«Je vous le jure sur la tête de mon bibounet : je ne vendrai jamais Europe 1. » Cette phrase a été prononcée mot pour mot par Arnaud Lagardère devant plusieurs journalistes de la station, il y a de cela quelques années. « Sur la tête de mon bibounet », ci-devant Nolan, dernier fruit de ses amours avec Jade Lagardère. Une promesse déjà faite à son père Jean-Luc, dont la radio était la danseuse préférée depuis qu’il en a pris le contrôle en 1973, le temps de la splendeur d’Europe 1. « Vous êtes les photographes du son, quoi qu’il arrive vous devez enregistrer », lançait le journaliste Pierre Sabbagh aux recrues. Autant dire qu’on a fait un peu de chemin de Sabbagh jusqu’au transfert de Louis de Raguenel de Valeurs actuelles au service politique d’Europe 1. Et depuis jeudi dernier que son arrivée a été confirmée par la direction, ce n’est plus tout à fait Salut les copains (lire l’épisode 1, « Les “Valeurs” de la famille Europe 1 »).
Dans les heures qui suivent cette confirmation, ces gens de radio dont la voix est l’outil de travail n’en ont plus. Le sifflet coupé net par le mail reçu du directeur de l’information Donat Vidal Revel, par ces deux phrases : « Constance Benqué [présidente d’Europe 1, ndlr] et moi-même décidons de répondre favorablement à votre demande : Louis de Raguenel ne sera pas le chef du service politique d’Europe 1. » Et là, dans son message, Donat Vidal Revel va à la ligne et poursuit : « Il rejoint le service comme chef adjoint. » Ce qui révèle un certain sens de l’humour et du gag mais très étrangement, les salariés avaient les lèvres trop gercées pour sourire de cette entourloupe managériale niveau CM1.
La rédaction est divisée, il y a une partie résignée pour laquelle la nomination de Louis de Raguenel au poste d’adjoint est un moindre mal et l’autre partie, qui trouve ça honteux.
Aucune assemblée générale n’est convoquée, alors que celle du lundi 7 septembre, après l’annonce du transfert révélé par Les Jours, avait fait le plein de salariés et d’indignation. Aucune réaction officielle de l’équipe, rien. « On est sonnés », finira par confier cette journaliste aux Jours. « C’est d’une violence… » soupire un autre. « On est comme anesthésiés », conclut un troisième. Syndicats et Société des rédacteurs (SDR) veulent laisser aux salariés le temps de digérer la nouvelle afin d’apprécier la réaction interne. « La rédaction est divisée, indique un journaliste, il y a une partie résignée pour laquelle la nomination de Louis de Raguenel au poste d’adjoint est un moindre mal et l’autre partie, qui trouve ça honteux. » Parmi ces derniers, certains veulent la convocation d’une nouvelle AG voire la mise au vote d’une motion de défiance envers la direction. Enfin, il y a celles et ceux qui ont compris que c’était mort (« On a perdu », « Il n’y a plus rien à espérer »), mais chez qui, décidément, Raguenel ne passe pas. Finalement, selon nos informations, un texte signé des élus a été adressé ce lundi à la direction pour dire « le ressentiment » de la rédaction, mais on n’en saura pas plus, les auteurs préférant en laisser la primeur à leur hiérarchie. Et un rendez-vous pour que la rédaction échange avec la direction est demandé, mais rien n’y fera : Louis de Raguenel est dans la place. Des réunions ont même déjà eu lieu, dont une première, ce lundi, avec le service politique au Lagardère Paris Racing, le domaine sportif qu’Arnaud possède au cœur du bois de Boulogne, c’est d’un chic.
Un épisode est venu salement envenimer l’ambiance. Sitôt l’annonce, jeudi dernier, de la direction de recruter l’ancien de Valeurs actuelles comme adjoint, un texte de la SDR est distribué qui précise avoir « obtenu, au moins dans un premier temps, que Louis de Raguenel ne participe pas aux conférences de rédaction ». Immédiatement, la SDR fait parvenir un nouveau message intitulé « Correctif - Précisions de la direction » : « La direction précise que Louis de Raguenel a bien vocation à participer, comme chef de service adjoint, aux conférences de rédaction. » Une explication de texte signée Donat Vidal Revel a eu lieu aussitôt, où le président de la Société des rédacteurs se fait copieusement engueuler. Un nouvel exemple de ce « management violent » dont témoignent nombre de journalistes et qu’un audit interne est venu confirmer, ainsi que le révélaient Les Jours dans l’épisode précédent.
« Il y a une ambiance exécrable dans la rédac, raconte un journaliste aux Jours, une ambiance d’inquisition, on a tous l’impression d’être sur un siège éjectable. » Alors prononcez le mot grève qu’on vous ouvre des yeux gros comme ça. « Contrairement à Radio France qui dégaine des grèves tout le temps, nous, on ne fait jamais grève », regrette un reporter. C’est pourtant arrivé, en avril 2019, à la rédaction web d’Europe 1, qui cesse le travail pendant une journée pour protester contre le manque de stratégie et de moyens. Plus d’un an après la fermeture du Lab, ce site d’infos politiques croustillantes lancé en 2011 et bazardé en 2018, la direction est incapable de donner un nouveau cap, sinon la réduction des effectifs. Le mouvement d’humeur n’a rien changé, pas plus que la motion de défiance qui a suivi, adoptée cette fois par l’ensemble de la station à l’attention d’Arnaud Lagardère pour l’ensemble de son œuvre.
Mais à la radio à proprement parler, point de grève, « jamais », précise un salarié qui a de longues années de maison : « Ce n’est pas dans l’ADN de la radio. » Pourquoi ? « Il y a beaucoup de précaires », explique l’une. « Il y a beaucoup de Lauga », analyse un autre. Lauga, comme la bourse du même nom, qui voit Europe 1 récompenser d’un contrat de travail la lauréate ou le lauréat d’un concours en dernière année d’école de journalisme. « Du coup, l’affect n’est pas le même, il y a peu de gens qui ont été dans d’autres rédactions et ça joue », décrypte une journaliste. « On nous dit “soyez responsables, il fait froid dehors”… » Résultat, dans une rédaction pourtant très attachée à la radio, nombreux sont les journalistes à raconter leur fierté perdue : « J’étais tellement attaché à cette boîte, j’étais fier quand je passais le porche de la rue François-Ier [ex-siège d’Europe 1, ndlr], je me disais “quelle chance j’ai de travailler ici”, j’étais fier et ils ont cassé le jouet », dit l’un. Une autre témoigne : « Quand je passe le portique, j’ai la boule au ventre, ce boulot-là c’est toujours ce que j’ai eu envie de faire ; aujourd’hui, j’ai plus envie de le faire. »
En cette rentrée, assombrie par la guerre entre empires qui se déroule au-dessus de la tête des salariés et la perspective de tomber entre les mains de Vincent Bolloré, ce discours en forme de « filez droit et vous sauverez votre peau » s’est doublé d’un enjeu de taille : « Constance [Benqué, ndlr] nous a dit que le souhait d’Arnaud [Lagardère, ndlr] c’était de ne pas nous vendre, mais qu’on avait trois mois pour faire nos preuves. » Jolie façon de faire porter des années d’errances stratégiques sur les seules épaules de la rédaction. Et là dessus, vlan, Raguenel. « C’est un mépris total pour tout ce qu’on est censés défendre
L’indignation est là, intacte. Mais les salariés ont les pattes coupées : « Il y a une forme de lassitude, justifie une journaliste, on ne peut pas consacrer toute notre énergie à ça. » Et puis il y a la peur : « L’ambiance c’est “tiens-toi droit et ferme ta gueule, regarde les murs, il y a du sang frais tous les cm2” », rapporte un autre. On a le licenciement facile chez Europe 1, et chacun a une histoire à raconter. Ici, c’est un journaliste viré du jour au lendemain, là, c’est un autre à qui on demande de baisser son salaire parce qu’il est jugé « trop cher » et qui finit par comprendre que c’est la porte qu’on lui désigne.
C’est une vaste blague, Michaël Darmon ne va pas être chef, Louis de Raguenel va arriver et peu à peu, il va prendre les commandes.
Celui à qui on ouvre grand les portes de la radio, en revanche, Louis de Raguenel est déjà là, même s’il prendra ses fonctions officiellement en octobre. Le voilà donc chef adjoint aux côtés d’Aurélie Herbemont, qui assurait l’interim depuis un an, un service désormais dirigé par Michaël Darmon. Lequel, c’est piquant, avait été le seul à dire publiquement son soutien à Raguenel lors de l’AG de la semaine dernière et un des trois à ne pas soutenir la démarche des syndicats et de la SDR contre l’arrivée de Raguenel (117 étaient pour). « Darmon, ça ne change rien et c’est même assez humiliant que lui, le seul qui a voté Raguenel, soit nommé chef », soupire-t-on à la rédaction. Depuis le temps que le poste était vacant, la direction n’avait jamais pensé à lui confier cette responsabilité et Darmon avait même dit publiquement que la fonction ne l’intéressait pas. Bref, personne n’est dupe : « C’est une vaste blague, Darmon ne va pas être chef, Raguenel va arriver et peu à peu, il va prendre les commandes », dit un journaliste. À noter que Michaël Darmon se retrouve dans un service particulièrement servi en chefs : trois sur les six personnes qui constituent l’effectif !
Concrètement, Louis de Raguenel sera à l’antenne mais, a prévenu Donat Vidal Revel, il « ne quitte pas Valeurs actuelles pour faire du Valeurs actuelles, ce qui n’aurait aucun sens, mais pour faire du Europe 1. C’est pour cela qu’il ne devient pas éditorialiste ou chroniqueur, dans une fenêtre de libre expression. Ce ne sont pas ses idées qui m’intéressent mais ses qualités professionnelles, ses contacts et son envie. La chaîne hiérarchique dont j’ai la responsabilité est le garant de notre ligne éditoriale ». Promis, juré, sur la tête de bibounet.