On entend les portes qui claquent et le concert des sonneries de téléphone fendre l’air dans les bureaux feutrés. La scène se déroule sous nos yeux, comme si nous y étions. Elle s’imagine facilement. BFMTV tourne en boucle sous les lambris de la République. Le bruit sourd des pas pressés puis les messes basses et éclats de voix que les tapis épais ne parviennent à étouffer. Les conseillers s’affairent dans les couloirs des ministères, en quête d’informations précises et de solutions miracles. Le temps est suspendu à la prochaine réunion avec le « PR » (président de la République) ou le « PM » (Premier ministre), comme les appellent leurs proches collaborateurs. Signe que le pouvoir est en crise, les grandes réformes et décisions les plus importantes sont reportées à un horizon indéterminé. C’est l’urgence qui dicte l’agenda. La presse et ses révélations. La rue et ses protestations insistantes. L’adversité, soudain réveillée d’un bloc, laisse peu de répit au pouvoir et à la machine d’État. D’exceptionnelle, la situation, sous haute tension, est devenue permanente. Depuis l’été dernier, l’affaire Benalla fait vaciller l’Élysée à intervalles réguliers. Avec le mouvement des gilets jaunes, entré dans sa treizième semaine à l’heure où nous écrivons, la déstabilisation est maximale. Si conseiller un ministre, un Premier ministre ou le président de la République fut de tout temps un sacerdoce, la fonction n’a peut-être jamais aussi bien porté ce nom.
Pendant qu’Emmanuel Macron est reparti haranguer les foules, comme au bon vieux temps de la campagne présidentielle, les conseillers du pouvoir cherchent la parade et les voies de sortie de crise. Jusqu’à présent, en vain. Dans la saison 1 de cette série, nous les avions laissés à l’automne 2017, une fois les cabinets ministériels au complet, après les ordonnances travail, adoptées sans réelle contestation. Les temps ont radicalement changé. Dix-huit mois après leur nomination, la colère ne s’est jamais autant exprimée. Dans cette douloureuse épreuve du pouvoir, certains conseillers ont déjà jeté l’éponge. À l’Élysée, les bureaux commencent à se vider. Occupés en priorité par ceux qui avaient contribué à la victoire d’Emmanuel Macron, ils sont les premiers à souffrir de l’usure du pouvoir. Sylvain Fort, dircom pendant la présidentielle, devenu ensuite conseiller discours et mémoire, avait été nommé directeur communication et presse après les affres estivales de l’affaire Benalla. Las, il a fait ses cartons le mois dernier, souhaitant s’orienter « vers d’autres projets professionnels et personnels ».
Pour le remplacer, aucun dircom n’a encore été nommé. En revanche, un conseiller spécial a pris ses fonctions ce lundi à l’Élysée. Philippe Grangeon est un habitué des lieux. Sous le précédent quinquennat, il assistait à une réunion hebdomadaire, le samedi matin, avec François Hollande et son conseiller en communication, Gaspard Gantzer. Il avait d’ailleurs lui-même recommandé le jeune conseiller au président de la République socialiste, une connaissance de très longue date. À la veille de prendre ses fonctions auprès d’Emmanuel Macron, il explique aux Jours : « Mon rôle ne sera pas opérationnel mais sera celui d’un facilitateur. Je conseillerai le chef de l’État sur un certain nombre de sujets d’actualité comme le grand débat, les élections européennes ou les réformes en cours. » Tout ceci à mi-temps, « du lundi au mercredi », précise-t-il, avec un bureau au Château mais sans aucune rémunération. « Ne dépendre de personne sur le plan économique me donne un sentiment de liberté. Je peux me le permettre puisque je suis retraité », explique encore l’homme de 65 ans, passé par divers cabinets socialistes, puis la CFDT et l’entreprise Capgemini. « Mon arrivée est un non-événement », lâche-t-il avant de raccrocher. Laissons-lui le bénéfice de la sincérité, même s’il est l’un des seuls à le croire. Une telle prudence dans l’engagement dit au contraire beaucoup des temps qui courent. Conseiller le pouvoir est devenu une mission à haut risque. Hier, les passages en cabinet ministériel accéléraient les carrières. Aujourd’hui, il y a peut-être beaucoup plus à perdre qu’à gagner dans ce dévouement sans borne.
La popularité des hauts fonctionnaires n’a sans doute jamais tutoyé les sommets. En ce moment, elle évolue dans les mêmes bas-fonds que celle du chef de l’État. Ceux qui peuplent les cabinets ministériels et le sommet de l’administration centrale, issus des grands corps, sortis de l’ENA ou Polytechnique, le savent : ils comptent parmi les cibles privilégiées des manifestants qui occupent les ronds-points et défilent chaque samedi dans tout le pays. Cette France dite « périphérique », autrefois qualifiée de « France d’en bas », brocarde les élites et notamment celles qui décident, depuis Paris, d’abaisser la vitesse à 80 km/h sur les départementales ou d’augmenter les taxes sur le gazole. Le discours anti-élites est au cœur de la rhétorique populiste, qui prétend incarner le peuple mieux que quiconque. Et surtout bien mieux que les élites élues ou nommées par le pouvoir. Celui en place a doublement nourri cette défiance et ce ressentiment. Comme nous l’expliquions au début de la saison 1 (lire l’épisode 2, « Les technos paradent »), Emmanuel Macron s’est appuyé sur la technostructure pour gouverner. Les cabinets ministériels ont été réduits, redonnant mécaniquement du pouvoir à l’administration. Des technocrates, inconnus du grand public, ont été nommés à la tête des ministères : Jean-Michel Blanquer à l’Éducation, Nicole Belloubet à la Justice… Tandis que peu de ministres sont des figures politiques identifiées : François Bayrou a été écarté du gouvernement pour raisons judiciaires et Gérard Collomb, sentant le vent tourner, a déserté après l’affaire Benalla.
Les premières décisions ont, elles aussi, été marquées du sceau de la technocratie : la baisse de 5 euros des APL (aide personnalisée au logement), l’instauration de la « flat tax » sur le capital ou l’augmentation de la CSG (contribution sociale généralisée) pour les retraités figurent en bonne place dans le « musée des horreurs », comme l’appelle Christian Eckert, ancien secrétaire d’État chargé du Budget sous l’ère Hollande. Une façon de désigner une liste de réformes portées par la direction du Budget mais toujours refusées par les pouvoirs précédents. Emmanuel Macron a largement puisé dans cette réserve de mesures potentiellement explosives, moulinées à Bercy. Et pourtant, en fin d’année dernière, certains responsables macronistes n’ont pas hésité à brocarder ceux sur lesquels ils se sont tant appuyés. « L’emprise de la technostructure nous a empêchés d’avancer suffisamment vite. Eh bien, c’est fini », lançait Stanislas Guérini en décembre dernier, quelques jours après son élection à la tête de La République en marche (LREM). Le pouvoir est accusé d’avoir réagi trop tard, le coupable est tout trouvé. À la même période, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, exhortait aussi les directeurs d’administration à « sortir parfois de leurs bureaux parisiens ».
Il y a beaucoup d’ironie à observer le pouvoir se défausser ainsi. Lui-même est issu de l’administration de Bercy – au pouvoir en effet important dans la machine d’État (lire l’épisode 13 de la saison 1). Emmanuel Macron est un inspecteur des finances, corps prestigieux chargé de veiller à une gestion rigoureuse des deniers publics. Il est aussi ancien ministre de l’Économie. Son plus proche collaborateur, Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, est issu de la direction du Trésor et fut son directeur de cabinet, toujours à Bercy. Déboussolée, la macronie n’en est plus à un paradoxe près. Quitte à se tirer une balle dans le pied. « La direction du Budget est obnubilée par la baisse des dépenses publiques. C’est ce qu’on lui demande depuis des années. Mais la chronologie des mesures fiscales a été décidée par Emmanuel Macron. Quand vous êtes le patron, il faut assumer », relève aussi Christian Eckert, interrogé par Les Jours.
Les conseillers ministériels et l’administration ont souvent bon dos. Mais leur pouvoir, en coulisses, est bien réel. Ils ne seront pas épargnés dans cette saison 2… Nous essaierons de mesurer leur influence, leur rôle et leurs responsabilités dans l’une des crises les plus graves de la Ve République. Plusieurs d’entre eux, parmi les plus fidèles au chef de l’État, sont d’ailleurs dans le viseur. Les rumeurs se multiplient sur un possible départ d’Alexis Kohler, surnommé « le second cerveau » du président de la République. Mediapart a mis à jour un conflit d’intérêts entre le haut fonctionnaire, devenu numéro 2 de l’Élysée, et l’entreprise MSC Croisières, propriété de membres de sa famille, où il travailla en 2016 et 2017. Ismaël Emelien, conseiller spécial du chef de l’État et stratège de sa campagne, est impliqué dans l’affaire Benalla, comme l’a révélé Le Monde. En charge de la riposte aux polémiques contre le chef de l’État, il est soupçonné d’avoir eu en main les images de vidéosurveillance montrant le garde du corps tabasser des manifestants place de la Contrescarpe, le 1er mai à Paris. Là aussi, les bruits de couloirs le donnent partant. Au-delà des affaires qui plombent un pouvoir faible depuis ses débuts, c’est aussi son fonctionnement en vase clos qui a précipité la crise (lire l’épisode 9 de L’homme du Président).
C’est simple, on réforme le statut des gares ou bien je saute. Qu’est-ce qu’on fait ?
Film aux intuitions et au diagnostic puissants, L’Exercice de l’État, sorti en 2011, met en scène le ministre des Transports – le mouvement des gilets jaunes a commencé sur ce thème –, un certain Bertrand Saint-Jean, interprété par Olivier Gourmet, lancé dans une cavalcade pour tenter d’asseoir et surtout conserver son (maigre) pouvoir. Au bout d’une heure de film, sur le point de trahir ses convictions (porter la privatisation des gares à laquelle il est opposé), il réunit ses conseillers et leur présente l’alternative : « C’est simple, on réforme le statut des gares ou bien je saute. Qu’est-ce qu’on fait ? » Malgré son insistance, les membres de son cabinet restent muets. Devant la perspective du reniement, l’homme politique est seul face à ses choix. Mais l’un d’eux, campé par Laurent Stocker, finit par lâcher, dans un éclair de lucidité : « C’est distrayant et très flippant toute cette incompréhension. Parce que c’est quand même incompréhensible de voir comment ce pays vit dans un état de catastrophe larvée et de souffrance. Et nous y sommes pour quelque chose. » Puis le film reprend sa course folle, embarqué avec le ministre à bord d’une voiture qui, plus tard, se crashera sur une route inachevée entre Saint-Dizier et Châlons-en-Champagne. Un rond-point était sans doute en construction quelques kilomètres plus loin.