Cet appel téléphonique pourrait ressembler à n’importe quel autre entre un Français lambda et une administration quelconque. L’homme demande des renseignements. Le fonctionnaire répond. À une nuance près. Il s’agit d’une communication téléphonique entre un jihadiste membre de l’État islamique (EI) en Syrie et un fonctionnaire du consulat de France à Istanbul, Turquie. Après plus d’un an au sein de ce groupe jihadiste, Bilel, 27 ans, a décidé de rentrer en France avec sa femme de 22 ans et leurs trois enfants, deux fillettes et un nouveau-né de trois semaines. Avant de passer la frontière turque, comme des dizaines de Français avant lui, il a préféré se rendre de lui-même aux autorités françaises, en contactant son ambassade. Pour préparer son retour, et tenter de convaincre qu’il ne souhaite pas revenir pour commettre un attentat en France. Aujourd’hui, Bilel est en prison en Turquie et il est le premier Français poursuivi sur le sol turc pour des faits de terrorisme. Sa femme et ses trois enfants ont été expulsés vers la France, comme attendu, après trois semaines passées dans le centre de rétention en Turquie.
Bien sûr, Bilel rentre avec sa version des faits. Malgré une longue période passée dans plusieurs groupes classés terroristes en Syrie, il jure ne pas avoir combattu et explique vouloir rentrer une semaine après les tueries du 13 Novembre à Paris, par désaccord avec ces attentats de l’État islamique. C’est d’ailleurs pour attester de cette version qu’il a lui-même enregistré de Syrie ses communications avec les services consulaires français en Turquie, avant de les transmettre aux Jours. Au téléphone, aucune animosité ne transparaît entre deux hommes pourtant situés dans deux camps ennemis, en état de guerre. Le ton est courtois, paraît même bienveillant. Chacun fait mine de chercher une solution administrative à une situation peu banale.
Bilel : Allô ?
Consulat : Oui allô, bonjour.
Bilel : Oui, bonjour monsieur. Monsieur V. ?
Consulat : Oui. Monsieur Y. ?
Bilel : Ma famille vous a contacté à mon sujet…
Consulat : Je ne vous entends pas bien. Ça coupe tout le temps. Vous êtes où actuellement ?
Bilel : Là actuellement, je suis en Syrie.
Consulat : Vous comptez passer quand ?
Bilel : Bah… Dès que j’ai le feu vert de votre côté, en fait.
Consulat : Bon alors le feu vert, on vous le donnera mais pas de manière précise. Parce qu’on ne peut pas prendre la responsabilité qu’il vous arrive quelque chose du côté syrien.
Bilel : Non, du côté syrien ça va…
Consulat : Mais on pourra vous dire lorsqu’on aura confirmation dès que les Turcs auront notre signalement concernant votre arrivée.
Bilel : Non, y a pas de risque. Moi, vous savez, monsieur, le risque que je crains le plus, c’est plus du côté turc. Du côté syrien y a pas de risque.
Consulat : Y a personne à la frontière devant la gare ?
Bilel : Non y a personne.
Consulat : Y a pas de contrôle Daesh ?
Bilel : Non. Mais moi mon appréhension, c’est plus côté turc…
Consulat : Non, non. Je vous rappellerai. Je vous dirai quand les Turcs seront prévenus. Bon, par contre faut y aller de jour hein, pas de nuit…
Bilel : Ah oui, moi, ma démarche, elle est claire… Je comptais y aller vers 9 heures ou 10 heures du matin…
Consulat : C’est parfait, c’est parfait. Bon à la limite, en fonction des retours que j’aurai, vous pouvez prévoir ça demain matin ?
Bilel : Oui, dès que possible je peux venir, monsieur.
Consulat : OK… Bon, écoutez, je reviens vers vous. Restez à côté de votre téléphone, je vous rappelle dans la journée.
Bilel : D’accord.
Consulat : D’accord ? Voilà, à tout à l’heure donc.
Bilel : Et une dernière question ?
Consulat : Oui ?
Bilel : J’aurais aimé que vous leur demandiez la procédure que je dois suivre parce que j’ai des enfants en bas âge.
Consulat : J’ai bien compris, oui.
Bilel : Je vais sûrement avoir des sacs de vêtements avec moi, donc pour pas qu’il y ait de craintes ou quelque chose…
Consulat : Voyagez le plus léger possible quand même dans l’idéal, hein.
Bilel : Et j’ai un petit de 3 semaines…
Consulat : Oui, à ce propos du petit, vous avez un certificat de naissance de l’hôpital ?
Bilel : Oui, c’était la question aussi. Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux prendre comme papier ?
Consulat : Bah un certificat de naissance, c’est déjà ça…
Bilel : En français, j’imagine ?
Consulat : Bah non, ça va être en arabe. Mais vous le prenez en arabe et vous le ferez traduire ici…
Bilel : Parce que je pense que je peux l’avoir en français aussi.
Consulat : Vous pouvez l’avoir en français vous pensez ?
Bilel : Oui.
Consulat : Ben, faites en un en arabe et un en français dans ce cas-là, c’est l’idéal. Les petites, elles n’ont rien, elles, par contre ?
Bilel : Si, elles ont encore leurs cartes d’identité.
Consulat : Ah, elles ont leurs cartes d’identité ? Ah, je savais pas, ça. Et la maman ?
Bilel : Aussi.
Consulat : Ah aussi ? Bah ça c’est une bonne nouvelle. Ça évitera trop de paperasse. Donc il faudrait un laisser-passer uniquement pour le petit ?
Bilel : Oui.
Consulat : Bon, c’est une bonne nouvelle. Essayez d’obtenir ce certificat pour le petit. Vous aviez d’autres questions éventuellement ?
Bilel : Non, c’est bon.
Consulat : OK. Bon, ben je vois avec la police turque où ils en sont et je vous rappelle pour vous dire si c’est bon.
Bilel : D’accord, très bien, merci beaucoup.
Consulat : Au revoir.
Bilel : Au revoir.
Quelques heures plus tard, Bilel appelle de nouveau le consulat.
Consulat : Allô ?
Bilel : Oui allô, bonjour. Monsieur V. ?
Consulat : Oui, monsieur Y. Bon alors, je suis allé à la pêche aux nouvelles, je sais que vous avez essayé d’appeler votre sœur, euh rien de neuf de votre côté ?
Bilel : Euh… Bah je suis allé à l’hôpital, j’ai essayé de prendre un papier pour mon fils, j’ai pas réussi.
Consulat : Ah. Bon. On verra comment on fait. Euh donc pour l’instant, la seule information que j’ai, en fait j’en ai deux à vous donner. La première, c’est que les autorités turques ont accusé réception de votre signalement. Euh, un petit détail qui a son importance, elles disent : On sait pas comment il va faire pour passer, la frontière est fermée.
Alors, je sais pas si vous avez repéré ?
Bilel : Ouais j’ai repéré un petit peu les lieux, j’ai vu comment c’était. Bah, ils ont mis une cloison, les Turcs, de leur côté. Une cloison en béton, un grand mur en béton. Je pensais pouvoir le longer en fait.
Consulat : Euh bah écoutez… Vous voyez… En tout cas, euh… Voilà leur réponse. Si vous voulez, ils sont souverains dans leur pays, donc ils ont le droit de s’opposer à votre entrée. Maintenant, je ne pense pas qu’ils le feront. Euh, maintenant si vous arrivez à passer, écoutez, tant mieux, voilà, ils sont au courant.
Bilel : Mais est-ce que c’est possible ou ils vont me tirer dessus ?
Consulat : Non, je pense pas qu’ils vont vous tirer dessus. Je ne pense pas mais on ne peut vous donner aucune garantie bien évidemment, on n’est pas à leur place. Euh maintenant, ça semble peu plausible qu’ils vous tirent dessus. Voilà, puisqu’ils sont au courant, ils nous ont répondu, donc c’est bon signe. Voilà, mais on ne peut évidemment vous donner aucune garantie.
Bilel : Vous pouvez me répéter ce qu’ils vous ont dit ?
Consulat : Ils ont dit qu’ils avaient bien noté votre possibilité d’arrivée, mais qu’ils se demandaient comment ça allait être possible puisque la frontière à cet endroit est fermée.
Bilel : Et même minée…
Consulat : Euh ça, je ne sais pas.
Bilel : Si, du côté syrien, elle est minée.
Consulat : D’accord. Euh… Y a pas un autre endroit pour passer ?
Bilel : Bah c’est le chemin le plus court hein, parce que après plus loin, y a le risque que l’organisation, elle tente de me rattraper.
Consulat : Hum, hum. Pourquoi, vous êtes en fuite actuellement ?
Bilel : Oui je suis en fuite depuis plusieurs mois déjà.
Consulat : Oui, donc ils sont pas forcément à vos trousses actuellement, quoi.
Bilel : Non, j’ai réussi à me faire oublier en fait.
Consulat : Oui, c’est ça… Euh… Voilà en tout cas les informations que je peux vous donner, je sais pas si ça vous convient ? J’imagine, pas trop… Euh… maintenant, je sais pas, est-ce que vous conservez votre souhait de passer, éventuellement demain matin, c’est ça ?
Bilel : Oui, oui, ben oui. Je veux quitter le territoire de cette organisation.
Consulat : Voilà donc a priori, ils ne tireront pas. Vous savez dire « France » en turc ou pas ?
Bilel : Non.
Consulat : Ben on dit « fransa ».
Bilel : « Fransa », d’accord.
Consulat : Voilà, comme en arabe d’ailleurs, tiens. Donc vous n’avez qu’à dire ça, si vous êtes en face de militaires turcs.
Bilel : Parce qu’ils ont la gâchette facile sur la frontière quand même, hein.
Consulat : Oui, oui, je sais, maintenant, à cet endroit-là, ils savent qu’il y a une possibilité que vous passiez. Donc ils vous attendent.
Bilel : OK. Ils savent mon signalement. Ils savent que je viens en famille, ils savent que j’ai trois enfants ?
Consulat : Oui, oui. Ils ont toutes les identités, le nombre de personnes.
Bilel : Mais c’est déjà arrivé, ce cas ? Ils ont déjà été confrontés à une situation pareille ?
Consulat : Euh non, parce que là il n’y a pas de poste frontière. La nouveauté, c’est ça. Mais qu’ils soient prévenus et qu’ils attendent, c’est déjà arrivé.
Bilel : Et ça s’est passé comment ?
Consulat : Bien. Y a pas d’antécédent négatif. Par contre c’était à des postes frontières. C’est ça la différence. C’est-à-dire qu’ils ont ouvert la porte, y avait une porte, quoi. Là, y a pas de porte.
Bilel : Oui, c’est un point que j’avais repéré depuis quelque temps déjà. Mais comme ça faisait longtemps que j’étais pas monté à la frontière, quand je suis remonté j’ai vu les tranchées, j’ai vu les murs…
Consulat : Ecoutez, essayez de longer, c’est peut-être la solution. Voilà. Donc a priori, s’ils nous posent la question, vous tenteriez demain matin ?
Bilel : Oui. Ou ce soir, si je vois que ça commence à bombarder beaucoup vers chez moi.
Consulat : Il fait trop sombre déjà, là, non ?
Bilel : Ouais, c’est ça le problème, on avait dit en journée.
Consulat : il vaut mieux être le plus à découvert possible dans ces cas là hein. Enfin c’est vous qui voyez.
Bilel : Et vous savez comment ça va se passer après ?
Consulat : Euh ben après, c’est procédure d’expulsion. Ça peut durer assez longtemps, en moyenne trois semaines.
Bilel : D’accord. OK. Et pendant trois semaines je serai en prison ?
Consulat : Incarcéré.
Bilel : Je serai avec ma famille ?
Consulat : Je ne sais pas. Non généralement, hommes et femmes sont séparés.
Bilel : D’accord, bah écoutez je vais tenter demain.
Consulat : OK bah bon courage. Par contre si ça se passe bien, même si ça se passe mal d’ailleurs, euh… vous me rappelez ?
Bilel : Et je fais comment s’ils me tirent dessus ? Je vous rappelle comment ?
Consulat : Non évidemment, hors cette option. Si vous arrivez à passer de l’autre côté, demandez à passer un coup de fil et appelez-nous.
Bilel : D’accord parce que moi, j’aurais voulu écarter cette possibilité définitivement, c’est pour ça que je suis entré en contact avec vous, que je vous ai expliqué ma démarche.
Consulat : Écarter quoi comme possibilité ?
Bilel : La possibilité qu’ils me tirent dessus.
Consulat : Oui oui, on a bien compris, c’est un peu l’idée. Maintenant le fait qu’ils soient informés, ça limite un tant soit peu les risques hein.
Bilel : D’accord.
Consulat : Voilà, donc bon courage.
Bilel : Merci.
Consulat : Et prévenez-nous.
Bilel : D’accord. Bah écoutez si tout se passe bien et que j’arrive à être réceptionné d’une bonne façon, mais le problème c’est qu’il y a personne qui parle français là-bas, c’est ça ?
Consulat : Ah non y a personne, là. Vous ne parlez pas turc, vous ?
Bilel : Je parle pas du tout, pas un mot de turc.
Consulat : Vous aurez peut-être des arabophones avec un peu de chance.
Bilel : D’accord. Bah écoutez, moi je vous mets au courant tout de suite, demain à 10 heures pétantes, je serai là bas, inch’ Allah.
Consulat : OK, c’est bien noté, bon courage monsieur.
Le lendemain de cet appel, à 10 heures, comme convenu avec le consulat de France, Bilel, sa femme et les trois enfants passent la frontière ensemble, à pied. Malgré les mines antipersonnel et les risques de tirs des deux côtés, toute la famille parvient à traverser. Les Turcs, prévenus par le consulat de France de leur passage à cette heure et à cet endroit précis, les interpellent immédiatement. Longuement interviewé par Les Jours la veille de son départ, Bilel ne nourrit pas la moindre illusion sur ce qui l’attend en France : Je me rends directement aux autorités turques. Après, le monsieur [du consulat, ndlr] m’a expliqué que j’allais faire de trois à cinq semaines de détention dans un centre de rétention pour qu’on soit expulsés de Turquie. Après ce sera interrogatoire et je sais qu’en France je vais aller en prison. C’est quand même une faute ce que j’ai fait, c’est pas quelque chose de léger.