«Jessaye d’écrire mais je n’y arrive pas. » Casquette posée à l’envers sur sa tête, casque audio bien fixé sur les oreilles, Tammam Jaamour, un jeune Syrien de 19 ans, cherche l’inspiration. Assis sur un trottoir du port du Pirée, en Grèce. Son pied bat la mesure, sa main griffonne un morceau de papier. En Syrie, je faisais du rap avec des amis. Depuis que j’ai 15 ans
, précise-t-il. Mais aujourd’hui, les mots ne sortent pas, ils ne s’enchaînent pas comme il faut
.
C’était la première rencontre avec Tammam, le 10 mars. La « crise des réfugiés » fait alors la une des journaux, essentiellement sur les migrants bloqués au nord de la Grèce ou ceux qui arrivent sur les îles ; les sommets européens extraordinaires se multiplient, principalement pour acter les fermetures des frontières et le rejet de ces exilés. À Athènes, c’est un quasi silence médiatique. Là aussi, pourtant, les migrants sont bloqués. Parmi eux, Tammam détonne avec sa casquette à l’envers. Et il parle anglais, servant d’interprète aux cinq autres membres de la famille Jaamour. La rencontre se répète le lendemain, puis le surlendemain et les autres jours aussi. Et, très vite, naît le projet de raconter dans Les Jours le périple de cette famille syrienne qui, comme plus d’un million de réfugiés, s’est échouée sur les rives de la Méditerranée pour fuir la guerre et trouver la paix en Europe.
L’islam est une religion de paix ; ces organisations sont tout le contraire.
Plongé dans sa tentative d’écriture, ce 10 mars, Tammam voit, dès qu’il lève la tête, le hall d’accueil et le parking du terminal E1 illuminés. Destiné aux touristes en partance pour les îles du Dodécanèse, le lieu a été transformé en centre d’hébergement d’urgence pour les réfugiés. Sur le parking, des tentes sont alignées. Dans le hall d’accueil, des réfugiés attendent. Partout, des couvertures du HCR, l’agence de l’ONU en charge des réfugiés. Des sacs, des chaussures, quelques jouets jonchent le sol. Comme égarés. Certains de ces hommes et femmes au teint blafard tentent de trouver le sommeil dans cet espace à l’air confiné où, de jour comme de nuit, la lumière est allumée. Tous ont les traits tirés, l’air fatigué. Des bénévoles viennent quotidiennement apporter de l’aide en distribuant de la nourriture, en nettoyant l’espace ou en organisant des jeux pour les gamins. Chaque jour, de nouvelles familles arrivent. Depuis que Tammam et les cinq autres Jaamour ont débarqué sur ce quai, le 8 mars, ils attendent l’autorisation de gagner le nord de l’Europe. Pour rejoindre Houmam, déjà en Allemagne.
Lui, c’est le cadet de Tammam. À 18 ans, il est parti le premier. Alors qu’il s’approchait de la majorité, le conflit syrien assombrissait terriblement son avenir. Il n’était pas bon à l’école. S’il était resté en Syrie, il aurait dû partir au service militaire. Donc à la guerre.
Il a préféré l’exil. C’est lui qui le voulait
, souligne l’aîné Tammam. Houmam a été très courageux : il a fait le chemin seul. Au début, Wissam devait l’accompagner
. Au dernier moment, le gamin de 14 ans a renoncé. Trop jeune pour affronter l’épreuve.
Au départ, cette famille sunnite n’avait pas l’intention de choisir l’exil. Certes, Tammam et ses oncles ont manifesté contre Bachar al-Assad en 2011 mais ni eux, ni le reste de la famille n’étaient des opposants affichés au régime. Quant aux organisations islamistes et terroristes que sont l’État islamique ou Al-Nosra, elles suscitent, chez Tammam, des réactions épidermiques. Pour lui, l’islam est une religion de paix ; ces organisations sont tout le contraire
. Et surtout affirme-t-il, la religion est une affaire personnelle
. Leur désir le plus profond ? Continuer à vivre en paix
, explique Tammam. Avant de trancher : La Syrie avant la guerre, c’était le paradis sur terre !
Ce bon élève
se préparait à être ingénieur chimiste
. La guerre et la décision de ses parents ont mis, pour l’instant, un coup d’arrêt à son projet.
À 46 ans, Mahmoud Jaamour a tout laissé dans sa ville de Salamyeh, à 33 kilomètres au sud-est de Hama dans la province du même nom, et à 45 kilomètres au nord-est de Homs. À commencer par ses frères et son entreprise de céramiques : Mon père a créé la première usine de la ville ; elle est devenue la plus grosse
, explique Mahmoud en tirant sur sa cigarette. Ce bon vivant, qui aime cuisiner, a d’abord développé l’entreprise avant que la guerre mette un terme aux activités. Il a alors investi dans une ferme où la famille passait les week-ends depuis le début de la guerre. Cultiver et cuisiner, ce sont mes passe-temps
, sourit-il en montrant un début de bedaine. Tammam, lui, sort son portable pour montrer des photos de leur immeuble. Au rez-de-chaussée se trouvait le salon de coiffure de sa mère, Souhayr. C’était la meilleure coiffeuse de la ville ! Elle avait le plus beau salon !
Souhayr, elle, espère pouvoir revoir Houmam bientôt
. Coiffé d’un hijab à la couleur vive, elle lance avec une pointe d’humour : Tammam, Houmam, Wissam, Eslam, Aram… Quel sera le prénom en “am” du prochain ? Je ne sais pas encore, mais il naîtra en Allemagne !
Mais depuis novembre 2015, les frontières autour de la Grèce se sont fermées progressivement. Dans le nord de la Grèce, à Idomeni, 10 000 migrants attendent dans un camp insalubre. « La Fyrom », comme disent les Grecs pour désigner l’ex-République yougoslave de Macédoine, n’en laisse plus passer un seul : ni les réfugiés venus de pays en guerre, comme la Syrie ou l’Érythrée, ni – et moins encore – les « migrants économiques ». Ils continuent pourtant d’arriver sur l’une ou l’autre de ces îles grecques qui font office de porte d’entrée dans l’Union européenne. Sur le sol hellène, le nombre de migrants bloqués ne cesse d’augmenter. Début mars, ils étaient 50 000. Avec un espoir : poursuivre leur route. Après un voyage qui les a tous marqués.
« Nous avons quitté la Syrie le 17 février, se souvient le rappeur en quête d’exil. Nous n’avions dit qu’aux proches que nous partions. Ils sont venus nous dire adieu le dernier jour. Nous étions tous tristes, mais nous avons essayé de rire. » C’est que la vie de rêve
qu’ils menaient, d’après Tammam, a viré au cauchemar. Dans leur ville, Salamyeh, les rapts se multiplient. Mes parents avaient de l’argent ! Ils étaient vraiment très aisés
, explique le jeune homme. Appartenant à la bourgeoisie commerçante et entrepreneuriale, la famille Jaamour est devenue la cible de convoitises. En 2014, raconte Tammam, un oncle a été kidnappé. Montant de la rançon : 10 millions de livres syriennes, soit près de 40 000 euros. L’oncle finira par s’en sortir, à la faveur de la libération d’autres otages.
Et puis, sur fond d’oppositions entre clans alaouites, sunnites et chiites, les Jaamour se sentent en insécurité, alors que, selon le jeune homme, les groupes islamistes cherchaient à entrer dans Salamyeh. Dans ma province, les sunnites étaient de moins en moins nombreux par rapport aux alaouites. En plus, ces derniers ont tous des armes et des gradés de l’armée qui les protègent.
Pas sa famille, affirme-t-il. Quand les explosions se sont rapprochées, quand les menaces ont pesé quotidiennement, les parents ont commencé à réfléchir à suivre les pas de Houmam. D’autant que Tammam aurait finalement dû faire son service militaire pour décrocher son diplôme. Le conflit a fini par pousser les Jaamour à partir.
Ils m’ont frappé au visage et sur les pieds, ils ont multiplié les questions sur la religion, sur ma famille…
Traversée de la Syrie, d’abord. À un checkpoint, Tammam explique avoir été séparé de sa famille, avoir subi un interrogatoire qui s’est vite transformé en séance de torture. Selon lui, la zone était tenue par les terroristes intégristes d’Al-Nosra. Il raconte : Ils m’ont frappé au visage et sur les pieds, ils ont multiplié les questions sur la religion, sur ma famille…
En réponse, il cite quelques sourates, souvenir de ses cours de religion. Dans la geôle, il a tenu bon, malgré les coups et la peur. Après des heures, il a été libéré, a rejoint sa famille qui l’attendait dehors et avec eux, en bus puis à pied, a pu continuer le voyage. L’épopée se poursuit : À un endroit, un pick-up militaire nous attendait. Mes deux plus jeunes frères ont été cachés dans le coffre, nous étions assis dessus.
Puis la frontière turque qu’ils franchissent à pied, et même pieds nus pour Tammam depuis, raconte-t-il, qu’il a donné ses chaussures à un migrant aveugle. Il faut ensuite traverser la Turquie et attendre le passeur qui viendra les chercher pour les amener, dans un véhicule tout-terrain plein à craquer, vers la plage de l’embarquement pour la Grèce.
Leux premières tentatives sont malheureuses, précise le jeune homme. Les gardes-côtes turcs ont repéré les rafiots sur lesquels ils tentaient de passer avec une soixantaine d’autres migrants. La troisième fois, Tammam a été choisi dans le groupe par le passeur pour tenir la barre. Qu’importe qu’il n’ait jamais navigué : d’après lui, son allure athlétique convenait à l’exploiteur. En échange, il a promis que Tammam ne payerait pas. La famille a dû s’asseoir sur l’argent encaissé par le forban avant même de rejoindre la plage d’où ils partaient. Pas le temps de négocier : Tammam est monté dans le zodiac surchargé. Les heures furent interminables. C’était dur.
La nuit, la mer Égée est agitée, elle se creuse. Il faut tenir la barre. Mais je l’ai fait : le bateau n’a pas sombré jusqu’à ce que les gardes-côtes grecs arrivent.
Ni lui, ni son père, ni ses frères n’avaient de gilet de sauvetage : ce n’était pas compris dans le prix de la traversée.
En arrivant sur l’île de Kastellórizo, le 4 mars, c’est le soulagement pour Tammam et les cinq autres Jaamour. Ce petit caillou de la mer Égée, à 7 kilomètres de la Turquie, symbolise l’accès à l’Europe et, espèrent-ils, le début de la tranquillité. Mais ils ne savent pas encore que le port d’Athènes et la digue vont devenir leur seul horizon pour une durée indéterminée. Nous cherchons la paix et la sécurité
, dit l’aîné de la famille Jaamour. Sous ses yeux, le plus jeune tape dans un ballon. Il a 3 ans. C’est Aram.
Tête d’ange et sourire enjôleur. La vie devenait trop dangereuse. Je ne veux pas qu’il arrive quoi que ce soit à l’un de mes frères. Même avoir quitté ses amis, même avoir tout abandonné, ce n’est pas grave
, souffle-t-il comme s’il essayait lui-même de s’en convaincre. Et puis, en Allemagne, je pourrai terminer mes études
.
Le pays de la Chancelière Angela Merkel est celui de tous les espoirs. Il y a le frère. J’ai envie de le revoir. C’est le plus drôle d’entre nous.
Il sort son téléphone portable de sa poche, se connecte à son profil Facebook et montre des clips. Sur fond de I Feel Good, la fratrie se déhanche dans une danse hilarante. Ou encore, comme en pied de nez aux fondamentalistes et à la répression qu’ils ont fuis, les garçons sont déguisés, hijab sur la tête, et parodient une danse orientale.
Sur le parking du terminal E1, Wissam tape lui aussi le ballon. Il joue très bien ! Il voudrait devenir footballeur professionnel
, souligne l’aîné. Deux équipes s’affrontent. Wissam occupe le poste de défenseur. Son rêve ? Faire partie du Bayern de Munich.
Il vient de sortir quelques secondes du stade improvisé : des poubelles définissent les buts ; les trottoirs marquent les bords du terrain.
Sommes-nous des réfugiés ou des animaux ? Exilés oubliant ou migrants oubliés ?
Ils sont interrompus par des véhicules qui traversent le parking en klaxonnant. Ceux du célèbre club de football athénien, l’Olympiakos, venus apporter de la nourriture. C’est bon ce qu’ils nous donnent
, explique Wissam. Dans ses mains, il tient une barquette de pâtes agrémentées d’un peu de sauce tomate et de quelques morceaux de viande, deux bouts de pain, une orange. Je n’aurais jamais cru que nous en serions à attendre pour obtenir à manger
, glisse Mahmoud Jaamour. Toute la famille fait la queue pour obtenir sa pitance. Ce rituel se reproduit trois à cinq fois par jour selon le nombre de mains disponibles. Au minimum, le matin, des bénévoles distribuent du thé, un fruit, du pain et un yaourt ; le midi, un repas froid est servi. Le soir, les barquettes chaudes de l’Olympiakos sont les bienvenues.
Mars est frais et les nuits froides. Auriez-vous un bonnet ?
, demande, dans un anglais hésitant, un réfugié au crâne dégarni. Un autre arrive : Vous reste-t-il un blouson ? Mon fils a froid.
Face à des autorités grecques débordées, bénévoles et associatifs ont pris le relais. Ils se sont organisés au sein de la coordination « Refugees welcome to Piraeus » (Réfugiés, bienvenue au Pirée). Dont le nom ressemble à un mot d’ordre. Sur l’un des containers aux airs abandonnés, les bénévoles ont peint leur devise, couleurs arc-en-ciel.
Sur le parking du terminal E1, la nuit devient sombre. Tammam continue de griffonner sur son papier. Une phrase revient en boucle : Sommes-nous des réfugiés ou des animaux ? Exilés oubliant ou migrants oubliés ?
Des mots qu’il enregistrera avant de les poster sur son profil Facebook et qui s’ajouteront à ses morceaux ayant déjà reçu plusieurs centaines de « j’aime ».