À la terrasse du café, on a choisi la table la plus éloignée, pour discuter sans être entendus. Pourtant, Haydar baisse régulièrement la voix. « Bien sûr, je suis en danger, dit-il. Je m’attends à être arrêté d’un moment à l’autre. » Il fait partie depuis plus de vingt ans du mouvement Gülen, dont les membres sont traqués en Turquie après le coup d’État manqué du 15 juillet. Plusieurs de ses amis ont déjà été arrêtés. Certains dans un bus, lors d’un contrôle policier : ils avaient sur leurs passeports des visas américains, cela suffit aujourd’hui dans ce pays pour être suspecté de gülénisme, ou de fethullaçi, du nom du mouvement fondé par Fethullah Gülen, prédicateur musulman installé depuis 1999 en Pennsylvanie, aux États-Unis, et dont l’influence s’étend sur des millions de disciples dans le monde.
Le gülénisme est devenu le pire des crimes en Turquie. Ses membres se taisent, se terrent, et l’immense majorité du pays leur crache dessus. Les télévisions et la presse progouvernementales répètent en boucle qu’ils ont fomenté le coup d’État, essayé de subtiliser la Turquie à son peuple. Dans ce pays ultranationaliste et parfois très crédule, cela fait peser sur les disciples une menace forte. Haydar a une trentaine d’années, la parole et le regard doux, désabusés. Le putsch a fait exploser sa famille. Sa femme l’a quitté au lendemain du coup d’État en le traitant de traître. Elle est revenue la semaine dernière, mais en menaçant de le dénoncer à la police. Ses deux enfants ne veulent plus lui parler, comme la moitié de ses frères et sœurs. Les autres sont comme lui, gülénistes. L’un d’eux travaille même en Pennsylvanie, auprès de Fethullah Gülen.
Haydar est persuadé que le prédicateur n’a rien à voir dans le coup : Cela va à l’encontre de tout ce qu’on nous a appris dans ce mouvement. C’est juste impossible.
Il admet que des officiers gülénistes ont participé au putsch, « mais s’ils ont fait cela, ils ont nuit terriblement à la cemaat [la communauté] ». Des propos désormais totalement inaudibles en Turquie. Pour quasiment tout le pays, chaque membre de la communauté güléniste est un terroriste, un traître à la nation. Même sa mère l’a prévenu qu’elle ne voulait plus le voir chez elle s’il ne prenait pas ses distances.

Jusqu’au coup d’État, elle trouvait que Gülen était plutôt quelqu’un de bien, d’intéressant.
Comment a-t-elle changé ainsi d’opinion en une nuit ? Par la télé, les journaux.
Du matin au soir, ils ne parlent plus que de Gülen, tous les journaux indépendants (ou gülénistes) ont été saisis ou fermés, il n’y a plus qu’une version officielle, qui fait de Gülen et des gülénistes des traîtres, ce qui permet au Président Erdogan de se débarrasser de ces ennemis, et plus généralement d’une partie de ses opposants.