Pour sûr, il se passe quelque chose. Qui aurait imaginé, il y a quatre mois, que cette place devenue mausolée, où le moindre pétard faisait déguerpir les passants au pas de course, se transformerait en assemblée générale à ciel ouvert ? Est-ce bien ici qu’une manifestation contre la COP21, interdite pour cause d’état d’urgence, a débouché sur 317 gardes à vue ? Pour le sixième soir consécutif, mardi 5 avril - pardon, mardi 36 mars comme on dit ici depuis le 31 mars -, la foule de la Nuit debout a occupé une grosse moitié de la place de la République.
Entre ceux qui passent jeter un œil juste une heure à la sortie du boulot et les irréductibles fesses scotchées au pavé tard dans la nuit, difficile de compter les participants. Au plus fort de la soirée, un à deux milliers sans doute. Si la Nuit debout a montré qu’elle pouvait attirer du monde, nul ne sait à quoi elle peut mener : des amitiés de circonstance, le dernier salon où l’on cause, le « Podemos à la française » qui permettrait de coller une étiquette sur l’insaisissable, une intervention de police qui tournerait mal, ou de l’eau de boudin. Dans dix ans, dira-t-on J’ai fait la Nuit debout
avec un sourire entendu, comme J’ai fait le CPE
?

Ce mardi comme tous les débuts d’après-midi, on dirait qu’il ne s’est rien passé. Les manifs lycéennes et étudiantes arpentent d’autres quartiers de Paris. Vidée de ses occupants, nettoyée par la voirie, la place de la République fait peine à voir. De petits groupes reviennent au fur et à mesure que l’heure tourne, grimpent aux arbres fraîchement élagués pour accrocher de nouveau la bâche de la veille. Un guitariste esseulé capte toute l’attention des primo-arrivants.
Sophia, 22 ans, les cheveux courts et bouclés, discute avec un garçon rencontré ici. Il vient s’asseoir en tailleur à ses côtés quelques minutes, puis repart danser près du guitariste pendant qu’elle raconte. Pull-over de Noël un poil hipster, peau mate et sourcils bien dessinés, voix posée aux mots choisis. Étudiante en deuxième année de droit et de philo à La Sorbonne après une hypokhâgne, Sophia baby-sittait chez ses cousins boulevard Voltaire le 31 mars au soir, quand des amis l’ont appelée pour lui proposer de rejoindre la place. Au début, j’ai vu ça comme un “after manif”
, dit-elle. Elle reste pour la projection du film de François Ruffin Merci patron !, rencontre plein de monde
, passe une partie de la soirée à faire des allers-retours pour aller chercher des duvets
.