Ces dernières semaines, selon mes informations, le bureau français de Spotify a commencé à contacter discrètement des artistes qui se sont montrés publiquement critiques envers la plateforme et le modèle du streaming qui a désormais pris le pouvoir sur l’économie de la musique. Le mouvement n’est pas public, le géant suédois continue à affirmer en façade qu’il n’y a pas de problème avec le streaming. Mais, en coulisses, la fronde qui n’a fait que s’amplifier cette année commence donc à pénétrer les bureaux de Spotify comme ceux des autres noms du secteur
On parlait déjà de cette crise larvée sur Les Jours au mois de mai, à la fin du premier confinement : la disparition soudaine des cachets des concerts et les fermetures à répétition des magasins de disques ont révélé à beaucoup d’artistes les faibles revenus qu’ils tirent aujourd’hui du streaming. Dans le même temps, « cette année passée à la maison a laissé beaucoup de temps aux artistes pour réfléchir et s’organiser », grinçait récemment, en visioconférence avec Les Jours depuis la côte est des États-Unis, le compositeur Cody Fitzgerald. Lui travaille surtout le cinéma (il a notamment signé la B.O. de Célibataire, mode d’emploi) et représente l’Union of Musicians and Allied Workers (UMAW, Union des musiciens et travailleurs associés), un syndicat né en mars 2020 pour défendre les artistes américains laissés en plan par la crise du Covid, qui s’est depuis organisé sur la question du streaming avec une revendication : que chaque stream, chaque écoute, rapporte au moins 1 cent (0,008 euro) aux artistes. Sa campagne s’appelle « Justice at Spotify », rassemble désormais plus de 20 000 artistes et fait directement écho au mouvement #BrokenRecord lancé en Grande-Bretagne au printemps, qui a, lui, réussi à déclencher l’enquête d’une commission du Parlement britannique sur le partage de la valeur et à mobiliser le guitariste star Nile Rodgers. La France avait mené quelque chose de similaire en 2016 déjà, cela s’appelait la « mission Schwartz » (lire l’épisode 4 de la saison 1, « Musique : l’école du microcosme d’argent ») et il faudrait être une personne particulièrement optimiste dans la vie pour considérer qu’il s’est passé beaucoup de choses depuis.
Ce déjà vieux sujet rebondit fortement cette année, alors que le rouleau compresseur du Covid a rappelé le profond déséquilibre qui existe entre les revenus du live et ceux de la musique enregistrée et que le streaming ne peut plus se cacher derrière sa croissance fragile. En 2019, il a représenté 59 % des revenus de la musique en France, dans un marché total de 772 millions d’euros, soit un peu plus de la moitié du 1,3 milliard d’euros de 2002, l’année record dans l’Hexagone. Les critiques sont adressées à Spotify en tant que leader et principal innovateur du marché, mais elles concernent toute la chaîne actuelle de la musique en ligne
Il n’est plus possible d’enregistrer un album une fois tous les trois ou quatre ans en espérant que ce sera assez.
Ce combat très focalisé sur Spotify et les plateformes oublie largement que beaucoup des inégalités du système actuel se jouent aussi dans les contrats entre les artistes et leurs labels. Mais, dans le même temps, Spotify n’a pas beaucoup cherché à apaiser les choses publiquement ces derniers mois, alors que les musiciens anglo-saxons sont livrés à eux-mêmes et les Français suspendus à des aides publiques qui ne dureront pas éternellement. Début novembre, la plateforme suédoise annonçait ainsi, sans grande concertation avec le secteur, le lancement d’un système permettant aux labels de pousser certains titres dans les recommandations algorithmiques en échange d’un taux de rémunération réduit. L’idée d’être payés encore moins en échange d’une visibilité incertaine n’a logiquement pas beaucoup plu aux artistes, qui dénoncent les revenus actuels du streaming qu’ils estiment trop faibles. Elle fait aussi fait craindre que Spotify se transforme in fine en Facebook de la musique, où il faudra payer pour être visible. Et ce n’était pas la première provocation mal vécue de l’année. Fin juillet, Daniel Ek, le patron de Spotify qui se transforme toujours plus en Jeff Bezos de la musique, aussi richissime que distant, expliquait ainsi au média spécialisé Music Ally que les artistes devraient être plus productifs s’ils veulent vivre du streaming. « Il n’est plus possible d’enregistrer un album une fois tous les trois ou quatre ans en espérant que ce sera assez », expliquait tranquillement Daniel Ek, dans une tirade qui révèle autant l’ultradépendance de Spotify à la nouveauté que sa méconnaissance du monde de la musique.
« C’était un peu provocant et ça ne pouvait pas être bien reçu par la majorité des artistes qui savent combien de temps il faut pour créer », regrette Suzanne Combo, secrétaire générale de la Guilde des artistes de la musique et musicienne elle-même, qui termine son nouvel album. « Parfois, il faut composer une centaine de titres pour en avoir une douzaine… Cette espèce de course à la production vantée par Daniel Ek, c’est vraiment la confrontation de deux univers : celui de la création et celui de la marchandisation du gros capital. » Dans les bureaux d’un gros acteur indépendant, un salarié du secteur qui doit parler anonymement s’est lui aussi étouffé avec son café ce matin-là. « Tu ne peux pas dire ça quand t’es le patron d’une boîte ultracritiquée ! Non, le temps de la création, de l’inspiration, de collaboration n’est pas compressible. Si tout le monde se met à sortir un album tous les ans, on va vite manquer d’originalité. C’est d’ailleurs déjà le danger sur le rap, qui ne jure que par la nouveauté. Les artistes doivent être tout le temps présents, alors ils trouvent une formule et la répètent beaucoup au détriment de l’originalité. »
Au-delà des problèmes de rémunération et de répartition de la valeur générée par le streaming, sur lesquels nous reviendrons bien entendu dans cette série, la question que soulève cette année 2020 et la réponse jusqu’ici très illisible de Spotify, c’est celle de l’entente entre des plateformes internationales. Celles-ci sont devenues le centre névralgique de la promotion et de l’économie de la musique, et le monde des musiciens, qui n’est pas constitué que d’artistes à la mode et ultraproductifs, loin de là. Cette friction n’est ni surprenante ni nouvelle car, même si le marketing essaye de le faire oublier, Spotify comme Deezer sont des entreprises nées de la technologie et pas de la musique. Deezer, la première plateforme à avoir légalisé ses affaires en 2007, est l’idée de Daniel Marhely, un développeur de génie qui a un jour bricolé pour son propre usage un outil, Blogmusik, lui permettant d’écouter sans la télécharger de la musique éparpillée sur internet. Spotify, créé au même moment par Daniel Ek et Martin Lorentzon, se pensait pour sa part comme une plateforme généraliste de distribution de produits culturels et ne s’est concentré sur la musique que parce que, dans la seconde moitié des années 2000, elle était le secteur le plus avancé dans sa mutation numérique. Chaque fois, les premiers salariés des géants du streaming étaient loin d’être des mélomanes et encore aujourd’hui, il suffit de se promener dans les locaux de ces entreprises pour constater que des étages entiers sont consacrés au développement, à l’ergonomie ou au marketing pendant que les personnes qui connaissent la musique, son histoire et la réalité de la vie des artistes sont perdus dans un coin. En laissant les petits Tidal et Qobuz de côté, seul Apple Music peut aujourd’hui revendiquer un ADN un peu plus musical, par la longue histoire qu’a la marque avec les studios et parce que son service de streaming est né en absorbant Beats Music, cofondé par le vétéran du disque Jimmy Iovine et le rappeur Dr. Dre. C’est comme cela qu’on en arrive à ce tweet très gênant du compte officiel de Spotify, le 8 décembre dernier, qui souhaite un « bon anniversaire ❤️ » à John Lennon… alors que l’on commémorait à grand bruit médiatique et rééditions dans tous les sens les 40 ans de l’assassinat de l’ex-Beatles. Tout le monde fait des erreurs, mais celle-ci fait très mal.
Depuis ces débuts ancrés dans la technologie et rien d’autre, Spotify et ses concurrents ont certes recruté des spécialistes de la musique pour chapeauter l’éditorialisation de leurs playlists, allant jusqu’à les débaucher dans des radios, mais pour ma source au sein de l’industrie, cela n’a qu’à peine changé le rapport de force. « Il y a un turnover énorme dans cette boîte et tous les gens qui sont très musique restent très peu de temps. Un ancien patron de la musique chez Spotify, qui bossait en radio avant, m’a dit un jour qu’il ne pouvait pas rester chez Spotify parce que les mecs n’en ont rien à foutre de la musique. Les gens qu’ils embauchent, les éditeurs, ceux qui travaillent avec les labels, ont une énorme connaissance de la musique et de son business, mais ils ne pèsent rien par rapport à toutes les autres branches à l’intérieur de Spotify. Et leur objectif, c’est que les gens ne skippent (zappent, ndlr) pas les playlists, qu’ils s’accrochent à la marque, pas ce qu’il y a à l’intérieur. C’est ça, la culture de Spotify. » Une culture de plateforme internationale cotée en bourse, froide et efficace, qui ressemble plus à Uber ou Amazon qu’à l’artisanat plus ou moins industrialisé qu’est la musique, même au sein des plus gros acteurs du secteur que sont les majors Universal, Sony et Warner. « Très compétente, mais pas très cool », résume un autre vétéran du secteur, qui lui non plus ne peut pas se permettre de se fâcher avec Spotify en apparaissant à visage découvert. On en est là.
À mesure que Spotify grossit et s’installe, il estime qu’il peut se permettre de prendre des mesures qui peuvent contrarier les maisons de disques, les créateurs et le public, mais qui rendront les investisseurs heureux.
Pour Suzanne Combo, Spotify est « perpétuellement dans une logique de part de marché, hors-sol par rapport à la réalité d’un artiste ou d’un petit label indé, qui ne se reconnaissent pas dans son discours. C’est assez terrifiant, on ne prend pas les bons chemins alors qu’il y avait une opportunité de faire quelque chose de vertueux » avec le streaming. C’est cette même tension que pointait récemment Mark Mulligan, analyste très suivi du secteur de la musique en ligne, en expliquant que Spotify n’est pas forcément là pour satisfaire le monde artistique ni même ses abonnés. « À mesure [que Spotify] grossit et s’installe, il estime qu’il peut se permettre de prendre des mesures qui peuvent contrarier les [maisons de disques], les créateurs et le public, mais qui rendront les investisseurs heureux. La logique est que Spotify devienne si gros que ces [les premiers] ne puissent plus s’en passer (c’est le stade du “trop gros pour échouer”), tandis que les investisseurs continuent à avoir de nombreux autres endroits où placer leur argent. Les investisseurs sont donc plus “à risque” que les autres. »
Depuis bientôt quinze ans, cette logique n’a fait que s’amplifier. En surface, Spotify a bien plongé plus en profondeur dans les ramifications infinies de la musique, créant des playlists dédiées à l’avant-garde du jazz ou Track ID, une collection qui invite les DJ les plus suivis du moment dans tous les domaines de l’électronique. On peut vraiment y découvrir de la bonne musique. De la même façon, le pari du streaming, qui est arrivé en pleine débâcle de l’économie de la musique dans les années 2000, est réussi en matière quantitative : une très grande part
C’est ce que pense Benoit Trégouët, cofondateur du label Entreprise (Voyou, Fischbach), pour qui « le marché n’est pas juste. Nous, on fait du développement, on propose des artistes nouveaux, mais on voit que l’argent va dans des proportions indécentes à la musique écoutée par les ados. Si on n’est pas dans cette musique, on est juste pas dans le marché. Ce n’est pas une bonne chose, donc il faut s’exprimer, qu’il y ait un débat » avec les plateformes. C’est aussi Éric Petrotto, musicien et créateur de la plateforme de « streaming équitable » DiMusic, qui valorise les nouveautés et les titres longs dans son mode de rémunération. Pour lui, la situation actuelle n’est « même pas un déséquilibre, mais une destruction. Il y a toujours eu plusieurs mondes de la musique, un côté un peu obscur qui ne gagne pas beaucoup d’argent, mais le déséquilibre n’a jamais été aussi fort. On n’est plus sur un partage à 80/20, mais sur du 95/5. » Cette année 2020 a servi de révélateur à ces problèmes bien connus mais jamais réglés. Désormais, les artistes sont bien décidés à se faire entendre pour que les plateformes qui vivent de leur art changent enfin, mais, en soulevant le capot du streaming, ce sont tous les blocages qui vont aussi être révélés au grand jour. Y compris la relation complexe entre les labels et les musiciens et les difficultés de certains acteurs à s’adapter au nouveau monde numérique.