Les Jours, c’est du texte et du son, mais aussi de l’image. Beaucoup d’images. Elles font intimement partie de nos obsessions, c’est-à-dire les sujets que nous choisissons dans l’actualité et dont la rédaction s’empare pour les creuser sans relâche. Ces histoires que nous racontons à la manière d’une série, avec des épisodes et des personnages.
Les Jours font partie des très rares médias français en ligne qui produisent des reportages photo, et nous en sommes fiers. Cela a représenté cette année exactement 151 commandes passées à des photographes, d’après le dernier décompte de Sébastien Calvet, notre directeur photo. « Pour un site web, c’est pas dégueu… », comme il le dit lui-même.
Les photographes sont envoyés en reportage avec les rédacteurs. Pas une fois. Pas deux, mais autant de fois qu’il le faut. Ils apprennent à suivre des visages, reconnaissent des silhouettes, revisitent des lieux. C’est un travail au long cours qui correspond à notre volonté d’immersion.
En cette fin d’année, nous revenons sur certains de ces reportages. Cinq photographes (trois hommes et deux femmes) ont chacun choisi une image issue de l’obsession des Jours à laquelle ils ont participé.
Laurent Hazgui, photographe de la série La planète Marche, qui s’intéressait aux déçus des partis traditionnels et militants néophytes attirés par le mouvement d’Emmanuel Macron et sa promesse de renouveau :
« C’est le genre de photo iconique dans la presse news, ces moments un peu particuliers dans une vie de photographe où tu te retrouves face à l’Histoire.
On est porte de Versailles, le soir du premier tour de la présidentielle, avec les macronistes. Il est 20 heures, c’est l’annonce des résultats. Pour Les Jours, on suit des militants depuis des mois, dans la série La planète Marche. Pour ce soir, je me suis positionné devant eux : Marianna et son mari. Il faut faire sa place car il y a du monde.
Ils explosent au moment des résultats ; je suis dos à la scène, j’imagine que la photo de Macron apparaît sur les écrans. J’ai un grand angle, un 24 millimètres, une focale qui permet d’être serré tout en faisant rentrer beaucoup de choses dans l’image. On voit les deux personnages, Marianna et son mari, au centre de l’image, puis les drapeaux au-dessus ; et puis, aussi, le téléphone portable. C’est un moment unique et malgré son émotion, Marianna n’oublie pas de se prendre en photo.
Le jour même, je l’avais accompagnée dans des bureaux de vote du XIe arrondissement, à Paris. Elle m’avait demandé pour qui je votais. Comme ce n’était pas Macron, elle avait tenté de me convaincre, s’étonnant de mon choix. Elle m’avait sorti tout l’arsenal de ce qu’elle avait appris et voulait me convaincre. Plus tard, comme on l’a raconté dans l’obsession, elle a connu la désillusion de ne pas être investie par En marche pour les législatives. Ce travail de fond m’a permis, au fil des mois, de suivre les discours, les intentions d’Emmanuel Macron au travers des gens qui croyaient en lui…
Au moment de l’annonce des résultats, je m’oublie, je laisse ça de côté. Mes yeux et mon cerveau sont à 4 000 à l’heure, j’attrape tout, je n’ai pas le choix, je ne peux pas m’arrêter ni même encaisser le résultat. Pendant plusieurs secondes, je n’ai même pas compris qui était qualifié avec Macron pour le deuxième tour. Ce n’est qu’une minute plus tard que j’ai osé demander : “C’est qui ?” »
Marlène Awaad, photographe de la série De chair et de 100, où Les Jours emboîtaient le pas à la sprinteuse française Carolle Zahi à la veille des championnats du monde d’athlétisme :
« C’est un moment-clé, à la fin du dernier entraînement de Carolle Zahi avant une grosse compétition, en août : les championnats du monde de Londres où elle doit courir le 100 mètres. Les Jours l’ont suivie avant cela pour raconter sa préparation, pour dire comment se passaient son entraînement et sa vie de sportive.
Sur l’image, elle est par terre. On voit à la position de ses bras qu’elle semble plutôt détendue, mais son regard, très concentré, dément cette décontraction. Quand elle a rouvert les yeux, au moment où j’ai pris la photo, elle a fixé ses jambes et ses pieds, comme si toutes ses pensées étaient canalisées vers ses jambes qui devaient la porter lors de cette compétition. En plus, ces jambes se trouvent au-dessus de sa tête, comme si elle les plaçait au-dessus de tout.
Cette photo a été prise à Fontainebleau, au centre d’entraînement. J’y suis allée plusieurs fois pour Les Jours. La première fois, j’avais assisté à un entraînement en extérieur ; là, c’était à l’intérieur. J’ai pu avoir accès à son intimité. J’ai même fait une photo où elle dort. À partir du moment où elle et son coach ont donné leur accord, je n’ai pas eu de limites. Quand on est photographe, on essaie de se fondre dans le paysage. La première fois, j’y suis allée précautionneusement, je n’ai pas tout de suite fait des photos. Et je dois dire qu’elle m’a donné sa confiance très rapidement et m’a laissée l’approcher, y compris dans ces interstices, dans ces temps entre deux qui nous intéressaient plus particulièrement.
Cette photo, justement, dit beaucoup de choses. Carolle, quand on parlait avec elle, nous affirmait : “Je ne me prends pas la tête”, “je suis cool”, “ça va”… Mais dans cette image, elle est en contradiction avec ce qu’elle dit. Dans ce qui transparaît, elle est moins légère. Et avec cette grille qui l’entoure, cela reflète aussi son état d’esprit : elle s’isole. Je suis derrière, elle est dans sa bulle. »
Alberto Campi, membre du collectif We Report, a été le photographe de Sous la parka, une enquête en région Auvergne-Rhône-Alpes sur l’ambitieux et décomplexé Laurent Wauquiez, lancé à la conquête de la présidence du parti Les Républicains :
« C’était à Clermont-Ferrand, lors du sommet de l’élevage, Laurent Wauquiez faisait son show, pour les journalistes mais aussi pour la foule. Il allait voir les éleveurs, tâtait les vaches. Il jouait le rôle du cow-boy. Il est à l’aise avec les chevaux et c’est ce qu’il voulait montrer.
Quand j’ai pris cette photo, il n’y avait pas beaucoup de monde autour de moi. J’ai l’habitude de conditions de travail plus difficiles. Par exemple, je travaille beaucoup sur les frontières et les migrations, et dans ces reportages, je n’ai pas d’espace précis en tant que photographe. C’est à moi de le créer. Là, quand je suis un homme politique comme Laurent Wauquiez, le photographe fait partie du dispositif. Ce qu’il faut, c’est traquer les attitudes. Il ne faut pas le lâcher. Comme je l’ai suivi de nombreuses fois, au bout d’un moment je pouvais même prévoir ses gestes. C’est un feeling que tu développes : tu peux imaginer ce qu’il va faire. Cette image fait partie d’une scénographie politique. Laurent Wauquiez est à l’aise avec les photos et il est souvent très théâtral dans ses gestes. Il réfléchit à l’image qui sera publiée. Là, dans ce geste humain, gentil, qu’il a vis-à-vis du cheval, je suis sûr qu’il y pense. Cela fait partie de la mise en scène de la politique. »
Laurent Carré, photographe de La voie Roya, une série consacrée aux habitants de cette vallée près de Nice, qui continuent à croire au droit d’asile et à aider les migrants que la France tente de stopper à sa frontière avec l’Italie :
« C’est une image de baignade. On voit une blonde, blanche avec des lunettes, et un homme noir qui s’apprête à plonger. Lui, c’est Joseph, l’un des migrants hébergés chez Cédric Herrou. À cette époque, il a une demande d’asile en cours. C’est un sportif, tous les matins il fait un jogging jusqu’au village. Il court en passant devant les gendarmes qui lui demandent son récépissé. C’est l’un de ceux qui aident à gérer le campement. Il aurait pu partir pour Paris ou l’Allemagne, mais il a préféré rester plusieurs mois ici.
Là, on voit la Roya, le cours d’eau surveillé par les gendarmes. À l’époque, beaucoup de migrants arrivent en longeant l’eau. C’est un endroit très symbolique, qui délimite la France et l’Italie. Et Joseph est là, il se baigne sous le regard des gendarmes. C’est une fin de journée. À cette période, Cédric Herrou en est à sa septième garde à vue, les migrants sont refoulés… Là, c’est un moment d’apaisement. Ils soufflent.
Cette bénévole leur donnait des cours de théâtre et leur faisait répéter une pièce qu’ils ont jouée plus tard. On voit le migrant et “l’aidant”, comme on les appelle, ensemble, dans un moment de délassement. Presque comme une vie normale. C’est un instant rare pour les candidats à l’exil, entre l’inquiétude du lendemain, la dissimulation, la peur de se faire arrêter. Un instant que l’on ne peut attraper que quand on passe du temps auprès d’eux. »
Jeanne Frank, photographe des Années fac, qui racontent le débarquement sur le campus de Nanterre d’étudiants de première année, rescapés du système d’admission APB et lâchés en terre inconnue :
« Sur cette image, Sarah est un peu perdue. Elle assiste à son premier cours d’escalade dans le cursus de Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives), les autres ont déjà eu plusieurs cours. Elle vient d’apprendre qu’elle a le droit de rentrer dans ce cursus. On est un mois après la rentrée universitaire.
La première fois que je l’ai rencontrée, c’était début septembre – la série Les années fac n’avait pas encore commencé. On traînait à la fac de Nanterre, on cherchait des contacts, on voulait rencontrer des étudiants qui avaient des problèmes d’affectation à cause d’APB. C’était son cas. Elle n’avait pas eu de place en Staps, la filière qu’elle voulait. Elle était dégoûtée.
Quand j’ai fait ses premiers portraits, à ce moment-là, ça la gênait. Ce n’est pas facile de poser devant le regard des autres, dans un campus ouvert. Il y a eu la même gêne avec d’autres étudiants par la suite, qui n’étaient peut-être pas très à l’aise d’être isolés par rapport aux autres et de se retrouver au centre de l’attention. Comme on veut les suivre dans leur quotidien d’étudiants, je leur ai conseillé d’essayer de m’oublier, j’évitais de les mitrailler.
Sarah, je l’ai vue plusieurs fois. Quand il y a eu un rassemblement pour les “sans fac”, quand elle est passée d’un bureau à un autre pour son inscription. J’ai suivi ses mésaventures. Ça a dû la rassurer. Sur cette image, elle ne fait plus attention à moi. »