Ils sont venus pour lui. Ce soir du 14 mars, une petite centaine de Vosgiens, de militants associatifs engagés contre la corruption et l’évasion fiscale (du CCFD, d’Attac, d’Anticor…), sont réunis dans la salle Léo-Lagrange, à Épinal, pas très loin de la Moselle, pour assister à l’AG annuelle du comité de soutien à Antoine Deltour. Ils viennent encourager leur voisin – Antoine Deltour est né et habite à Épinal –, un lanceur d’alerte devenu, dixit un participant, une icône
du combat contre les paradis fiscaux.
Ex-salarié de PricewaterhouseCoopers (PwC) Luxembourg, Deltour a fait sortir du cabinet d’audit des centaines d’accords confidentiels – des « rulings » – prouvant que les multinationales paient un impôt minimum au Luxembourg. Ces documents sont à l’origine de l’affaire LuxLeaks, révélée en novembre 2014 par l’International Consortium of Investigative Journalism (ICIJ).
Je ne veux pas être une icône. La manière d’accepter tout ça, c’est de défendre les lanceurs d’alerte et la justice fiscale en général.
Après le bilan annuel de l’association, Antoine Deltour prend la parole pour dire l’importance d’être soutenu par des anonymes ou des personnalités. Quand je prétends que ce que j’ai fait est au service de l’intérêt général, si je suis le seul à le penser, cela n’a aucune valeur ; si d’autres le pensent aussi, si des personnalités s’y associent, cela compte.
Son ton est assuré, a priori celui d’un homme qui a l’habitude de la parole publique. Et puis il en vient à l’importance du comité du soutien : Ce comité est extrêmement émouvant, mais je ne veux pas être une icône. La manière d’accepter tout ça, c’est de défendre les lanceurs d’alerte et la justice fiscale en général, et de montrer que les lanceurs d’alerte ne sont pas…
Il s’interrompt au milieu de la phrase, coincé par l’émotion. La salle l’applaudit pour lui redonner confiance. Il se reprend et lâche : J’ai pas les épaules pour ces conneries !
Que Deltour désigne-t-il par ces conneries
? L’affaire LuxLeaks elle-même, qui a provoqué une grave crise politique au Luxembourg et entraîné une indignation mondiale ? Les multiples hommages reçus depuis que son rôle a été dévoilé ? Deltour s’est vu décerner les prix du citoyen européen par le Parlement de Bruxelles et le prix éthique par l’association anticorruption Anticor. Ou, plus sûrement, le risque judiciaire qui pèse sur lui ? L’ex-salarié de PwC est accusé de « vol domestique », « accès ou maintien frauduleux dans un système informatique », « divulgation de secrets d’affaires, de violation de secret professionnel et de blanchiment-détention des documents soustraits ». À l’issue d’un procès qui se tient du 26 avril au 4 mai, cet homme de 30 ans risque dix ans de prison, 1,3 million d’euros d’amende, sans compter les dommages et intérêts que pourrait lui demander son ex-employeur.
Quant à savoir si le lanceur d’alerte a les épaules
pour faire face à cette situation, la question reste ouverte. À l’image de son physique, Deltour est pétri de contradictions. L’homme est grand mais a l’air frêle, il est timide et pas dans la recherche du vedettariat, mais il assume son rôle de lanceur d’alerte et répond aux journalistes comme un professionnel. Il parle ouvertement de sa peur du procès – J’aurais aimé qu’il soit annulé et j’espère que ce sera un point final
, confie-t-il à son comité de soutien –, mais il se prépare à une longue lutte judiciaire. Pour autant, cela ne veut pas dire que j’accepterai n’importe quelle condamnation, notamment si elle me paraît injuste
, poursuit-il. Enfin, il affirme que l’optimisation fiscale des entreprises est un scandale, mais il refuse de jeter la pierre au Luxembourg puisque d’autres paradis fiscaux font la même chose.
Antoine Deltour est devenu lanceur d’alerte en plusieurs étapes, sans forcément anticiper les conséquences de ses actes. L’histoire débute à l’été 2010 quand, âgé de 24 ans, il décide de quitter son poste d’auditeur à PwC Luxembourg. Après deux ans de travail au sortir d’études dans une école de commerce bordelaise, d’abord comme stagiaire, puis en CDI, il en a marre. Pas du travail d’auditeur, stimulant intellectuellement, ni de son statut – il touche 2 600 euros par mois et bénéficie d’une voiture de fonction –, mais de la pression que PwC met sur ses employés qui pousse certains au burn-out. Et aussi de la finalité de ses missions : son activité consiste à auditer des firmes installées au Luxembourg et, notamment, à vérifier si les montages destinés à payer le moins d’impôt possible sont légaux. Il envisage de changer de carrière et s’est inscrit aux concours de la fonction publique en France.
Pourquoi et à quel moment décide-t-il de faire sortir des documents confidentiels ? Deltour reste assez flou à ce sujet. Au journal luxembourgeois d’Lëtzebuerger Land, il dit ne pas avoir un souvenir très précis de cet épisode-là, parce c’était en 2010, ce n’est donc plus très récent
. Et raconte que la veille de son départ, alors qu’il fouillait dans le réseau interne de PwC avec l’espoir de trouver des documents de formation lui permettant de retravailler dans l’audit, il serait tombé par hasard sur un dossier intitulé « ATA », pour « Advance Tax Agreements », le nom officiel des rulings. À l’intérieur, non protégés par un mot de passe, se trouvent des centaines de rulings. Leur présence est due à une erreur de manipulation des archivistes qui ont scanné ces accords. Sans intentions précises
, Deltour copie alors 500 rulings sur son ordinateur portable, puis quitte l’entreprise et part s’installer à Nancy.
Pendant des mois, ces documents restent dans son disque dur, inexploités. Antoine Deltour raconte avoir cherché à contacter des ONG pour leur signaler ce qu’il détient. Mais personne ne réagit. Il dit aussi avoir posté des commentaires sur internet et donné son opinion, notamment sur des articles qui traitaient de fiscalité
.
J’ai peut-être été négligent dans mes relations avec ce journaliste.
C’est finalement l’un d’entre eux qui alerte Édouard Perrin. Le journaliste de Cash Investigation (France 2) prépare alors un documentaire sur l’évasion fiscale. Les deux hommes se rencontrent à l’automne 2011, et Perrin copie les rulings sur son propre ordinateur. Que se dit-il alors à propos de l’utilisation future de ces documents ? Selon Deltour, il n’était pas question que les noms des entreprises mises en cause, ainsi que celui de PwC, soient rendus publics. C’est en regardant Cash Investigation, au moment de sa diffusion en mai 2012, qu’il aurait découvert que son ancien employeur était nommément ciblé. J’ai peut-être été négligent dans mes relations avec ce journaliste
, assurera ensuite Deltour, toujours dans son entretien paru dans d’Lëtzebuerger Land.
Face à l’accusation d’avoir trahi le pacte moral passé avec sa source, Édouard Perrin est resté – jusqu’à présent – silencieux. Je ne m’exprimerai pas avant le procès
, nous a-t-il fait savoir. Mais, selon nos informations, il n’est pas du tout certain qu’il corrobore cette version à l’audience. Si la question lui est posée, il expliquera que cela ne s’est pas passé comme le raconte Antoine Deltour
, assure ainsi une source proche du journaliste. Quoi qu’il en soit, à la lecture du commentaire posté par Deltour sur internet et qui a alerté Perrin (ce que nous avons pu faire), l’ex-auditeur apparaît comme très désireux de confier ce qu’il a vu à un journaliste. Il indique qu’au Luxembourg
, on optimise de manière radicale
, ce qui fait perdre à la France des milliards tous les ans
et affirme avoir en sa possession tous les documents
prouvant ce qu’il affirme.
Les révélations de Cash Investigation n’ayant pas l’air au départ d’avoir eu beaucoup d’effets, Deltour peut penser que les fuites vont se tasser et qu’il va réussir à rester un lanceur d’alerte anonyme. Et c’est avec un esprit plus tranquille qu’il s’investit dans sa nouvelle vie : devenir chargé d’étude pour l’Insee à Nancy et revenir s’installer à Épinal avec sa compagne. Ce qu’il ne sait pas, c’est que quelques jours après la diffusion de l’émission sur France 2, il a été identifié par PwC, ses incursions dans le système informatique ayant laissé des traces. Une plainte a été déposée et une commission rogatoire internationale lancée à son encontre. Mais comme il a déménagé, la justice française a du mal à le retrouver. Ce n’est qu’à la mi-2014 qu’il est identifié. Deltour est alors convoqué au commissariat d’Épinal et placé en garde à vue. Un officier de police qui ne comprend rien à la finance lit une liste de questions transmises par les enquêteurs luxembourgeois. Une scène irréaliste
, se souvient Deltour, mais qui reste alors secrète. L’ex-auditeur choisit de ne pas alerter la presse.
La situation change quand l’affaire LuxLeaks éclate, en novembre 2014. Cette fois-ci, la mystérieuse source qui a alimenté les journalistes de l’ICIJ fait fantasmer le monde entier. On évoque un hacker, un espion. Antoine Deltour est convoqué quelques semaines plus tard à Luxembourg par la juge d’instruction Martine Kraus afin d’être officiellement inculpé, et il choisit cette fois d’apparaître publiquement. Dans une interview à Libération publiée juste après son audition, il présente son parcours et dit avoir agi par conviction
, pour ses idées
, pas pour apparaître dans les médias
.
Mais depuis, Deltour est devenu un personnage public, appelé à s’exprimer dans la presse sur l’optimisation fiscale des multinationales. « Cette année écoulée, je me suis retrouvé dans un tourbillon gigantesque, raconte-t-il. Cela s’est traduit par des milliers de mails : avec les avocats, le comité de soutien, les médias, avec les organisations qui me soutiennent, pour faire une veille sur tous les sujets sur lesquels je suis amené à intervenir. » Et comme tout personnage public, il doit contrôler sa communication, de peur d’indisposer l’opinion luxembourgeoise avant son procès. Au moment où il s’était dévoilé, l’ex-salarié de PwC s’était fait traiter de tous les noms dans les commentaires des articles que la presse du Grand-Duché consacrait à l’affaire.
Cela n’empêche pas l’intéressé de savoir doser la provocation. Retour à l’AG du 14 mars, à Épinal. Pour clore la réunion, son comité a invité Denis Robert, voisin lorrain ayant eu l’expérience de la justice luxembourgeoise. Le journaliste à l’origine des révélations sur l’affaire Clearsteam est venu comme voisin et ami
lui dire que ce qu’il a fait est formidable
, raconter comment son propre comité de soutien avait été indispensable et donner quelques conseils sur l’attitude à adopter au cours de son audience. « Le tribunal correctionnel où tu vas aller, je le connais par cœur, assure Denis Robert. C’est pas très sympathique comme endroit, les magistrats ne sont pas très riants. Il y a le portrait du Grand-Duc derrière… »
Le Luxembourg, son terreau, c’est la banque, c’est le secret. […] Ce pays disparaît à la seconde où il ne vend plus de secret.
Mais le journaliste est aussi venu pour attaquer frontalement le Grand-Duché, envers qui il nourrit une rancune tenace. « Conseillé par tes avocats, tu joues le jeu de la justice luxembourgeoise, lance Denis Robert à Deltour. Moi, j’aurais été dans une attitude plus de rupture. De mon point de vue, il n’y a pas de justice au Luxembourg, il n’y a pas de justice fiscale dès que tu rentres dans des affaires politiques. Le Luxembourg, son terreau, c’est la banque, c’est le secret… En apparence, ils disent qu’ils sont en train de changer, mais les connaissant, je n’y crois pas. Ce pays disparaît à la seconde où il ne vend plus de secret. »
Pendant toute la charge de Denis Robert, qui tranche avec sa prudence affichée vis-à-vis de la justice luxembourgeoise, Antoine Deltour écoute, l’air concentré. Décidément, derrière l’image du timide, il y a un homme complexe.