Mardi 12 février 2019. Deux Syriens sont arrêtés en Allemagne, un troisième en France. L’opération fait grand bruit : ces trois anciens membres des services de renseignement du dictateur syrien Bachar Al-Assad sont soupçonnés de crimes contre l’humanité. Anwar R., Eyad A., Abdulhamid A. : le communiqué de presse du parquet fédéral allemand ne donne que des prénoms suivis d’une initiale, mais l’identité de l’officier arrêté à Berlin ne reste pas longtemps secrète. Dès le lendemain, son nom circule sur les réseaux sociaux : il s’appelle Anwar Raslan. L’homme n’est pas un inconnu. Avant de déserter, il était colonel dans le centre de détention d’Al-Khatib, de sinistre réputation. Moins de 24 heures après son arrestation, une photo d’origine indéterminée fait le tour des sites militants syriens. Manifestement prise à l’aéroport de Genève quelques années plus tôt, l’officier y prend la pose. Cheveux gris couronnant un front largement dégarni, moustache en brosse où frémit à peine l’ombre d’un sourire. Le quinquagénaire qui regarde fixement l’objectif n’imagine pas qu’il sera un jour connu comme le premier haut gradé du régime syrien arrêté et poursuivi pour crimes contre l’humanité. Un symbole. Car à l’occasion de son procès qui doit avoir lieu à Coblence en avril, une cour de justice se penchera pour la toute première fois sur les crimes commis dans les geôles du pouvoir syrien, où des milliers d’hommes et de femmes ont disparu depuis 2011.
Qui est Anwar Raslan ? Officier, bourreau, déserteur, réfugié ? C’est l’histoire de cet homme que Les Jours retracent dans La traque et, à travers elle, la quête de celles et ceux qui pistent les criminels d’une guerre qui dure depuis près d’une décennie.
La communauté syrienne exilée est un petit monde. On se croise dans les centres de réfugiés, dans les cafés, au cours de langue… Au détour d’une rue, certains peuvent se retrouver nez à nez avec leur bourreau. Défections, changements de camp, vestes retournées ou abandonnées… Neuf années de guerre civile ont achevé de brouiller les lignes. Et quel que soit leur passé, sur la route de l’exil, tous sont dans le même bateau.
Quand l’avocat Anwar Al-Bunni croise Anwar Raslan à Berlin, fin 2014, il ne le reconnaît pas immédiatement, raconte-t-il aux Jours : « Je l’ai vu avec sa femme dans le centre d’hébergement de réfugiés où j’ai résidé pendant quelques mois à mon arrivée en Allemagne. Et je me disais : “Je connais cet homme, je connais cet homme.” Mais ce n’est que quelques jours plus tard, quand des amis m’ont dit qu’Anwar Raslan était à Berlin, que ça m’a frappé. L’homme que j’avais vu, c’était celui qui m’avait arrêté à Damas huit ans plus tôt. »
2006, Anwar Al-Bunni est interpellé dans une rue passante de Damas. Ce défenseur notoire des libertés, dans un pays où celles-ci tiennent de l’utopie, a publié de nombreux rapports sur la torture pratiquée dans les centres de détention du régime. Prestement embarqué par un groupe armé, yeux bandés, il est conduit au tribunal. « On m’a enlevé le bandeau et j’ai vu le chef du groupe qui m’avait arrêté. » Dans un coin de la pièce, l’homme attend patiemment qu’on s’occupe de son prisonnier. Al-Bunni cherche à connaître l’identité de son kidnappeur, un policier lui glisse son nom : Anwar Raslan, sécurité d’État. « À l’époque, il n’était pas très gradé, c’était un capitaine il me semble, tente de se souvenir l’avocat. Mais il avait déjà la réputation d’avoir un penchant pour la torture. »
Al-Bunni lui-même n’en fera pas l’expérience. Condamné pour « propagation de fausses nouvelles » et « atteinte au moral de la nation » au terme d’un jugement expéditif, il est envoyé dans une prison civile et ne revoit plus l’homme qui l’a arrêté. Cinq ans plus tard, quand l’avocat recouvre sa liberté, la Syrie est en ébullition. Nous sommes en 2011, la population descend dans la rue pour dénoncer les exactions d’une dictature qui n’a que trop duré et Anwar Al-Bunni voit advenir le soulèvement dont il a longtemps rêvé. C’est la révolution.
Anwar Raslan, quant à lui, n’est pas resté longtemps en bas de l’échelle. En 2011, il est colonel au sein de la division 251 de la Sécurité d’État. Cette même division qui, dès le printemps, arrête des manifestants par brassées, les entasse dans des cellules et les torture, parfois jusqu’à la mort.
Les services de renseignement ont toujours été un pilier de la terreur inspirée par le régime syrien. Divisés en quatre agences, parmi lesquelles la Sécurité d’État, les « mukhabarat » ont des branches aux quatre coins du pays et gèrent leurs propres centres de détention. Le système est rodé. Bien avant la révolution, bien avant la guerre, des centaines de dissidents politiques ont disparu dans cet « archipel de la torture », selon l’expression de l’ONG Human Rights Watch. Et la crainte d’être à tout moment enlevé par les mukhabarat a longtemps fait taire les oppositions.
Quand, au printemps 2011, la population syrienne se soulève, ce système de détention arbitraire, de torture et d’exécution extrajudiciaire atteint une échelle industrielle. Depuis neuf ans, plus de 14 000 personnes sont mortes sous la torture, selon un décompte du Réseau syrien des droits humains. Et au moins 128 000 Syriens et Syriennes ont disparu sans laisser la moindre trace. Les tortures pratiquées, décrites par les rescapés, sont une longue surenchère dans l’horreur, de la technique dite de la « chaise allemande », qui broie la colonne vertébrale, aux suspensions au plafond et électrocutions. Les conditions de détention elles-mêmes sont telles qu’un rapport de l’ONU va jusqu’à parler d’« extermination ». Et dans les cellules surpeuplées, les vivants côtoient les morts des jours durant. La guerre que le régime mène à son peuple se déroule autant dans ses geôles que sur les champs de bataille.
La torture a toujours été un outil des services de renseignement pour obtenir des informations. Mais depuis 2011, ils n’essaient même plus d’obtenir quoi que ce soit. C’est une punition, une forme de revanche. C’est la torture pour la torture.
« La torture a toujours été un outil des services de renseignement pour obtenir des informations, souligne Mazen Darwish, défenseur des droits humains, lui-même survivant des prisons du régime. Mais depuis 2011, ils n’essaient même plus d’obtenir quoi que ce soit. C’est une punition, une forme de revanche. C’est la torture pour la torture. »
La division 251, où travaille le colonel Raslan, ne fait pas exception. En 2011, cette branche de la Sécurité d’État, basée dans le quartier d’Al-Khatib à Damas, mène tout à la fois des arrestations ciblées d’opposants politiques et des rafles massives dans les manifestations. À partir du printemps, les arrivages de prisonniers sont si importants que les cellules de la prison souterraine d’Al-Khatib sont vite bondées et les détenus régulièrement transférés dans d’autres centres. Dans cette division comme ailleurs, la torture est la norme. Bassam, 30 ans, détenu au centre d’Al-Khatib en juillet 2011, a témoigné auprès de Human Rights Watch : « La salle d’interrogatoire était au deuxième étage. Tout le monde nous battait sur le chemin. On portait toujours un bandeau sur les yeux. Pendant l’interrogatoire, j’étais à genoux. Ils me donnaient des coups de poing, des coups de pied partout. C’était plus une accusation qu’un interrogatoire. En repartant vers la cellule, ils m’ont fait rouler dans les escaliers. »
Anwar Raslan, responsable de la « section des investigations », coordonne les interrogatoires, valide et signe les comptes-rendus. Un poste administratif ? Le colonel était en position d’ordonner et de diriger les interrogatoires, assène Anwar Al-Bunni. Et si les hauts gradés se salissent rarement les mains eux-mêmes, « des témoins assurent qu’il était présent quand ils ont été torturés », affirme l’avocat. En juillet 2012, le colonel est muté dans la branche 285 de la Sécurité d’État. Cette division, où sont notamment envoyés les détenus des autres branches jugés « importants » car impliqués politiquement, est basée dans un grand complexe de Damas.
Au sous-sol, des centaines de prisonniers sont parqués dans quelque 250 cellules, selon Human Rights Watch. Ahmad, emprisonné ici de juin à octobre 2012, a raconté ses conditions de détention à l’ONG syrienne Violation Documentation Center : « La taille de la cellule était de 3 x 4 m² et nous étions plus de cinquante détenus à l’intérieur, ne portant que nos sous-vêtements. J’ai passé mes cinq mois de détention en sous-vêtements. […] En raison du manque d’espace, s’asseoir était extrêmement difficile. La plupart des détenus avaient de sérieux problèmes de genoux. […] Une des méthodes de torture était de demander aux prisonniers de passer leurs mains à travers les ouvertures de la porte et de frapper leurs doigts jusqu’à ce qu’ils soient gonflés et bleus. […] Quand les détenus étaient emmenés aux toilettes, ils étaient forcés de marcher à genoux en imitant le son d’une voiture ou d’autres véhicules. »
Dans la branche 285, Anwar Raslan est à nouveau responsable de la « section des investigations ». Mais le 14 décembre 2012, la chaîne Al-Jazeera, dans une courte dépêche, fait état de sa désertion. Dégoût, prise de conscience, opportunisme ? La rumeur court. Les années suivantes, l’ex-colonel est aperçu en Jordanie, en Turquie puis en Europe. On le dit passé à l’opposition. En 2014, on le retrouve même à Genève avec la coalition rebelle, lors des pourparlers de paix. Il pose à l’aéroport, pour cette photo qui, au lendemain de son arrestation, fera le tour des réseaux sociaux.
Quand il aperçoit Anwar Raslan à Berlin en 2014, Anwar Al-Bunni sait que le petit capitaine a fait du chemin. « J’avais entendu dire qu’il était monté en grade, puis qu’il avait déserté. Je n’ai donc pas été plus surpris que ça de le croiser si loin de Damas. » Mais quand on lui demande s’il a dénoncé l’ancien colonel à la police, l’avocat sourit tristement : « Non. J’avais alors d’autres priorités : m’installer en Allemagne, trouver une situation, m’adapter. Je ne savais même pas qu’on pouvait poursuivre des criminels du régime d’ici. Et à l’époque, je pensais que très bientôt, nous pourrions tous rentrer en Syrie et juger ces exactions dans notre propre pays. »
Aujourd’hui, cette perspective semble bien lointaine et si Anwar Al-Bunni s’accroche toujours à l’espoir qu’un jour, il pourra rentrer chez lui, il n’attend plus pour agir. En espérant une chute plus qu’hypothétique du régime Assad, c’est en Allemagne qu’il cherche justice. De Berlin, l’avocat-enquêteur récolte preuves et témoignages, monte des dossiers judiciaires et cherche ceux qui ont cru trouver oubli et impunité en Allemagne ou ailleurs. Car désormais, les justices européennes peuvent juger les crimes contre l’humanité au nom de la compétence universelle et ce dès lors que les suspects sont sur leur territoire ou en transit. « Un jour, peut-être, le conflit syrien aura son grand procès », rêve Anwar Al-Bunni. En attendant, la lutte contre l’impunité se mène en Europe.
Devenu une figure de référence de la chasse aux criminels syriens, l’enquêteur lâche rarement son téléphone. C’est vers lui que se tournent ceux qui veulent signaler la présence d’un ancien bourreau, apporter leur témoignage ou tenter de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches disparus. « J’ai des centaines de lettres et de messages de personnes qui réclament justice. Rien qu’en Allemagne, les victimes du régime se comptent par milliers, assure-t-il. La torture concerne toute la population syrienne. Si quelqu’un n’a pas été lui-même torturé, c’est peut-être sa sœur, son père… Ce qu’ils ont subi doit être reconnu et leurs tortionnaires jugés. »
Dans cette quête de justice, Anwar Al-Bunni n’est pas seul. À l’heure où Bachar Al-Assad referme son emprise sur la Syrie, aux quatre coins de l’Europe, organisations syriennes, ONG internationales, magistrats et unités de police spécialisées mènent une vaste traque aux criminels de guerre syriens qui, par dizaines, ont pu se fondre dans le flot de réfugiés. Pour Anwar Al-Bunni et de nombreux activistes, l’arrestation et le procès à venir du colonel Raslan sont plus qu’un succès. C’est une lueur d’espoir qu’enfin, les crimes du régime de Bachar Al-Assad soient jugés. Que leur mémoire ne soit pas balayée sous les décombres du conflit.
Ce procès montrera au monde ce qui se passe en Syrie.
Car si les cours de justice européennes se sont déjà penchées sur des crimes commis en Syrie, les accusés appartenaient non pas à l’État mais aux multiples factions qui ont fleuri sur les ruines de la guerre civile
Le colonel Anwar Raslan, lui, est le premier haut gradé du régime mis en examen pour crimes contre l’humanité. Lors de son procès en Allemagne, un tribunal examinera pour la toute première fois le gigantesque système de détention et de torture mis en place par les services de renseignement. « Ce procès montrera au monde ce qui se passe en Syrie, veut croire Anwar Al-Bunni. Si les rapports de médias, d’ONG peuvent toujours être ignorés, niés ou minimisés, les faits reconnus par une cour de justice sont incontestables. »
Mais dans la communauté exilée, d’autres s’interrogent. Tout haut gradé qu’il soit, Anwar Raslan n’est pour certains qu’un maillon faible, un homme coincé dans le système qui, de plus, a déserté. On dit qu’il a rejoint la coalition d’opposition, qu’il s’est repenti. Pourquoi juger ceux qui ont trahi ? Sur les réseaux sociaux, rumeurs et altercations circulent à haut débit. L’arrestation d’Anwar Raslan est une lame de fond qui secoue les consciences, ramenant à la surface traumatismes et divisions d’une population déchirée par neuf années de guerre civile.