L’un de ses collègues avait donné les coordonnées d’Asiye en prévenant qu’elle risquait d’être prudente : journaliste en Turquie, menacée par le pouvoir, elle vit un peu sous tension. De fait, elle se méfie. Au dernier moment, elle a changé le lieu du rendez-vous pour qu’on se retrouve dans un café anonyme du sous-sol d’une galerie commerciale, dans un quartier excentré d’Istanbul. « C’est très compliqué de continuer à faire votre métier dans ces conditions, explique-t-elle, une fois rassurée sur Les Jours. Et c’est très troublant pour un journaliste de devenir en même temps sujet, cela nous perturbe beaucoup. » Au moment de partir, deux heures plus tard, elle tend sa carte de visite en demandant : Ça vous ennuie si je le laisse votre portable à un proche ? Cela permettrait de vous prévenir si un jour, je suis arrêtée.
En Turquie, les journalistes travaillent dans ce climat. Selon une plateforme de solidarité mise en place récemment, au 5 mars, 33 étaient détenus (dont bon nombre de journalistes kurdes). Asiye, elle, a « seulement » été rappelée à l’ordre par les services du Premier ministre, comme cela arrive à de nombreux journalistes, pour des réactions d’autres personnes à des tweets qu’elle avait écrits.
Elle se montre très pessimiste sur la possibilité de continuer ce métier en Turquie, l’exerce en pesant chaque mot, en surveillant ce qu’elle poste sur les réseaux sociaux. Elle énumère les rares journaux restant vraiment indépendants. Parmi eux, il y a Zaman, quotidien conservateur de centre-droit et plus fort tirage du pays. Mais samedi dernier, la police a investi la rédaction et expulsé le dernier journaliste qui refusait de sortir après le placement sous tutelle de son journal la veille. Un article de Zaman France, hebdomadaire et site de la même mouvance qui survit à Paris, privé de la publicité des industriels turcs sur lesquels le gouvernement fait pression, explique de façon très précise les enjeux de cette mise sous tutelle.

D’ordinaire, la justice turque agit ainsi le temps d’une instruction lorsqu’un papier a déplu (en général, cela se termine par une saisie, une forte amende ou une taxe fiscale). Avec Zaman, l’enquête concerne le propriétaire supposé du groupe Feza Gazetecilik, auquel appartient le quotidien. Selon les magistrats, Feza est contrôlé par Fethullah Gülen, prédicateur exilé aux États-Unis et ancien allié du Président Erdogan.