Dans la préparation de chaque grande réforme, des conseillers de l’ombre jouent un rôle-clé. Le nom de Pierre-André Imbert, par exemple, ne vous dit probablement rien. Les syndicats, eux, le connaissent bien. Il est rarement cité à l’évocation de la loi travail, qui suscita une très vive opposition à la fin du mandat de François Hollande. Le texte a d’ailleurs été rebaptisé « loi El Khomri ». Pourtant, le conseiller, alors directeur de cabinet – dircab – de la ministre du Travail, a été le véritable maître-d’œuvre de la réforme, en liaison constante, à l’époque, avec le cabinet de Manuel Valls à Matignon et avec les centrales syndicales. Son visage rond revient souvent sur les photos des réunions sous les ors des ministères, attablé avec les ministres. Juste à côté d’eux. Pierre-André Imbert, 46 ans, est un habitué des cabinets. Ni les tensions sociales, ni l’élection d’Emmanuel Macron n’ont entravé son ascension. Il a survécu à la valse des ministres du Travail sous François Hollande : les politiques passent, les conseillers restent. Pierre-André Imbert occupe désormais un bureau à l’Élysée, en tant que conseiller social du nouveau président de la République – une sorte de consécration dans ce milieu. En remontant son CV, on découvre que l’homme a fait ses classes au sein d’Altedia et a codirigé Alixio, deux cabinets de conseil en stratégie sociale fondés par un certain Raymond Soubie. Un nom familier des soupentes présidentielles : il fut lui aussi conseiller social à l’Élysée, mais quelques années plus tôt, entre 2007 et 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy.
Un conseiller chargé d’impulser la politique sociale d’Emmanuel Macron venu des cabinets socialistes, ayant eu pour mentor un ancien conseiller sarkozyste : Pierre-André Imbert symbolise le dépassement des clivages politiques voulu par le chef de l’État. « Et de droite et de gauche », le mantra du macronisme vaut aussi pour les cabinets. Aux côtés de ministres qui ne sont pas des ténors politiques, les conseillers experts de leurs domaines respectifs vont jouer un rôle décisif. Dans sa version la plus aboutie, ce mode de gouvernement porte un nom : la « technocratie » – littéralement le « gouvernement des experts ». Emmanuel Macron loue d’ailleurs la compétence et le pragmatisme pour piloter les réformes annoncées, gommant au passage l’appartenance politique. C’est une approche typiquement technocratique du pouvoir.
Souvent vilipendée au cours des dernières décennies, la technocratie concentre des critiques constantes, tous bords politiques confondus. Autour d’un reproche principal : elle consiste à confier les décisions à des conseillers ayant une appréhension très technique des dossiers. Pour beaucoup passés par les bancs de l’ENA ou de Polytechnique, ils sont accusés d’être déconnectés des réalités et d’appliquer des recettes de bonne gestion sans imagination. Arnaud Montebourg, après son passage au ministère de l’Économie et du Redressement productif, n’a eu de cesse de dénoncer les « soupentistes » des ministères, « qui viennent expliquer ce que nous, on sait », fanfaronne-t-il dans le documentaire Ces conseillers qui nous gouvernent, diffusé sur France 5 en octobre dernier. En 1995 déjà, Jacques Chirac, en menant sa campagne présidentielle sur le thème de la fracture sociale, avait développé un fort discours anti-élites, très critique envers les technocrates – qui fit mouche auprès de l’opinion. Emporté dans son élan, le candidat Chirac avait même carrément prôné la suppression des cabinets ministériels. Il n’en fut rien mais le gouvernement d’Alain Juppé, formé dans la foulée, avait fortement limité le nombre de conseillers. Ils furent un peu moins de 400 au total, un des contingents les plus faibles de la Ve République – un an après l’arrivée de François Hollande, qui avait voulu limiter leurs tailles, les cabinets comptaient 571 conseillers.
Emmanuel Macron veut, lui aussi, réduire le nombre de conseillers, mais pour redonner du pouvoir aux directeurs des administrations centrales – la logique reste technocratique. Habituellement, les conseillers sont marqués politiquement, ils réalisent une partie de leur carrière soit dans les cabinets de gauche, soit dans les cabinets de droite. Ils servent très rarement des ministres issus de camps opposés et, a priori donc, ne se croisent pas dans les mêmes gouvernements. Question de convictions, de loyauté aussi. Lorsque leur camp ne préside pas aux plus hautes fonctions, ils sont nombreux à réintégrer leur corps d’origine (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection des finances…) ou à partir piloter des entreprises, en attendant, peut-être un jour, de revenir conseiller un ministre.
Mais sous l’ère Macron, petite révolution culturelle, des conseillers de bords opposés travaillent ensemble. Comme nous l’avons déjà expliqué (lire l’épisode 1, « Dans les soupentes du pouvoir »), les cabinets du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, entre 2002 et 2005, ont constitué un vivier important de conseillers – entre-temps souvent passés par le privé – pour le gouvernement d’Édouard Philippe. Le Premier ministre y trouva notamment son directeur de cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas. Jusqu’ici, une certaine logique politique prévaut encore. Emmanuel Macron gouverne au centre. Et Jean-Pierre Raffarin est lui-même un ancien centriste, un des rares giscardiens chiraco-compatibles de sa génération.
Les conseillers sont au service de leur ministre. Mais ils sont eux-mêmes porteurs d’idées ou de réformes qu’ils cherchent parfois à promouvoir.
Plus étonnant cependant, on trouve dans les cabinets du nouveau pouvoir plusieurs recrues ayant conseillé directement Nicolas Sarkozy – l’ancien président de la République a plutôt eu des relations houleuses avec le centre, famille politique assez éloignée de la sienne. Parmi ces conseillers sarkozystes, un dircab de premier plan : Emmanuel Moulin. Celui qui dirige aujourd’hui le cabinet du ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, fut le conseiller économique de Nicolas Sarkozy à l’Élysée de 2010 à 2012. Il y côtoya Thomas Fatome, alors conseiller santé du président. Ce dernier est maintenant le dircab adjoint d’Édouard Philippe. À ces deux noms, il faut en ajouter deux autres, issus de la sphère de l’Intérieur, très investie en son temps par Nicolas Sarkozy. Le dircab de Gérard Collomb, actuel ministre de l’Intérieur, s’appelle Stéphane Fratacci. Entre 2010 et 2012, il fut le secrétaire général du très controversé ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, incarnation d’une présidence sarkozyste qui gouverna très à droite. Et Éric Jalon, l’actuel conseiller pour les affaires intérieures à Matignon, conseilla Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur entre 2005 et 2007.
Le nouveau pouvoir macroniste réalise la fusion des « technos » issus du hollandisme jusqu’au sarkozysme. Quel que soit le gouvernement, les cabinets des différents ministères se retrouvent en concurrence entre eux – sur des réformes transversales ou pour obtenir une rallonge budgétaire, par exemple. Chacun cherche à faire valoir la position de son ministre et à emporter une décision favorable en haut lieu. Avec des conseillers de bords politiques différents, faut-il s’attendre à des oppositions encore plus frontales ? « Il sera intéressant d’observer comment la prise de décision fonctionnera sur des sujets conflictuels, à l’heure des arbitrages à Matignon ou à l’Élysée. Sur des points précis et sur des textes sensibles, les antagonismes gauche/droite peuvent refaire surface. Et il faudra bien trancher », estime William Genieys, directeur de recherche au CNRS spécialisé dans la sociologie des élites. « Les conseillers sont au service de leur ministre. Mais ils sont eux-mêmes porteurs d’idées ou de réformes qu’ils cherchent parfois à promouvoir », rappelle-t-il.
En attendant, le renouvellement promis par Emmanuel Macron a bien du mal à sortir de l’entre-soi des antichambres du pouvoir. À l’annonce du gouvernement, un certain nombre de nouvelles têtes ont été présentées comme étant issues de la société civile. En réalité, plusieurs sont passées, parfois longuement, par les cabinets ministériels. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, est un technocrate pur jus. Ancien dircab adjoint de Gilles de Robien, ministre de l’Éducation nationale entre 2005 et 2007, il effectua ensuite un long parcours dans l’administration du même ministère. La ministre des Transports, Élisabeth Borne, a multiplié les postes au sein de cabinets de gauche avant de diriger la RATP. Autre exemple, l’actuelle ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Avant de piloter Dassault Systèmes ou les ressources humaines de Danone, elle fut conseillère dans le cabinet de Martine Aubry, au début des années 1990, puis passa sept années au sein de l’administration.
Lors du remaniement intervenu le 21 juin, Emmanuel Macron n’a fait entrer aucun ministre ayant une surface politique. Il a, de nouveau, privilégié les profils technocratiques. Celle qui remplace François Bayrou à la Justice, Nicole Belloubet, professeur de droit public, a longtemps travaillé au sein de l’Education nationale, puis a été nommée au Conseil constitutionnel. Florence Parly, ministre des Armées à la place de Sylvie Goulard, a travaillé dans les cabinets socialistes des années 1990, est devenue secrétaire d’Etat au Budget, avant de rejoindre Air France puis la SNCF. Enfin Nathalie Loiseau, en charge des Affaires européennes, a réalisé tout son parcours au sein de l’administration des Affaires étrangères, avant de diriger l’ENA.
En vase clos, le pouvoir peine à s’ouvrir. Le profil technocratique du nouveau régime présidentiel est parachevé par les conseillers élyséens d’Emmanuel Macron, en provenance directe des cabinets socialistes. Lors de son passage à Bercy, l’ancien ministre de l’Économie s’est constitué un réseau de conseillers fidèles. Ils ont ensuite été les chevilles ouvrières de sa campagne. Le grand public les a vus défiler en bande sur tapis rouge, le jour de la passation de pouvoir avec François Hollande (lire l’épisode 21 des Communicants). Ils sont aujourd’hui, pour la plupart, ses conseillers à l’Élysée. Le plus emblématique s’appelle Ismaël Emelien, chargé de la communication, de la stratégie et des discours à Bercy, puis stratège de la campagne, devenu aujourd’hui son conseiller spécial. Comme l’expliquait Le Monde récemment, les premiers pas d’Emmanuel Macron indiquent sa volonté de gouverner de façon centralisée, en s’appuyant avant tout sur cette garde rapprochée.
Déjà pendant la présidentielle, les « technos » étaient nombreux à l’abreuver de notes sur des thèmes divers. La pratique est courante chez les hauts fonctionnaires durant les campagnes. Ils tentent ainsi de se placer auprès d’un futur élu ou, au moins, d’être influents sur leur domaine de compétence. C’est aussi le signe qu’ils misent sur le candidat en question pour l’emporter. Emmanuel Macron est l’un des leurs. Avec son unique parcours de conseiller et de ministre, il ne lui a fallu qu’une seule élection pour accéder à l’Élysée. Remportée avec l’aide de ses conseillers. Le pouvoir tourne en circuit fermé.