Le matin, ils sont passés dans les amphis de la faculté de Nanterre, interrompant les cours (avec l’autorisation des profs). Matthieu, syndicaliste et étudiant en histoire, et Nicolas, inscrit en traduction de langue anglaise, montent sur l’estrade avant le début d’un cours de droit public. Quelques heures avant la manifestation nationale contre la réforme du Code du travail, Nicolas, que son impressionnante tignasse blonde rend visible même depuis le fin fond de l’amphi, parle des « attaques très graves » du gouvernement, dont les réformes « foutent la pression sur les salariés ». Matthieu à son tour alerte sur le sort des « sans-fac » et des mal inscrits, victimes des algorithmes du système APB, et résume : « C’est n’importe quoi. » « Vous aussi, vous avez été confrontés à cette galère », hasarde-t-il face à des étudiants de master (bac +4 et +5) qui n’ont pas l’air de se sentir concernés et continuent à chuchoter entre eux. « Tout ça va faire de nous des précaires à vie », conclut Matthieu avant de quitter le cours, dans l’indifférence générale. Les « intervs » (pour « interventions », en langage militant) servent à informer et à mobiliser les étudiants. L’exercice n’est pas toujours un succès. Mais cela fait partie des rituels. Ce matin, il y a « AG » à la fac de Nanterre.
Dans une université assez politisée comme celle-ci, cela s’apparente à une routine. Un appariteur, qui fait partie du personnel de la fac, a lui même fabriqué une affiche pour indiquer le changement de lieu de l’AG. Dans l’amphi éclairé de néons, ils sont une cinquantaine. Certains étudiants sont venus « en curieux », comme Antonin Peyre, en première année d’histoire de l’art. Ils ont vu une affiche ou un tag sur le bitume du campus qui annonçait : « Assemblée générale. 10 h 30. AMPHI D1. Manif 14 h Bastille. » D’autres ont été prévenus alors qu’ils assistaient à leurs cours quand des syndicalistes ont fait irruption pour inviter les étudiants à les rejoindre. Ceux-là sont une poignée. Les autres viennent exprès pour l’AG, le militantisme occupe une bonne partie de leur temps. Ce mardi, c’est jour de mobilisation, et ça, c’est leur spécialité. Dans l’amphi, c’est un choc des cultures.
Victor Mendez est aux manettes. Étudiant en deuxième année de sociologie, il s’est installé derrière le bureau, face à l’amphi. Il conduit l’AG, note les noms sur « une liste des inscrits » et distribue la parole. Il a collé sur son blouson un autocollant de l’Unef (Union nationale des étudiants de France) et un du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste). Il connaît la plupart des participants et est capable de les appeler par leurs prénoms. Il dit aussi « les copains » ou « les camarades ».
D’emblée, devant les rangs clairsemés, le jeune homme qui est pour « vider les amphis pour remplir les manifs » l’admet : « Le deuxième jour de cours, c’est compliqué de mobiliser. Il y a des masses d’étudiants qui ne sont pas encore au jus de l’ensemble des attaques… » À ses côtés, Moïra a prévu un exposé sur les réformes : baisse des APL de 5 euros par mois, réduction des emplois aidés, mais aussi baisse de l’ISF pour les actionnaires, plafonnement des indemnités aux prud’hommes, etc. Elle détaille certaines mesures jugées dangereuses, comme les CDI de chantier : « C’est du travail à la tâche : quand on n’en a plus besoin, les gens dégagent sans prime de précarité ni indemnités… » Elle lance l’idée d’une grève.
La discussion s’ouvre juste après. Si on peut appeler ça une discussion. Victor gère les tours de parole. Il chronomètre les interventions. Les premiers à lever la main sont tous des habitués. Nicolas, que j’avais suivi un peu plus tôt dans la matinée, insiste, en regardant autour de lui : « On n’est pas très nombreux, il ne faut pas que ce soit démoralisant. » Comme beaucoup, il s’était mobilisé contre la loi El Khomri, l’an dernier. Léa Pierret, à la tête de l’Unef à Nanterre (enfin, du courant majoritaire), embraye : « On est 50 en AG, c’est trop tôt pour parler de grève, les étudiants ne sont pas forcément d’accord, il faut les informer, les convaincre avant, ne pas aller trop vite. » Elle alerte : « Il ne faut pas créer une fracture entre un petit groupe très politisé et la masse des étudiants. » Cette fracture existe déjà. Elle saute aux yeux. Ainsi, quand un militant parle de faire un « comité de mob » pour imaginer banderoles et actions, une jeune fille en pull jaune l’interrompt : « Attends, c’est quoi un “comité de mob” ? »
« AG », « orgas » (pour « organisations » – et en l’occurence, il y en a un paquet), « comité de mob » : la plupart des militants aguerris parlent avec un vocabulaire de la lutte qu’ils ont appris et qui les réunit. Mais ils oublient de faire les traductions pour les non initiés. Dans l’amphi, les nouveaux venus sont un peu éberlués. Ils écoutent poliment. Et mettent un certain temps à demander la parole. Cléa, qui avait souhaité la définition du « comité de mob », laisse ainsi passer plusieurs interventions avant de lever la main pour parler. Elle écoute Tiphaine, en sociologie, aborder la question de « la sélection » à la fac. L’étudiante ne précise pas que la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a lancé des concertations sur les modalités d’entrée à l’université.
Et d’emblée, Tiphaine attaque : « La sélection au mérite, dans le public, on va tous en pâtir. » Elle livre son analyse : « C’est une situation orchestrée depuis des années », avec la baisse des budgets des universités et des étudiants de plus en plus nombreux à rentrer à la fac. « Le discours est rodé depuis longtemps et là, ils disent : “Vous voyez bien, on ne peut pas accueillir tous les étudiants.” On est en péril. » Sa grille de lecture est implacable. Comme celle de Barth (branche Unef minoritaire et NPA) qui s’occupe de la campagne des « sans-fac ». Très remonté, il fait le lien entre toutes les réformes : « Vu comme ils défoncent le Code du travail, et avec les facs qui refusent les inscriptions, les sans diplôme vont être corvéables à merci ». Annaël, qui fait partie du bureau national de l’Unef, avertit la petite assemblée : « Nous, on est déjà engagés, on voit la cohérence, mais pour ceux qui rentrent cette année à la fac, ce n’est pas évident. »
Je ne suis pas syndiquée, votre mode de configuration ne m’a pas parlé, moi qui préfère jouer à Candy Crush plutôt que de lire des informations politiques. Je ne connais pas la moitié des termes que vous utilisez.
C’est au tour de Cléa, la novice. Elle souffle : « C’est super stressant ! » Mais elle enchaîne : « Je vais servir d’exemple : je suis en première année, je ne suis pas syndiquée, votre mode de configuration ne m’a pas parlé, moi qui préfère jouer à Candy Crush ou aller sur Facebook plutôt que de lire des informations politiques. Je ne connais pas la moitié des termes que vous utilisez. » C’est la toute première intervention hors du sérail politique, elle est applaudie, comme une marque de bienvenue. Cléa, elle, a un coup de chaud et enlève son gros pull jaune. Les interventions plus classiques reprennent. Lucas, qui en est lui même à sa troisième prise de parole, répète qu’il en a marre que tout le monde se répète. « On perd du temps, ceux qui sont là à l’AG, ils sont au courant que c’est une loi de merde. » Je regarde Cléa, elle fait non de la tête en haussant les épaules.
Un autre étudiant de première année, également frais débarqué, pose des questions concrètes : « J’ai du mal à comprendre : quel est le rôle des étudiants ? Quel impact peut avoir un mouvement de grève ? Pourquoi on se réunit ? » Il ouvre grand ses yeux. Mais la parole passe à quelqu’un d’autre, dont l’intervention n’a aucun rapport. « Je peux avoir une réponse ? », insiste le nouveau venu. « T’inquiète, il y a des copains qui se sont inscrits », le tranquillise Victor. Qui, plus tard, vérifiera : « Est ce que les non militants ont des questions ? » Antonin Peyre est l’un d’eux : « Je suis militant nulle part, mais intéressé ; je suis surpris : ceux qui sont syndiqués sont convaincus, il faut aller chercher le plus grand nombre, les autres, et ce n’est pas pas si facile de se sentir intégré ici. » Il propose que les non syndiqués se regroupent, « c’est moins intimidant ». Il s’étonne aussi : « Vous parlez de tracts, mais peu de plateforme numérique. » Les réflexes et les modes d’action des « étiquetés », comme les appelle Antonin, sont à l’ancienne : AG, blocage, débrayage, grève, banderoles… L’expérience de Nuit debout qui, à ciel ouvert, a cherché à renouveler les formes de délibération et de contestation ne semble pas non plus les inspirer.
Au bout d’une heure et demie et quelques délibérations, tout le monde sort pour rejoindre la manifestation à Bastille. Les questions concrètes seront examinées ultérieurement. Cet après-midi, Cléa reste à Nanterre car elle a cours (en histoire de l’art) et que « les études sont prioritaires ». Antonin, lui, a décidé de suivre le cortège jusqu’à la manif. Dans le RER, au mégaphone, on entend : « À bas l’État, les flics et les patrons ! » Certains lancent des « grève générale ». Des slogans incontournables qu’Antonin, pas vraiment à l’aise, ne reprend pas. Avant de partir de la fac, l’étudiant avait glissé à Cléa : « Tu me passeras les cours ? »