaurant et qu’on me donnait un menu avec plusieurs versions d’un même plat : comment je fais si je veux manger autre chose ? » Encore faudrait-il qu’Anas sache ce qu’il voudrait manger politiquement… Quoi qu’il en soit, sa voix à lui ne se brade pas : elle se gagne et plus encore, elle se mérite. « Le vote, c’est quelque chose de noble. Mais voter pour voter, c’est défigurer ce privilège. »
Le vote obéit à une vision très restreinte de la citoyenneté qui correspond de moins en moins à la jeune génération
Son sentiment de décalage avec l’offre politique, d’où vient-il ? D’un ras-le-bol essentiellement. « La politique c’est du cinéma, de la téléréalité. Les présidents se succèdent et rien ne change. » Son abstention s’explique aussi par ses racines insulaires : les débats politiques sont toujours apparus lointains aux yeux d’Anas. « La politique française reste avant tout une politique francilienne. C’est pas pour rien que la France, chez nous, on l’appelle “le Continent”. » C’est d’ailleurs pour son île que le jeune homme a donné son unique bulletin : comme beaucoup de Corses, il a choisi de voter nationaliste aux législatives de 2017. Une impulsion civique exceptionnelle car dotée de sens. Sens qui, selon lui, manque cruellement au scrutin présidentiel.
« Le vote obéit à une vision très restreinte de la citoyenneté qui correspond de moins en moins à la jeune génération » , confirme Vincent Tiberj, qui signe l’ouvrage Extinction de vote à paraître aux éditions PUF ce mois-ci. « Voter, c’est nécessairement élire, c’est donner de la légitimité à la démocratie représentative et aux élus qui la représentent. Mais si l’on décide de voter “contre” un candidat, le résultat final reste un “pour” en faveur de l’adversaire. Donc même sans le vouloir, voter c’est soutenir. »
Avec la nouvelle génération, la culture du vote évolue : le renouvellement générationnel dissout les cohortes (nées avant ou juste après la Seconde Guerre mondiale) qui perçoivent l’acte de vote comme un devoir au profit de milléniaux qui le considèrent davantage comme un droit. Un comportement que Vincent Tiberj fait remonter aux années 1970 et qui s’est amplifié lors des décennies suivantes. Ainsi, moins d’un électeur sur cinq âgé de moins de 29 ans a voté de manière systématique en 2017. L’importance du vote, longtemps considérée comme une évidence, est aujourd’hui remise en question et avec elle, la vision du Président comme figure providentielle.
Sous la pluie battante d’un samedi de novembre, nous rencontrons Jules à Caen (Calvados). Il a choisi de nous recevoir dans un restaurant mexicain (l’idée lui est venue après avoir vu le dernier Clint Eastwood quelques jours plus tôt). Très vite, on sent que le jeune homme n’est pas du coin. « Je suis venu rejoindre ma copine en attendant d’être embauché près de chez moi. » Chez lui, c’est Saint-Bonnet-le-Courreau (Loire), un bled de moins de 800 âmes perché sur les monts du Forez à une heure de Saint-Étienne. À 24 ans, ce passionné de trail est autoentrepreneur dans le secteur de l’agroenvironnement. La ruralité ? Il en a fait sa priorité.
Contrairement à Anas, Jules, lui, votera peut-être au premier tour. Celui ou celle qui arrachera sa voix sera le laudateur du local. Ou plutôt le « moins mauvais d’entre eux, s’il existe ». Cela ne nous dit rien sur son bord politique mais ça nous apprend une chose : son bulletin, très volatil, pourrait atterrir aussi bien à gauche qu’à droite. Enfin pas trop à droite quand même : « La blonde, là, elle ne m’aura jamais. » Pour lui, l’activité agricole est incompatible avec la xénophobie. « Produire, c’est intégrer l’autre. »
C’est cependant sans entrain que le jeune homme aborde cette édition 2022. « L’élection présidentielle, ça ne veut plus dire grand-chose : c’est beaucoup de promesses et peu de suivi pendant le mandat. Je préfère soutenir un maire ou une communauté de communes. Là, on voit vraiment les choses avancer. » Jules est fatigué du présidentialisme, de cet élu central sur qui les électeurs misent et dont le charisme a plus d’importance que le programme. « Un Président, ça ne travaille jamais seul. On devrait avoir tous ses collègues sur la fiche pour élire une équipe et pas juste un capitaine. » Mais alors, s’il ne trouve pas son super-héros du terroir, que fera-t-il ? « Je m’abstiendrai. » Purement et simplement.
Le vote à 16 ans vise la responsabilisation des jeunes. C’est un tremplin vers une participation électorale durable et active.
Pour enrayer ces silences électoraux, des moyens existent. Parmi eux, le vote obligatoire, déjà en vigueur dans plusieurs pays à travers le monde. Mais ses effets sont contrastés et sa transposition en France semble improbable. « Ce n’est pas compatible avec notre culture électorale », atteste Anne Muxel. « C’est une conception très coercitive qui donnerait naissance à de simples citoyens-soldats », abonde Vincent Tiberj. Plutôt que de forcer les citoyens à voter, il faudrait donc leur redonner le goût du vote. En abaissant le droit de vote à 16 ans par exemple. « Le vote à 16 ans vise la responsabilisation des jeunes, souligne Anne Muxel. C’est un tremplin vers une participation électorale durable et active. » « À condition que l’école suive et prépare véritablement les élèves à la citoyenneté, nuance Vincent Tiberj. Les cours d’éducation civique restent très superficiels et infantilisent le rapport des jeunes à la politique. »
La jeunesse a-t-elle pour autant déserté le terrain politique ? « Certainement pas, affirme Vincent Tiberj. S’abstenir ne veut pas forcément dire que l’on ne s’intéresse pas à la politique. » Pour de nombreux jeunes citoyens, le vote est désormais un moyen de participation parmi d’autres. « Et ce n’est pas le meilleur, fait remarquer le chercheur. Les citoyens qui manifestent, pétitionnent, contribuent à des circuits courts, s’engagent dans des associations ou des maraudes, tous ceux-là font de la politique. Ils contribuent à des actions davantage rémunératrices sur le plan individuel car elles donnent la sensation d’être véritablement utiles à la société. » Enfants de la patrie, leur jour de gloire ne se joue peut-être plus dans les urnes mais à travers de nouvelles formes d’engagement : ce sera à lire dans le deuxième épisode.