C’est une rencontre en petit comité, sans micro, ni caméra, dans un centre éducatif de quartier, en région parisienne. Ce matin de printemps 2016, Zoubeir sait qu’il se met en danger en témoignant contre ceux qu’il considère désormais comme ses ennemis
, après un an dans leurs rangs, en Syrie. Je n’ai pas envie d’avoir une fatwa sur ma tête
, dit-il, inquiet. À l’intérieur, timidement, le jeune homme s’assoit autour d’une table où l’attendent café et croissants chauds. Grand, mince, le cheveu court, quelques poils au menton, Zoubeir affiche toujours la même mine juvénile, mi-souriante, mi-renfrognée. Il vient d’avoir 20 ans. Voilà deux ans, il était encore en Syrie, kalachnikov en bandoulière, et côtoyait quelques-uns des Belges et des Français qui allaient perpétrer les attentats du 13 Novembre. Voilà six mois, il croupissait dans une cellule de Fleury-Mérogis après avoir choisi lui-même de rentrer en France, dégoûté
de son expérience. Une énorme connerie
, dit-il aujourd’hui. En liberté conditionnelle, « fiché S » et sous contrôle judiciaire, il est venu volontairement ce matin raconter sa désillusion devant des jeunes au parcours cabossé.
Face à Zoubeir, deux garçons et deux filles âgés de 14 à 17 ans, en décrochage scolaire, sélectionnés par des éducateurs pour écouter son récit. En buvant un Coca, les deux collégiens aux visages et voix d’enfants plaisantent entre eux, parlent d’une moto-cross YZ qu’ils rêvent d’acheter et des places pour le concert de David Guetta à la tour Eiffel, que l’un d’eux a préféré revendre dans son collège par peur d’un attentat à la veille de l’Euro de football. Les garçons n’inquiètent leurs éducateurs que pour leurs résultats scolaires et leurs absences répétées. Par contre, l’une des deux jeunes filles a été conviée parce qu’elle présenterait des signes alarmants
aux yeux d’une éducatrice. Celle-ci tempère immédiatement, comme pour se dédouaner d’avoir donné l’alerte
: Faut pas tomber non plus dans une psychose, hein. Après les attentats, on a beaucoup entendu :
C’est bien fait, ils ont eu ce qu’ils méritaient.
Mais c’est pas parce qu’on n’est pas Charlie qu’on soutient les terroristes.
Ces dernières semaines, cette adolescente souriante au regard clair, dont le père est d’origine algérienne et la mère italienne, s’est mise à revêtir de longues robes et un turban noirs. Elle fréquente plus assidûment la mosquée et tient des propos plus conservateurs qu’à l’habitude. Cette France sans aucun projet
, qui ne lui propose que de laver les chiottes des autres
ou d’être caissière à Carrefour l’été
, je peux plus me la voir
, dit-elle. Deux ans, même un an plus tôt, ces « signaux faibles » seraient sans doute passés inaperçus. Mais après le départ de plus d’un millier de jeunes Français en Syrie depuis 2012 et deux attentats de masse en 2015, les services sociaux, pétrifiés à l’idée qu’un futur Kouachi ou Coulibaly ait pu passer par leurs structures, y sont plus attentifs.
Florence, une mère présente aussi ce matin-là, en sait quelque chose. Un jour, sa fille de 14 ans a fui le pavillon familial de banlieue pour rejoindre l’État islamique en Syrie avec son compagnon, qui menace aujourd’hui la France à coups de vidéos postées sur internet. En deux ans, la mère n’a eu droit qu’à trois échanges téléphoniques avec sa fille, qui a déjà accouché deux fois. Comme des centaines de parents français, Florence n’avait rien décelé. Aucun signe. Elle en veut aujourd’hui aux services scolaires de ne pas l’avoir prévenue de la conversion de sa fille et de son voile, qu’elle enlevait juste avant de rentrer chez elle, le soir après l’école. Nos enfants ont réussi à nous berner en vivant sous notre toit
, admet Florence. C’était en 2013, année de départs exponentiels de Français vers les rangs jihadistes, mais sous les radars médiatiques et sécuritaires. Et ce, jusqu’au début 2014.
Je ne me retrouve plus dans ces gens-là. Je suis complètement en lutte idéologique contre eux. Je veux aider ceux que je considère plus justes. Je considérerai toujours la démocratie comme plus juste que ces gens-là.
Bonjour, je m’appelle Zoubeir. En 2013, j’ai pris le chemin de la Syrie…
Dès ses premiers mots, les regards se figent sur lui. Silence. Il parle doucement, en baissant légèrement les yeux vers la table. C’est une première pour lui. C’est une première tout court à l’échelle nationale : après leurs gardes à vue, les « revenants » de Syrie se voient souvent proposer par les services de renseignement intérieur de raconter leur histoire pour construire une argumentation antijihadiste que les autorités appellent le contre-discours
. Or, jusqu’à maintenant, le refus est quasiment systématique. « En rentrant, la plupart sont déçus peut-être, mais repentis, pas du tout, explique Zoubeir. Ils sont encore partisans du jihad. C’est pour ça que la plupart ne sont pas prêts à témoigner contre ces gens. Ils ont des gros dossiers sur les gens de l’EI mais ils veulent pas aider parce qu’ils considèrent la France comme une force mécréante, ennemie de l’islam, qui lutte contre leurs frères. »
Jusqu’ici, Zoubeir est une exception. Il a non seulement accepté, mais a lui-même demandé à raconter son parcours pour dissuader d’autres jeunes de partir. Parce que moi, je ne me retrouve plus dans ces gens-là. Je suis complètement en lutte idéologique contre eux. Je veux aider ceux que je considère plus justes. Je considérerai toujours la démocratie comme plus juste que ces gens-là.
Son récit résolument hostile aux jihadistes ne tombe pas, pour autant, dans les travers habituels de la contre-propagande institutionnelle. Chez lui, pas d’intox glanée dans les médias. Pas de Captagon, régulièrement présenté à tort par la presse comme « la drogue des jihadistes ». Si encore ils étaient drogués, on pourrait les excuser, mais non, même pas. Par contre ils sont cons
, plaisante-t-il face aux adolescents, sans pour autant sous-estimer son nouvel ennemi.
Zoubeir déconstruit les grandes lignes de la réalité vendue par les vidéos de l’État islamique ou d’Al Qaeda qui l’ont lui-même influencé à partir, en racontant ce qu’il a vu ou entendu en Syrie, et en France en prison. Ses anecdotes, kafkaïennes, sur ceux qu’il appelle les cas soc’ du jihad
, évoquent parfois le film parodique We Are Four Lions.
Le pseudo-califat où les gens sont libres, c’est une dictature en fait.
Pour illustrer la paranoïa au sein de l’EI, Zoubeir narre par exemple la mésaventure d’un Belge rencontré en Syrie, chez Al Qaeda. Après avoir décidé de quitter Jabhat al Nusra pour l’EI au moment de la proclamation du califat fin juin 2014, ce Belge a la mauvaise idée de se plaindre de la nourriture qui lui est servie. Il a juste fait une critique sur le repas, il a dit :
Éclats de rires autour de la table. Une fois libéré, le jeune jihadiste a tout de même pu ouvrir un restaurant à Raqqa, avec une carte écrite en français pour une clientèle jihadiste venue de France et de Belgique, majoritairement non arabophone.On mange très mal chez vous, je préfère le front al Nusra !
Ils l’ont mis trois semaines en prison !
Moins de sourires à l’évocation du cas de centaines de membres de l’EI qui ont disparu, qui ont été apparemment exécutés sans que leur mort ne soit jamais annoncée. Le pseudo-califat où les gens sont libres, c’est une dictature en fait. Dès lors qu’on critique Bagdadi, on va en prison. Y a des chances qu’on revienne pas et qu’on meure là-bas, mais plus d’une balle d’un jihadiste que d’un soldat de Bachar
.
Chez les partisans d’Al Qaeda, Zoubeir dit avoir rencontré des émirs français qui donnaient des leçons sur le Coran sans parler un mot d’arabe, qui se sentaient plus légitimes militairement que des vétérans d’Afghanistan, alors qu’en France, tout ce qu’ils avaient fait, c’était des braquages
. Chez l’EI, il décrit une ambiance de cité, des embrouilles pour rien
, entre des Français qui cultivent l’entre-soi en Syrie. Ils se battent entre eux, des fois il y a des bagarres, ils se sentaient fiers d’avoir des armes.
Il raconte aussi avoir vu arriver des adolescentes de 14 ans qui pensent rejoindre le prince charmant, mais tout ce qu’elles vont faire c’est rester dans une maison H-24 et quand leur mari sera mort, c’est l’EI qui va leur proposer un autre mari. Elles n’auront pas le choix : si elles disent non, elles devront rester dans un QG rempli de femmes
. Zoubeir décrit ces groupes comme une mafia de brigands jihadistes. Leur notion de la religion, c’est de rendre tout le monde mécréant sauf eux
. Zoubeir poursuit : Les chefs vivaient dans le luxe, avec des belles voitures, des belles maisons, pendant que le reste de la population crevait de faim. L’idée que j’avais de ce groupe, c’était des gens unis, mais ils étaient pas unis du tout. Ils disaient tous combattre le régime de Bachar avec un meilleur modèle de vie qu’en France. En fait, la plupart se battaient souvent pour du pétrole et contre des rebelles sunnites. Ils s’en foutaient du mode de vie des Syriens, c’était que des belles paroles.
On ne va pas déradicaliser ces gens-là avec des imams qui se disent républicains, alors que la religion s’oppose complètement à la République.
En Syrie, Zoubeir explique s’être progressivement laissé gagner par un sentiment de dégoût au contact d’un projet jihadiste qui constituait pourtant un rêve pour lui, lorsqu’il était encore en France. Cette sortie de l’idéologie n’est que le fruit d’un processus personnel. À ses yeux, aucun contre-discours délivré par une institution n’aurait pu produire le même effet. Le jeune homme ne croit donc pas à ce que les autorités françaises ont appelé « la déradicalisation », et dont certains ont fait un véritable business sans pour autant obtenir de résultats probants. En France, plus d’un million d’euros de fonds publics ont été dépensés entre fin 2014 et fin 2015 dans différents programmes. « De l’argent jeté par les fenêtres, lâche-t-il lors d’un entretien avec Les Jours. Je ne vois pas comment on peut déradicaliser ces gens sachant qu’eux ne se considèrent pas comme des radicaux, mais comme des musulmans en conformité avec ce qu’ils suivent, c’est-à-dire le Coran et la Sunnah. Et on ne va pas déradicaliser ces gens-là avec des imams qui se disent républicains, alors que la religion s’oppose complètement à la République ».
Après deux ans d’expérimentation en France, les pouvoirs publics semblent également se résigner à l’idée d’une impossible déradicalisation d’État. Peu à peu, un glissement sémantique s’opère dans le discours institutionnel : le mot « déradicalisation », de plus en plus contesté, est remplacé par celui, moins ambitieux mais peut-être plus réaliste, de « désembrigadement violent » ou de « désengagement ». Après plusieurs tentatives infructueuses, l’idée n’est plus tant d’espérer faire sortir un individu de sa radicalité religieuse en lui présentant une vision normative de l’islam que, plus modestement, de tenter de l’extraire d’une radicalité violente avec des programmes d’accompagnement et d’évaluation.
Dans cette logique, après un échec médiatisé révélé par Europe 1, le premier programme de déradicalisation confié sans évaluation indépendante par le ministère de l’Intérieur au CPDSI en 2014, n’a pas été reconduit en 2016. Une jeune fille, confiée par la justice à ce centre après avoir projeté un attentat contre une synagogue à Lyon en 2014, et rapidement présentée dans de nombreux médias français et internationaux comme un modèle de déradicalisation à la française, a en effet été arrêtée sur le chemin de la Syrie alors qu’elle tentait de rejoindre l’État islamique fin 2015. Elle est actuellement en détention.
Quant au contre-discours, il est, à ce stade, homéopathique. En 2015, le gouvernement lançait le programme « Stop Djihadisme », confié notamment à Publicis. Une goutte d’eau dans un océan quotidien de contenus viraux sur les réseaux sociaux. Cette année-là, l’État islamique à lui seul revendiquait la diffusion de 800 vidéos, 15 000 photos, 18 magazines en 11 langues et des dizaines de milliers de tweets quotidiens. En face, le contre-discours du gouvernement français se résumait à deux clips et un compte Twitter.
Malgré les attentats, les exactions, les bombardements et la dégradation de la situation militaire, le renforcement des contrôles aux frontières, les départs de Français vers la Syrie n’ont jamais cessé d’augmenter de 2012 à 2016. Selon les chiffres officiels des autorités, en juillet 2016, 689 ressortissants (dont 275 femmes et 17 mineurs combattants) sont encore en Syrie ou en Irak, chiffre auquel il convient d’ajouter celui des 420 enfants dont un tiers nés sur place, sans aucune existence administrative, élevés et socialisés dans un conditionnement jihadiste. En France, près d’un millier d’individus sont considérés par les services de renseignement comme ayant montré des velléités de départ
au sein d’une population de sympathisants estimée à environ 3 000 personnes plus ou moins surveillées. 195 Français ont été annoncés tués sur zone et environ 203 ont choisi de rentrer en France.
Après un an en Syrie, et autant en prison, Zoubeir se présente comme un repenti
du jihad. Pour autant, son acception peu consensuelle de la religion musulmane reste empreinte de radicalité. Le jeune homme se considère désormais comme un apostat ou un ex-musulman. Car à ses yeux, le rejet du jihadisme, l’acceptation de la démocratie et de la République passent nécessairement par un rejet de l’islam. La religion n’a jamais été compatible avec la démocratie. Alors c’est pas en leur apportant des gens qui disent que si, on va réussir à les déradicaliser, à leur faire croire que le bon islam est républicain et démocrate, alors que les textes démontrent le contraire. Ce n’est ni avec cela, ni en proposant des logements, que l’on va réussir à déradicaliser. Il faut avouer que quand les gens sont dedans, c’est très compliqué de les en faire sortir.
En revanche, en diffusant son contre-discours, Zoubeir estime qu’il serait possible d’agir en amont pour empêcher le basculement de certains individus. Oui, il y a des moyens. Déjà, leur donner l’amour du pays. Les gens qui sont dedans n’ont pas l’amour du pays, ils dénigrent le pays dans lequel ils vivent. Ils sont déjà très antisystème, très complotistes. Ils voient l’État islamique comme un État bon, un État juste qui applique les lois, alors que c’est complètement le contraire. Ils voient la France comme un pays qui a colonisé, qui continue de coloniser et qui fait la guerre aux pauvres, aux Arabes et aux Africains. Ils voient la France comme un pays raciste. Donc le contre-discours devrait déjà leur redonner l’amour du pays.
Comment ? Ni Zoubeir, ni l’État français, n’ont encore trouvé la recette.