Il faudra sans doute attendre des mois, voire plusieurs années. L’enquête promet d’être longue. Mais des milliers de malades de la thyroïde peuvent désormais espérer obtenir des explications sur l’origine exacte de leurs maux. Vendredi 2 mars, le pôle santé du tribunal de grande instance de Marseille a ouvert une information judiciaire contre X pour « tromperie aggravée, blessure involontaire et mise en danger d’autrui » dans le dossier du Levothyrox. Beaucoup ont accueilli cette procédure avec soulagement, comme une reconnaissance officielle de leurs souffrances. Depuis qu’une nouvelle formule du médicament a été lancée en France par le laboratoire Merck, en mars 2017, les signalements d’effets secondaires se sont multipliés auprès des autorités de santé. Au total, 7 000 plaintes ont été déposées devant différentes juridictions à travers le territoire, comme l’a annoncé le procureur de la République de Marseille, Xavier Tarabeux. Pourtant, depuis un an, les pouvoirs publics font le service minimum face à la crise. Seules deux enquêtes de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) ont été lancées, qui ont plutôt minimisé le problème, sans apporter d’éclaircissements.
Le Levothyrox, c’est l’histoire d’une crise sanitaire qui ne dit pas son nom. Et qui, au-delà des révélations publiées dans notre obsession Les lobbyistes, mérite une série d’articles à part entière, que nous commençons aujourd’hui avec ce premier épisode d’Intox au Levothyrox. Les victimes d’effets indésirables sont difficiles à recenser, mais elles sont sans doute bien plus nombreuses que ne le laissent entendre les décomptes officiels. Une donnée permet de l’illustrer : selon nos informations, le chiffre d’affaires réalisé par Merck avec le Levothyrox a baissé d’un tiers en un an. La chute est considérable et met à mal sa situation de monopole en France depuis plus de trente ans. Le laboratoire, évidemment, se garde bien de communiquer sur ces résultats, qui traduisent une désaffection massive à l’égard de sa nouvelle formule. Ce sont, ainsi, près d’un million de malades qui se seraient détournés du médicament – même si tous n’en ont pas forcément souffert. Certains se fournissent à l’étranger, pour retrouver l’ancienne composition avec laquelle ils avaient réussi à trouver un dosage qui leur convenait. D’autres ont commencé à adopter des remèdes alternatifs (L-Thyroxin Henning, de Sanofi, ou Tirosint Caps, des laboratoires Genevrier), tout juste arrivés dans les pharmacies. Enfin, d’autres encore ont tout simplement arrêté leur traitement, las de subir des effets secondaires.
Pendant des mois, ils ont été confrontés à des discours de déni. Lorsque Les Jours ont commencé à enquêter sur la nouvelle formule du Levothyrox (lire l’épisode 9 des Lobbyistes), il était alors beaucoup question d’effet « nocebo ». Selon ce concept, les malades se persuadent eux-mêmes de ressentir certains symptômes liés à la prise d’un médicament. Ils ont entendu parler d’effets secondaires, alors ils pensent en être victimes à leur tour. Des endocrinologues de renom portaient cette parole dans les médias et plusieurs d’entre eux venaient de signer une tribune dans Le Monde. Nous avons donc creusé leurs liens d’intérêts déclarés au bas de ce texte. Nous avons ainsi découvert que deux signataires avaient omis de mentionner leurs accointances avec Merck. Et, surtout, que le laboratoire était l’un des principaux sponsors de la Société française d’endocrinologie, où se retrouvent la plupart des chefs de service des grands hôpitaux français de la spécialité. Ces pontes ont largement défendu la nouvelle formule, au mépris de la parole des patients. À cet égard, Philippe Caron, chef du service d’endocrinologie du CHU de Toulouse, détient la palme de l’analogie sous influence. Le 10 octobre 2017, il déclare dans les colonnes du journal La Croix, à propos de l’arrivée de la nouvelle formule : « Les malades n’avaient pas à être informés autant dans le détail. Quand vous allez prendre de l’essence, vous ne demandez pas ce que contient votre carburant. » Une phrase (déjà culte) que ses patients apprécieront sans doute.
Il y a une volonté institutionnelle pour maintenir l’opacité sur la genèse et l’ampleur de la crise sanitaire déclenchée par l’ANSM.
Le manque d’écoute n’a pas été le seul moteur de la crise. Elle s’est aussi nourrie d’une information défaillante auprès des professionnels de santé pour prévenir de l’arrivée de nouvelle formule. L’ANSM a communiqué a minima, par mail, courrier et même par fax – oui, en 2017 –, selon les propos du directeur de l’agence en personne, Dominique Martin. Merck, quant à lui, a formé ses visiteurs médicaux, censés informer les médecins sur ses nouveaux produits… sept mois après le lancement de la nouvelle formule, comme nous l’avons révélé (lire l’épisode 12 des Lobbyistes). Les effets secondaires potentiels pouvaient pourtant difficilement être ignorés. Dès le 10 juillet 2015, soit près de deux ans avant le lancement de la nouvelle formule, lors d’une réunion à l’ANSM, « la nécessité » d’organiser « des paliers d’adaptation pour les populations à risque » était déjà soulignée, comme l’indique un document que Les Jours ont pu consulter. Parmi les personnes concernées : celles atteintes d’un cancer ou de troubles cardio-vasculaires, les femmes enceintes, les enfants, les sujets âgés. Étaient notamment présents lors de cette réunion le directeur et le directeur adjoint de l’Agence du médicament, mais aussi, du côté de Merck, le pharmacien responsable, la responsable qualité et la responsable des affaires médicales. Et des crises sanitaires plus ou moins importantes s’étaient déjà produites à l’étranger – en Belgique, en Israël ou en Nouvelle-Zélande – à la suite de changements dans la formule de médicaments pour soigner la thyroïde. Comment alors expliquer une telle situation en France malgré ces avertissements et ces précédents ? C’est, entre autres, ce que la justice devra éclaircir.
Les malades attendent beaucoup de l’instruction en cours, à défaut de s’être sentis soutenus par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui n’a diligenté aucune enquête des services de l’État. Pour le cardiologue et ancien député PS Gérard Bapt, il existe même une « volonté institutionnelle pour maintenir l’opacité sur la genèse et l’ampleur de la crise sanitaire déclenchée par l’ANSM ».
Les liens entre l’Agence du médicament et Merck devraient être scrutés à la loupe. Quelques jours avant l’ouverture de l’information judiciaire, Les Jours ont mis sur la place publique un conflit d’intérêts majeur (lire l’épisode 13 des Lobbyistes). La lettre officielle de l’ANSM commandant une nouvelle formule du Levothyrox à Merck a été signée par le professeur Philippe Lechat, alors directeur de l’évaluation des médicaments au sein de l’agence. Problème : quelques années auparavant, il a travaillé pour le compte du laboratoire, comme coordinateur d’études cliniques sur les bêtabloquants à base de bisoprolol, qui ont fait la fortune de Merck.
Début 2012, lorsque Philippe Lechat envoie sa lettre à Merck, Thierry Hulot est l’un des cadres dirigeants du laboratoire. Devenu président de Merck France début 2017, il se retrouve à affronter une crise qu’il ne parvient pas à contenir. Les enjeux sont considérables : le Levothyrox fait partie des médicaments-clés du labo pour conquérir les marchés émergents. Initialement, la nouvelle formule devait être étendue à l’Europe puis aux États-Unis, avant d’être lancée en Chine. Son arrivée était programmée en Suisse dès le mois de février 2018, mais les ennuis du labo en France ont un peu perturbé le calendrier. Pour autant, Thierry Hulot n’a rien lâché face aux patients français qui demandent le maintien de l’ancienne formule, au côté de la nouvelle. En 2019, elle ne sera plus du tout disponible. Un an après le début de la crise, la stratégie de Merck reste inflexible : aux malades de s’adapter.
Droit de réponse de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) suite à la parution sur le site Internet Lesjours.fr de l’article intitulé « Levothyrox, la crise sanitaire qui ne dit pas son nom » .Dans le prolongement d’un article du 7 mars 2018 consacré à la spécialité Levothyrox, vous avez publié un nouvel article le 7 mars dernier auquel l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM) souhaite apporter des précisions.
Cet article reprend en effet l’information selon laquelle le professeur Philippe Lechat, ancien directeur de l’évaluation des médicaments au sein de l’AFSSAPS – devenue l’ANSM – aurait été en situation de conflit d’intérêts majeur lorsqu’il est intervenu pour évaluer ce médicament.
Il convient cependant de rappeler que Philippe Lechat n’a jamais travaillé pour le compte du laboratoire Merck au sujet du Levothyrox.
Il a en réalité mené une étude clinique destinée à ce laboratoire sur un autre médicament – le Bisoprolol – qui est préconisé pour traiter l’insuffisance cardiaque. Il n’y a ainsi aucun lien entre cette spécialité et le Levothyrox.
En tout état de cause, ces travaux ont cessé en 2004, et ce n’est qu’en 2012 (huit années après) que Philippe Lechat a signé un courrier demandant au laboratoire Merck de resserrer les spécifications du Levothyrox en vue d’une plus grande stabilité dans le temps de celle-ci. Ainsi, tant les obligations légales applicables en matière de déclaration des liens d’intérêts, qu’un délai de carence de cinq ans ont été observés.
Il est donc établi que les agents de l’AFSSAPS ont à cette époque accompli leur mission d’évaluation du médicament Levothyrox en toute indépendance et dans le strict respect des règles applicables en matière de déontologie.
Par ailleurs l’ANSM entend rappeler qu’elle ne s’est jamais opposée à la communication d’informations dans ce dossier, bien au contraire.
L’agence a évidemment transmis l’ensemble des documents qui lui était demandé par le pôle Santé du tribunal de grande instance de Marseille, notamment le rapport de pharmacovigilance réalisée en 2012.
En outre, l’ANSM a interrogé les autorités compétentes pour savoir si elle était autorisée ou non à répondre favorablement à des demandes de communication de pièces émanant notamment d’associations et de journalistes.
Or, la CADA – autorité en charge de ces questions – a émis un avis défavorable et le procureur de la République a interdit à l’agence de transmettre les documents relatifs au Levothyrox, et saisis par les enquêteurs, afin de préserver le bon déroulement de l’enquête.
Il ne saurait donc être reproché à l’ANSM une quelconque volonté d’opacité sur le sujet. En tant qu’entité chargée d’une mission de service public, elle est tenue de respecter les dispositions légales applicables en la matière.
Enfin, l’ANSM souligne que la mise à disposition de la « nouvelle formule » du Levothyrox a été accompagnée d’une action d’information très importante auprès des médecins et pharmaciens, information relayée sur le site internet de l’agence.
Par ailleurs, les personnes atteintes d’un cancer ou de troubles cardio-vasculaires, les femmes enceintes, les enfants ou les sujets âgés ont bien été mises en avant comme personnes « à risque » dans toutes les communications en mars-avril 2017 conformément aux recommandations émises lors de la réunion du 10 juillet 2015 avec le laboratoire Merck, en vue de préparer le passage à la nouvelle formule et dont il est fait mention dans l’article.
L’ANSM rappelle enfin qu’elle a initié une enquête nationale de pharmacovigilance dès la mise sur le marché de la nouvelle formule de Levothyrox en mars 2017, afin d’analyser les signalements d’effets indésirables rapportés. L’avancée de cette enquête a été présentée lors de Comités techniques de pharmacovigilance à deux reprises, les 10 octobre 2017 et 30 janvier 2018.
En complément, l’ANSM a réalisé plusieurs contrôles du Levothyrox nouvelle formule en termes de composition (BHT, métaux lourds, etc...) dans ses laboratoires qui ont confirmé sa bonne qualité et a lancé en octobre 2017 une étude de pharmaco-épidémiologie sur la base des données de l’Assurance Maladie.
Les deux rapports de pharmacovigilance ainsi que les résultats des contrôles réalisés dans nos laboratoires sont accessibles sur le site internet de l’Agence (www. ansm.sante.fr).Réponse des « Jours ». La loi oblige les titres de presse à insérer un droit de réponse, quel que soit son contenu, à partir du moment où celui-ci ne met pas en cause un tiers, ni ne porte atteinte à l’honneur du journaliste. C’est pourquoi nous publions ce texte de l’ANSM, même si une partie des « précisions » qu’il contient n’en sont pas puisqu’elles étaient déjà présentes dans l’article d’Aurore Gorius, qui a contacté l’ANSM et relayé sa version des faits. Il est donc clair qu’il s’agit là moins de préciser quoi que ce soit pour l’ANSM, que d’être dans une opération de communication. Nous allons y revenir plus longuement. Il va de soi que nous maintenons l’intégralité de nos informations et que notre enquête sur le Levothyrox se poursuit.