Ils portent tous deux une rose blanche et un T-shirt imprimé d’une photo de Luigi. Ils marchent main dans la main. La mère peine à avancer, le père la soutient. Leur fils est mort cinq jours plus tôt, d’une rafale d’AK-47 (lire l’épisode 1, « 21 h 15, le décès de Luigi est prononcé »). Ce samedi 22 septembre 2018, 400 personnes marchent en silence derrière les parents de Luigi. Des anonymes, des proches, des élus témoignent de leur solidarité. Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) n’est pas Baltimore, mourir dans une fusillade à 16 ans n’est pas commun. Sur la banderole de tissu blanc, on peut lire « Luigi, repose en paix », accompagné d’autres mots amicaux écrits au feutre.
Le cortège, parti de la cité Joliot-Curie, rejoint le lieu du décès, sur l’avenue Romain-Rolland, quelques centaines de mètres plus loin. Parmi les journalistes présents, Aziz Oguz, du Journal de Saint-Denis, décrit une ambiance pesante. Il recueille les témoignages de proches de Luigi. Dans l’article qu’il écrit après la marche, on lit que Luigi était particulièrement apprécié dans son quartier : « J’aimais beaucoup Luigi. Quand on avait besoin de lui, il était toujours présent. C’était franchement l’un des meilleurs petits de la cité », déclare ainsi le rappeur Landy. Des propos qui contrastent avec la violence de sa mort. Et avec les gros titres de la semaine qui s’achève à peine : les télés ont décrit un décès sur fond de guerre territoriale liée au trafic de drogue. Depuis l’enterrement de l’adolescent, c’est le silence médiatique absolu. L’affaire semble oubliée. Entre la souffrance de ses amis, de son quartier, et sa famille qui peine à faire le deuil, entre rumeurs et silences, un mystère semble entourer la mort de Luigi. Nous avons décidé de rencontrer celles et ceux qui l’ont connu.
Avril 2019, ciel de plomb sur Saint-Denis. La pluie se fait attendre. L’appartement de la famille O. se trouve au septième des huit étages d’une barre de la cité HLM de Joliot-Curie. Le salon d’une quinzaine de mètres carrés est plongé dans la pénombre. Le volet du salon est fermé aux trois quarts. Sur les murs, des photos de Luigi. Sur les étagères, des souvenirs du Cap-Vert dont la famille est originaire. À côté de la fenêtre, un portrait d’une trentaine de centimètres : Luigi souriant, une bouteille de Kul parfum fraise à la main, un soda cap-verdien. Sur le coin gauche du cadre en bois clair pend sa gourmette. Coincée en bas à droite du cadre, une autre photo de Luigi, enfant, à cheval sur les genoux de son père. Devant les images, un cœur en peluche. La chaîne et le crucifix de l’adolescent y sont suspendus. Les autres photos sur les murs du salon montrent Luigi et son père, la famille au Cap-Vert, une petite jeep décapotable bleue sur fond de mer.
Monsieur et madame O. sont assis de part et d’autre d’un canapé qui mange un bon tiers du salon. Sur le mur opposé, un buffet sombre. Là aussi, des souvenirs de Luigi, et la télé, allumée. Le père de Luigi demande à sa femme d’ouvrir le volet. Elle rechigne. Cheveux attachés en chignon, jambes croisées, mâchoire serrée. Si la mère de famille le pouvait, elle nous tournerait encore plus le dos. L’homme semble solide. Larges épaules, crâne rasé et bijou à l’oreille gauche. Il demande à sa femme de couper le son de la télé pour que nous puissions parler. « Je n’ai jamais voulu répondre à des interviews, dit la mère entre tristesse et colère. Ils ont raconté n’importe quoi, ils ont sali la mémoire de mon fils ! » Qui ? « Les journalistes ! » Madame O. tourne la tête, regard noir, jambes toujours croisées. Son pied gauche s’agite nerveusement. « Luigi était un gentil garçon, il n’a jamais dealé, n’a jamais été condamné. Même les policiers nous ont dit de ne pas croire ce que raconte la télé ! », balance-t-elle sèchement en désignant l’écran plat d’un geste de la tête .
La mère de Luigi hausse le ton et répète : « Mon fils n’a jamais été condamné. » Me Lisa Diego Rodriguez, l’avocate de la famille, confirme que Luigi n’a pas de casier judiciaire. Madame O. raconte que, lorsqu’elle demandait à son fils d’aller faire une course, il lui rendait toujours la monnaie. Le père insiste sur l’honnêteté de son unique garçon. Un jour, il lui confie sa carte bleue pour qu’il s’achète une paire de chaussures. Luigi l’appelle au moment de passer à la caisse : « Papa, c’est dix euros plus cher, tu crois que je peux quand même les prendre ? »
La famille n’est pas riche, les parents mettent de côté afin de pouvoir partir tous les deux ans en vacances : deux mois à Mindelo, sur l’île de São Vicente. C’est de là qu’ils sont partis il y a un peu plus de vingt-cinq ans, pour tenter l’aventure en France. La ville principale de la seconde île de l’archipel cap-verdien est considérée comme la capitale culturelle du pays. La vie y est calme et plutôt prospère. C’est de là que vient la chanteuse Cesária Évora. Les vacances au pays sont toujours un moment fort pour la famille. Luigi adorait s’y rendre. Sur place, la famille habite un appartement à deux pas de la plage. Depuis le balcon, elle a vue sur l’océan. Sa mère se rappelle de Luigi cet été 2018 : « Il n’a pas pris le temps de poser sa valise qu’il était déjà à l’eau. » L’adolescent passe son temps à la plage, avec ses cousines et des amis, barbecues et feux de camp, musique et baignades. Luigi ne parle ni le portugais ni le créole cap-verdien mais « cela ne l’empêchait pas de se faire comprendre, de se débrouiller, se faire des amis », raconte fièrement son père. Leur fils a toujours eu une place privilégiée au sein de la famille. Troisième enfant, il est le seul garçon au milieu de trois sœurs.
C’était un vrai bonheur dès qu’il franchissait la porte de l’appartement.
Son père peine à trouver ses mots et à rassembler ses souvenirs : « Petit, il adorait monter sur la moto-cross pour que je l’emmène faire des tours du quartier. » Luigi était supporter du PSG et, quand il ne taquinait pas la balle en bas de l’immeuble, il jouait à Fifa sur la console. Au fil des années, les deux hommes de la famille se découvrent des passions communes. Chaque fois que le père bricole sa voiture, Luigi le rejoint. « La mécanique, l’électricité, ça l’intéressait vraiment. » Et puis il y avait la moto, toujours. Enfant, Luigi rêvait d’être footballeur ou pilote d’avion. En grandissant, il disait vouloir devenir mécanicien ou électricien.
Pour ses parents, Luigi cochait toutes les cases de l’enfant idéal. Il allait chercher Lucia, sa petite sœur, tous les soirs à l’école. À la maison, il filait spontanément un coup de main pour les tâches ménagères. « C’était un vrai bonheur dès qu’il franchissait la porte de l’appartement », explique la mère. À l’unisson, les parents décrivent un enfant obéissant, prévenant, blagueur. Fierté maternelle : « Il aidait toujours les mamans du quartier à porter leur sacs de courses. » Le soir, avec son père, ils aimaient se caler dans le canapé pour regarder des « conneries américaines du genre Fausses blondes infiltrées » mais surtout la série des Rush Hour, avec Jackie Chan.
Mais au sein de la famille, tout n’était pas aussi idyllique. En 2014, Éloïse, la grande sœur, entre en conflit avec ses parents. Le père évoque une adolescente « au caractère pas facile », sur laquelle il n’avait plus d’autorité. « Elle passait ses nuits au téléphone, elle ne voulait pas se lever pour aller à l’école. » Cette même année, sur les conseils de ses amies, la jeune fille de 14 ans appelle les services sociaux pour se plaindre de mauvais traitements. La mère minimise : « C’était pour une simple fessée. » Un moment difficile à vivre pour Luigi. Cet appel est jugé suffisamment préoccupant par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) pour que le signalement remonte jusqu’au juge pour enfants. Le magistrat ordonne une enquête par les services sociaux départementaux. La machine se met en route mais lentement, très lentement. Une enquête sociale est menée à domicile par un éducateur spécialisé. Une vingtaine de mois plus tard, une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) est prononcée : un éducateur va intervenir au sein de la famille pour tenter de régler les tensions entre la jeune fille et ses parents. L’Avvej (Association vers la vie pour l’éducation des jeunes) est désignée pour mettre en place le suivi. Été 2016, la famille part au Cap-Vert. Les relations parents-fille semblent se dégrader encore davantage et les vacances se passent mal. À leur retour, un juge pour enfants du tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) décide d’étendre la mesure d’accompagnement éducatif à l’ensemble de la famille. Marie Pèlerin, éducatrice spécialisée à l’Avvej, est désignée en novembre 2017 pour suivre Luigi et Lucia.
Le siège de l’Avvej dans le 93 est situé en haut d’une tour de Bobigny, à quelques encablures du palais de justice. À travers les grandes fenêtres, la Seine-Saint-Denis s’étend à perte de vue. Une pile de dossiers s’entasse sur le bureau de Marie Pèlerin. Sur son calendrier en sous-main, des convocations sont accrochées à l’aide de trombones, pour ne pas être oubliées. Dans la bibliothèque, d’autres dossiers encore. La jeune femme blonde aux yeux bleus s’assoit et soupire. L’éducatrice spécialisée vient de passer deux heures à régler une urgence. « Ici, c’est le rush permanent. » Marie Pèlerin est un peu timide, ses collègues disent même d’elle que c’est une taiseuse. Enfoncée dans sa chaise de bureau, elle semble vouloir se recroqueviller. Le décès de Luigi l’a profondément choquée. Son regard se perd, elle sourit : « C’était un mignon, un jeune vraiment agréable qui m’a beaucoup donné envie de l’aider. J’avais envie qu’il s’en sorte. » Elle conclut par ces mots : « C’était un gamin à qui on pouvait donner le bon Dieu sans confession. »
Luigi a longtemps été un petit gabarit. Un animateur du quartier Joliot-Curie se souvient d’un gamin discret, que l’« on ne le remarquait pas », d’un petit « ne faisant pas son âge. » Il a grandi d’un coup l’année de ses 15 ans. Reconnaissable entre mille avec ses lunettes vissées sur le nez, Luigi laisse pousser ses cheveux, ses joues se creusent un peu. Il dépasse en quelques mois le mètre soixante-dix. Luigi grandit très vite mais c’est le souvenir d’un petit garçon que tous les adultes gardent.
Ce mercredi soir d’avril 2019, des amis proches de l’adolescent décédé passent par l’antenne jeunesse. C’est un lieu ouvert d’accueil informel, où les animateurs « sont à disposition des jeunes mais aussi des moins jeunes pour répondre à toutes les demandes », comme le précise Abidin Khouidrat, le responsable de la structure. La demi-douzaine d’adolescents est installée dans un coin de la salle. Luigi, ils ne veulent pas en parler : « C’est trop chaud, on n’a pas fait notre deuil », balance l’un d’entre eux assis sur une table, regard baissé. Contre le radiateur, un autre nous dit : « Luigi, c’était un brave ! » Fin de conversation.
Il fonçait tête baissée, il ne lâchait rien, il était teigneux. On va dire que c’était un guerrier. En tout cas sur le terrain.
En face du local municipal, le terrain de foot. Luigi avait participé aux travaux de rénovation du stade urbain. Une trentaine de garçons et de filles tapent la balle sous le regard attentif d’Idrissa Diabira, un enfant du quartier parti quelques années à l’étranger pour tenter l’aventure du football professionnel. Une bâche de récupération est accrochée sur la grille ouest du stade. Il y est écrit : « Luigi Stadium », le nom officieux du « city stadium » depuis le 30 octobre 2018. Le graff a été réalisé lors de l’inauguration du terrain synthétique. Il fait beau ce soir-là et l’ambiance est paisible sur Joliot-Curie. Le soleil se glisse entre deux blocs de béton. Une adolescente en jean dribble un garçon et le met à l’amende. Entre deux coups de sifflet, Idrissa Diabira fait remarquer à la footballeuse qu’il est dommage qu’elle ne s’entraîne pas en tenue de sport. Pendant la période scolaire 2017-2018, il travaillait pour le projet Jeunes athlètes solidaires. Les lundis et vendredis soir, il passait ramasser les gamins volontaires pour jouer au foot. Luigi et ses copains participaient souvent aux matchs organisés par l’association. « C’était un bon gars, je l’ai entraîné plusieurs fois. Il était fair-play, motivé et ne discutait jamais les règles », explique l’éducateur sportif. David Frayssé, directeur du projet, abonde : « Ce petit était top, toujours à rigoler, chambrer ses copains. » Les yeux humides, Idrissa Diabira conclut : « Il fonçait tête baissée, il ne lâchait rien, il était teigneux. On va dire que c’était un guerrier. » Silence. « En tout cas sur le terrain. » Silence.
Ces mots résonnent étrangement au regard des photos de la marche blanche du 22 septembre. Sur le drap blanc porté en tête de cortège, il y avait des mots d’amitié, des témoignages de sympathie. Mais sur un coin de la banderole, il y avait aussi une phrase énigmatique : « Un soldat restera toujours en soldat ». Et à côté : « Soldat sans grade ». Six mois plus tard, Marie Pèlerin, l’éducatrice spécialisée, s’interroge : « Si c’était un soldat, c’était quoi, son combat ? » Pour le père de Luigi, cela n’a pas plus de sens. Il ne comprend toujours pas pourquoi ses amis du quartier ont écrit cela.