La prise en charge des émigrés par l’État islamique commence dès la Turquie. Ce service d’émigration jihadiste est bien rodé. À son atterrissage à l’aéroport, la famille de Yassin, qui a pris la décision inouïe d’aller chercher son fils et frère blessé, est déjà attendue par un agent de l’État islamique (EI). Un Égyptien. D’ordinaire, les candidats étrangers au jihad sont rassemblés dans des madafa, des maisons de transit, à Istanbul. Un étage est réservé aux femmes, un autre aux hommes. Mais la famille refuse, préférant séjourner dans un hôtel avant de rejoindre la frontière syrienne. L’Égyptien accepte et les y conduit. Il ne vous lâche pas. Il voit où est-ce que vous êtes, dans quel hôtel. Il vérifie tout. Il voit tout. Il a une mission. Il vous emmène d’un endroit à un autre. Après, il rend ses comptes à quelqu’un d’autre. Ils communiquent comme ça. C’est tout un réseau.

La famille ne s’inquiète pas de l’intrusion de ce cornac barbu dans son huis clos. Elle en profite pour faire un brin de tourisme à Istanbul, emmène ses filles au bowling. Fayçal, le père, prend sur lui pour banaliser la situation. Les petites, il fallait les rassurer. Il fallait qu’elles ne se sentent pas en danger. Elles ont un petit peu senti le danger mais on les a tellement protégées qu’elles n’ont pas vraiment été effrayées. Elles sont avec papa et maman. Je pense à mon fils. Franchement, rien ne me faisait peur. Quand vous êtes comme ça, vous vous êtes fixé un objectif, tout ce qui est à côté, c’est secondaire.
L’Égyptien les conduit dans une gare routière d’Istanbul et leur donne pour consigne de rejoindre la ville de Gaziantep, toute proche de la frontière syrienne, où d’autres agents de l’EI les attendent. À la descente du bus, deux Syriens de l’EI d’une trentaine d’années les réceptionnent. Ils étaient très contents. Pour eux, deux médecins, c’était une aubaine.
Les deux hommes les conduisent à l’hôtel, les prennent en photo pour confectionner de fausses cartes d’identité syriennes. Tous leurs vêtements leur sont retirés, remplacés par des habits syriens, de façon à passer plus discrètement la frontière où ils sont convoyés en minibus. « Ils nous ont amené des vieux cabas moches, raconte Nadia. Nous, on avait de beaux sacs, on était partis avec une valise achetée à Dubaï. Ils l’ont prise ! Il a même voulu me prendre mon sac. Là, j’ai dit non, c’est à moi ! »
Autre surprise, à la frontière, les émissaires de l’État islamique annoncent qu’il faut débourser une forte somme d’argent pour le bakchich des douaniers turcs.