Le sang n’a pas eu le temps de sécher que les chaînes d’information en continu sont déjà sur place. Sur BFMTV, LCI, CNews, les mêmes images ou presque, interrogeant les mêmes témoins ou presque, martelant le même message : « Règlement de compte entre bandes rivales sur fond de trafic de drogue. » Cette nuit du lundi 17 septembre 2018, un jeune de 16 ans est mort dans une fusillade à Saint-Denis, ville de la proche banlieue parisienne. Le quartier de Romain-Rolland, où ont eu lieu les coups de feu, est bouclé, les policiers fouillent le moindre recoin. Les images tournent en boucle. La scientifique, cachée derrière des bâches blanches, examine la scène de crime. Quelques personnes racontent ce qu’elles ont entendu ou croient savoir. Tout le monde ne peut pas être premier sur l’information. Un syndicaliste de Force ouvrière police l’affirme : « On n’est plus dans la guerre des boutons. C’est une guerre pour le territoire. » Une famille est en deuil mais priorité au direct, la victime ne devait pas être là par hasard puisque, disent les télés, elle est « connue défavorablement des forces de l’ordre ».
Le mardi matin, de nouvelles images tournent en boucle. Gros plan : le sang séché est recouvert de sable. Gros plan : impacts de balle sur les murs. Gros plan : la bordure du trottoir éclatée par un tir. À 17 heures, BFMTV titre : « Fusillade : mort à 16 ans. » Il n’y a pas 24 heures que l’adolescent est décédé que les spécialistes et éditorialistes livrent déjà leur analyse sur le plateau télé. Le présentateur Olivier Truchot, bras tendu, mâchoire serrée et menton relevé, affirme qu’il s’agit d’un affrontement classique entres bandes rivales et interroge : « Il faut reconquérir ces quartiers perdus de la République, est-ce que c’est un combat sans fin ? » À sa droite, Alexandre Devecchio du Figaro, sûr de lui, balance que si les policiers ont tué l’adolescent, c’était en état de légitime défense. Il interrompt Mathieu Hanotin, conseiller départemental et ancien député socialiste de Seine-Saint-Denis, pour affirmer que la victime fonçait en voiture sur les forces de l’ordre. À la gauche du présentateur, l’ancien élu rétablit les faits : un adolescent est mort dans une rixe entre bandes. Il pose enfin une parole sensible sur la victime et sa famille : « C’est un échec, c’est un drame, une pensée pour la famille. »
Au fil des jours, des images amateurs sont diffusées sur le canal parisien de BFMTV. On y devine le médecin du Smur prodiguant un massage cardiaque, la fuite d’un blessé à cloche-pied. La séquence médiatique dure une semaine, jusqu’à la marche blanche organisée le samedi 22 septembre. La victime a un nom : Luigi.
Voilà maintenant plus de six mois que Luigi est mort. Les caméras ont quitté le quartier, sur les plateaux, les spécialistes ont changé de sujet et personne n’a vraiment pris le temps de s’interroger sur les raisons de la mort d’un adolescent de 16 ans. On a oublié jusqu’à son prénom, le drame est rangé au rayon des faits divers, un de plus, et la victime est devenue une statistique. En Seine-Saint-Denis, seize personnes ont été tuées par arme à feu ou arme blanche en 2018. C’est moins qu’à Paris. Et contrairement aux idées reçues, il n’est pas commun de mourir d’une rafale d’AK-47 dans le 93. Comment est-il possible qu’un adolescent de 16 ans puisse perdre la vie dans des circonstances aussi violentes ? Une travailleuse sociale qui accompagnait Luigi m’avait alors interpellé : « Si nous avions pu faire notre travail correctement, Luigi serait toujours en vie. » Six mois après la fusillade mortelle, son sentiment de culpabilité reste entier. Elle s’interroge toujours : depuis des années, les travailleurs sociaux du 93, la protection de la jeunesse, la justice des mineurs dénoncent l’impossibilité de faire correctement leur travail. Et si le décès de Luigi était la conséquence d’une succession de ratés ? Aux Jours, nous avons décidé d’enquêter, de remonter les faits pour comprendre ce qui se joue derrière la mort d’un adolescent de 16 ans.
Romain-Rolland et Joliot-Curie sont deux cités distantes de moins de 500 mètres. Les rapports entre les deux quartiers étaient autrefois paisibles. Dadou, la quarantaine, est née à Joliot, elle y élève aujourd’hui ses enfants. Elle se souvient de l’époque où les jeunes partaient ensemble faire des activités, des séjours. Abidin Khouidrat, responsable de l’antenne jeunesse de Joliot-Curie, confirme : « La maison de quartier Romain-Rolland, tout comme d’autres structures, est commune aux deux cités. Forcément, ça brasse des gens des deux secteurs. » Au-delà des activités, Bakary Soukouna, fondateur de Grands Ensembles – un collectif regroupant des Dyonisiens pour lutter contre les violences interquartiers – abonde : « Les gens se sont toujours fréquentés entre ces deux cités. »
C’est, semble-t-il, pendant l’été 2018 que la situation s’est particulièrement dégradée. Plusieurs rumeurs courent sur un début d’embrouilles entre des adolescents des deux cités. Peut-être une bagarre pendant un match de football indoor, peut-être des tensions nées sur les réseaux sociaux ou bien une histoire de petite amie. C’est sûrement un peu de tout ça, ou peut-être rien de tout ça, mais c’est surtout beaucoup de surenchère testotéronée et de clashs sur Snapchat. Dans cette histoire comme dans d’autres, la rumeur est un personnage-clé dont on ne peut faire abstraction. Entre le silence des gens du quartier et les ragots, une enquête policière dont rien ne filtre depuis six mois, la mémoire collective oublie, mélange, interprète. Hamed, la quarantaine, a la dégaine d’un ancien boxeur. Fier Dyonisien de naissance, il connaît très bien Saint-Denis, ses différents quartiers et porte un jugement sévère sur cette histoire. Moue dégoûtée, il balance. « Tout ça, ce sont des conneries qui n’auraient jamais dû prendre autant d’ampleur. On n’aurait jamais imaginé que des histoires de gamins puissent dégénérer à ce point. » Il est bouillant, contient sa colère : « Quoi qu’il en soit, un gamin de 16 ans ne mérite pas de mourir comme ça. »
J’ai toujours gardé un œil sur lui, j’avais toujours peur qu’il lui arrive quelque chose.
La famille O. est modeste. La mère est auxiliaire de vie, le père peintre en bâtiment. Ils sont arrivés du Cap-Vert il y a 25 ans. Luigi, l’unique garçon, est le troisième des quatre enfants. Il est né et a grandi à Joliot-Curie. La première fille, âgée de 28 ans, a quitté depuis longtemps le domicile familial situé au septième des huit étages de la barre HLM. C’est un petit quatre-pièces : trois chambres d’environ 9 m2 et un salon d’une quinzaine de mètres carrés. Tous les deux ans, ils partent deux mois en vacances au bled. Pour faire des économies, les parents prennent les cinq billets d’avion fin février, début mars. Pour gratter encore un peu, ils choisissent aussi des dates légèrement en dehors de celles des vacances scolaires. La situation est bien connue des écoles. Luigi loupe la rentrée des classes, c’est le cas en septembre 2018.
Entre les vacances et ses quatre mois au foyer de Rosny-sous-Bois pour des faits de délinquance – on y reviendra –, Luigi n’a pas mis les pieds à Joliot-Curie pendant la première moitié de l’année 2018. De retour le mardi 11 septembre, le gamin prend à peine le temps de poser sa valise et descend en courant saluer ses copains. Sa mère se rappelle bien cette soirée. Luigi sautait partout de joie, il ne tenait plus en place. Entre nostalgie et colère, elle raconte : « Tout le monde était content de le voir, surtout les filles du quartier, elles l’adoraient… Tout le monde l’adorait… »
Le 17 septembre 2018, le mercure s’affole et frise les 30 degrés à Paris et ses alentours. Luigi, comme les autres ados de son quartier, est dehors, en bas des tours. Des adultes vaquent à droite à gauche. Joliot-Curie est une toute petite cité. Les résidents la comparent volontiers à un village dans lequel il ferait plutôt bon vivre, coupé en deux par la nationale 186. Le plus gros des ensembles est coincé entre le parc de la Légion d’honneur, l’autoroute A1 reliant Lille à Paris en passant par l’aéroport Charles-de-Gaulle et l’hôpital Delafontaine. Un terrain de football ouvre le bloc de béton sur la route. De l’autre côté de la N186 bordée d’arbres, une autre barre de HLM. C’est là que Luigi et sa famille sont installés. À 25 mètres derrière le terrain synthétique, l’antenne jeunesse. Cet entre-deux est l’endroit préféré des enfants du quartier. Luigi y a lui-même passé son enfance. Sa mère le surveillait depuis la fenêtre de la cuisine. « J’ai toujours gardé un œil sur lui, j’avais toujours peur qu’il lui arrive quelque chose. » Quand il était l’heure de rentrer, elle lui faisait signe de la main et Luigi remontait toujours « sans faire d’histoires ».
Sortis des classes, les enfants profitent de la chaleur de cet été qui n’en finit pas et jouent dans la rue, ce 17 septembre 2018. Comme à son habitude, Luigi est parti chercher sa petite sœur à l’école. Il apportait une attention particulière à sa cadette. « Très protecteur » selon sa mère, il ne voulait pas laisser la petite jouer dehors. Des habitants du quartier racontent que c’est vers 17 h 30 qu’un jeune serait venu de la cité Romain-Rolland en scooter. Il aurait remonté la N186 armé d’un fusil-mitrailleur et aurait ouvert le feu en direction du quartier. Un résident assis dans sa voiture manque de se prendre une balle dans la tête. Luigi est en bas de chez lui et assiste à la scène. Dadou, qui habite le quartier, se souvient : « J’étais pétrifiée, terrifiée, je ne savais pas quoi faire. » Vers 19 h 30, Luigi passe chez lui en coup de vent pour prendre une veste. Il croise son père. Ils échangent quelques mots, le père lui dit qu’il est trop tard pour ressortir, en vain. Il ne sait pas ce qu’il s’est passé l’après-midi. M. et Mme O. témoignent : « Si nous avions su qu’il y avait une fusillade dans le quartier, jamais nous n’aurions laissé Luigi repartir. » Son père essaie de se rassurer, de se convaincre qu’il n’a pas fauté : « Il avait 16 ans, il n’était pas tard, il m’avait promis de revenir vite. »
Pour les grands – comprendre les jeunes de plus de 20 ans –, ces tirs sont l’agression de trop : c’est la seconde fois en moins de deux semaines. Ils sont environ une quinzaine à organiser une expédition punitive. Ils ne comptent pas sur la police. Ils veulent mettre définitivement un terme au problème. Ils seraient partis en voiture armés de battes de base-ball et autres objets contondants. Luigi veut en être mais, selon les témoignages que nous avons recueillis, ceux qui mènent l’expédition le repoussent. On lui fait comprendre que ce ne sont pas ses histoires, qu’il n’était pas là ces derniers temps. Le quartier veut le protéger.
En rentrant de sa journée de travail, la mère de Luigi passe par le centre commercial de la Basilique. Elle appelle son fils vers 19 h 50 pour savoir exactement de quoi il a besoin pour l’école. Au téléphone, elle entend le bruit des voitures en arrière-plan, demande à son garçon où il se trouve, il la rassure, elle lui dit de rentrer tout de suite. Quand elle arrive chez elle vers 20 h 20, elle est persuadée que Luigi est à la maison.
Avec un ou deux amis, Luigi a en fait décidé de rejoindre à pied la bagarre à Romain-Rolland. C’est à moins de dix minutes. Quand ils arrivent, les grands de Joliot-Curie sont déjà sur place. Selon la rumeur, c’est à ce moment-là qu’une ou deux personnes cagoulées auraient déboulé en deux-roues et ouvert le feu avec un AK-47. On parle aussi d’autres coups de feu tirés avec un pistolet-mitrailleur, un 9 mm de type Scorpion. D’après un témoignage, le tireur n’aurait pas eu l’intention de tuer, il aurait visé les jambes ou le sol. Inexpérimenté, le gars ne maîtrise pas le recul de la Kalachnikov. Les balles fusent, explosent le béton des façades, se perdent, auraient même manqué de peu, raconte-t-on, une voisine sortie sur son balcon. L’un des compagnons de Luigi est touché à la cuisse. Le père de Luigi pense que son fils a été touché d’une ou deux balles de calibre 7,62 mm. Une à la gorge, l’autre à l’abdomen. Il ne peut rien affirmer, il n’a toujours pas eu accès aux résultats de l’autopsie de son fils.
Je voulais lui parler, peut-être que s’il avait entendu ma voix, ça lui aurait donné la force pour survivre.
Deux amis relèvent et soutiennent Luigi en sang. Ils sortent du cœur de la cité, direction l’hôpital Delafontaine situé à 300 mètres du lieu de la fusillade. Ils ne parcourent que quelques dizaines de mètres sur l’avenue Romain-Rolland avant que l’adolescent ne s’écroule. Une infirmière attend son bus, elle vient de finir son service au centre hospitalier voisin. Elle voit le blessé et se précipite pour lui porter secours. Massage cardiaque. Une ambulance privée est stoppée. Le conducteur sort du matériel médical. Ventilation artificielle. 20 h 37 : les pompiers sont appelés. 20 h 47 : le Smur arrive sur place. Réanimation. Pendant une demi-heure, le médecin urgentiste tente de faire revenir Luigi. 21 h 15 : le docteur déclare Luigi mort des suites d’un arrêt cardiaque.
Pendant ce temps-là, à Joliot-Curie, les parents de Luigi commencent à s’impatienter mais ne sont pas particulièrement inquiets. Sa mère nous confie : « J’ai toujours eu peur que mon fils se fasse renverser par une voiture, mais je n’ai jamais envisagé un drame pareil. » Le téléphone d’Éloïse sonne vers 20 h 40. La sœur aînée de Luigi se précipite en bas de l’immeuble. Trois copines l’y attendent, elles souhaitent lui parler de vive voix. La jeune fille remonte rapidement. En pleurs, elle annonce à ses parents : « Il est arrivé quelque chose de grave à Luigi. » Le père enfile ses chaussures et, suivi de sa fille, se précipite avenue Romain-Rolland. « J’ai couru comme un fou. » Sa femme n’a pas le temps de le suivre. Dans l’appartement où elle reçoit Les Jours, le volet est tiré, seul un léger filet de lumière nous arrache de la pénombre. Elle se remémore la scène. Elle est ravagée, repliée sur elle-même. La table à manger semble être son seul soutien. D’un geste vague de la main, elle désigne le canapé : « J’étais assise là, je ne savais pas quoi faire. »
À Romain-Rolland, la police a bouclé le quartier. Les gyrophares bleus donnent une teinte blafarde aux badauds. BAC en uniforme, gardiens de la paix et police scientifique sont déployés dans toute la cité. Les policiers cherchent le tireur, les armes, des preuves. Ils ne retrouvent que des douilles et quelques battes de base-ball et autres bâtons cachés sous les voitures. Sur les lieux, le père de Luigi assiste à la tentative de réanimation de son fils, bloqué par les policiers. Les yeux embués, sourire grimaçant, il se rappelle : « Je voulais lui parler, peut-être que s’il avait entendu ma voix, ça lui aurait donné la force pour survivre. » L’urgentiste vient à sa rencontre et lui annonce le décès de Luigi. L’homme s’écroule et serre son fils dans ses bras.
Aujourd’hui, la famille O. continue d’attendre des réponses qui n’arrivent pas et la question demeure : les services sociaux auraient-ils pu être défaillants au point de mettre Luigi en danger ? Un adolescent est mort et, six mois plus tard, personne ne sait pourquoi. L’enquête des Jours ne fait que commencer.
Depuis la publication de ce premier épisode, quatre personnes ont été interpellées dans l’enquête sur la mort de Luigi : à lire dans l’épisode 4.