Cizre, envoyé spécial
Lorsque le jour se lève sur le quartier de Sur (Cizre, Kurdistan turc), un fracas continu remplace progressivement le silence de la nuit sous couvre-feu. Des engins de chantier s’attaquent aux ruines et les habitants y vont à la pioche, à la main, pour récupérer ce qu’il peuvent des décombres de leurs maisons. Les tanks turcs ont bombardé pendant des semaines depuis les collines alentours (lire l’épisode précédent « Kurdistan : dans Cizre, ravagée et oubliée »), puis les forces spéciales de la police et de la gendarmerie sont entrées dans le quartier, dans les maisons, pour achever le travail. Les rues ont une odeur de poussière de béton, de boue: après avoir été coupée des mois, l’eau coule des canalisations crevées. Quelques relents fades aussi, des égouts éventrés.
Yusuf fait signe d’approcher. Autour de chez lui, presque tout a été rasé. Son immeuble tient debout mais il est éventré, noirci. Trois familles et quatorze personnes vivaient là. Yusuf propose d’entrer pour visiter. Je vous en prie
dit-il dans un geste cérémonieux, s’effaçant pour donner accès à l’entrée dévastée, plafond troué. Certaines des pièces du rez-de-chaussée ont brûlé, d’autres ont été soufflées. Yusuf rassemble les éclats d’un obus d’acier. Dans le salon, il reste un fauteuil calciné, un bouquet de roses en plastique fondu, une photo de mariés par terre, sous des débris de verre. Au premier étage, toutes les cloisons ont été traversées par les roquettes, il en reste une à terre. Seule pièce intacte, au beau milieu de l’appartement, la salle de bain aux faïences neuves, fleurs mauves entrelacées, qui soulignent le désastre autour. Désolé de ne pas pouvoir vous offrir le thé
, dit Yusuf.
Qui peut être heureux de dire je suis Kurde ?
L’hospitalité est une clé importante au Kurdistan. Dans la rue, au milieu des décombres, les gens offrent ce qu’il peuvent, des noix, des cigarettes surtout, un thé pour ceux qui ont gardé un réchaud. Ils invitent à entrer chez eux, parfois c’est un geste symbolique : chez eux c’est un tas de gravats. Les forces de l’ordre ont laissé leur signature sur certains murs, à la peinture : « Pöh–Jöh », du nom des forces spéciales de la police et de la gendarmerie. Juste à côté de ces sigles, dans la rue de Yusuf, il est aussi écrit : Qui peut être heureux de dire je suis Kurde ?
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Enfoncé dans un canapé, au milieu d’une véranda aux vitres soufflées, un jeune homme se repose. Depuis l’aube, il récupère de la ferraille dans les décombres, pour 25 cents de lire turque le kilo, soit 8 centimes d’euro.