De Kawéni (Mayotte)
Réveil épouvantable à Kawéni. À deux jours de la fin du mois de ramadan, une partie du quartier sort du lit la boule au ventre, après une nuit d’angoisse. « Il y a eu une coupure d’eau et d’électricité. Les gens ont cru que l’opération de police allait commencer. Ma mère a commencé à préparer ses affaires et les voisins aussi. Il y a eu beaucoup d’agitation et c’est finalement rentré dans l’ordre », rembobine Yasser, 19 ans. Dans sa petite case en tôle, sans eau ni lumière, le jeune homme au regard timide sait que les ennuis ne font que commencer. D’ici quelques jours, l’opération Wuambushu
Le jeune homme a décroché son CAP électricien l’an dernier mais demeure sans activité. Pour accéder à son domicile, il faut se perdre dans les innombrables chemins de terre qui serpentent à travers la colline. Un dédale difficilement praticable durant la saison des pluies qui transforme ces sentiers en ruisseaux de boue. Seule la roche et les déchets lourds permettent alors de progresser.
Dans les cases en tôle qui bordent ces ruelles étroites, les profils contrastent avec les idées reçues. Loin de l’image d’un quartier exclusivement composé de Comoriens sans papiers, nombreux sont les habitants français ou étrangers en situation régulière. C’est le cas de Yasser, qui a finalement obtenu un titre de séjour il y a quelques mois. Comme beaucoup de ses voisins, le jeune Comorien au sourire indécrochable n’est donc théoriquement pas expulsable. Une exception dans sa famille. Il est aussi conscient que son précieux papier rose ne le protège pas totalement. « Un voisin en situation régulière s’est fait embarquer puis emmener vers Anjouan la semaine dernière. Ça va vite à Mayotte. Il suffit de se faire arrêter sans ses papiers sur soi. » En moins de 48 heures, il est en effet courant de se voir expulser du territoire sans pouvoir formuler un recours. En cause : un rythme effréné d’éloignements qui complexifie le travail des quelques juristes présents dans le centre de rétention de la ville de Pamandzi.
Dans le traitement que la France réserve aux étrangers, son 101e département est à bien des égards une exception. 25 000 personnes en moyenne sont renvoyées chaque année du territoire, le plus souvent vers les trois autres îles de l’archipel (Anjouan, Grande Comore et Mohéli), qui forment les Comores. Un chiffre qui donne le tournis : c’est depuis une île de 374 km2 (deux fois l’île Oléron) que s’effectuent la moitié des expulsions pratiqués par la France. Ainsi, chaque jour, on peut voir partir depuis le quai Ballou, tout au nord de l’île, le Maria-Galanta, le bateau qui renvoie quatre-vingts à quatre-vingt-dix personnes vers les côtes d’Anjouan, à 70 kilomètres de là. Pour l’opération Wuambushu, le ministère de l’Intérieur veut doubler, voire tripler ce chiffre, en mobilisant d’autres navires. Alors que le centre de rétention administrative de Petite-Terre tourne déjà à plein régime, une Maison de la jeunesse a été réquisitionnée à quelques kilomètres de Kawéni pour servir de « local de rétention administrative ». La machine est prête… mais en ce lundi 24 avril, le Maria-Galanta a été refoulé par les autorités comoriennes.
« Je me considère comme Mahorais avant d’être Comorien. C’est là où je suis né et j’ai grandi », martèle de son côté Yasser. Ses parents ont accosté à Mayotte au début des années 2000, dans l’espoir d’offrir de meilleures perspectives à leurs futurs enfants. « Mon père a été l’un des premiers à construire son banga ici. Il n’y avait rien à l’époque », se souvient le jeune homme. Aujourd’hui, plus d’une centaine de ces bicoques ont poussé entre les arbres et les buissons. Impossible de savoir combien seront rasées dans les prochaines semaines. Dans d’autres bidonvilles de Mayotte, des cases ont déjà été marquées à la bombe par les autorités pour indiquer leur destruction à venir. À Koungou ou Majicavo, certaines familles ont même pris les devant, effectuant elles-mêmes le travail des machines de gros œuvre, puis ont disparu dans les montagnes. Un isolement, « par précaution », adopté aussi par le père de Yasser. « Depuis qu’il a entendu parler de l’opération, il dort dans un cabanon qu’il a construit dans la malavouni [la forêt, ndlr]. Il est très inquiet de la situation. » Le fils également. « S’ils détruisent les maisons et que mes parents sont arrêtés, ils seront renvoyés aux Comores. J’y pense tous les jours, chaque soir, et même en dormant. Je me demande ce que je peux faire pour les sortir de là, mais c’est juste impossible », confesse-t-il, la voix pleine d’anxiété.
Yasser a déjà été privé de ses parents une première fois, lorsqu’il avait 6 ans. Un traumatisme. « C’était quelques jours avant l’Aïd, mon père et ma mère étaient sortis faire des courses. On était assis là avec mes sœurs pour les attendre quand un voisin est arrivé. Il m’a regardé et m’a dit que mes parents avaient été arrêtés par la police aux frontières. » À l’évocation de ce souvenir, sa gorge se noue et ses yeux s’embuent. « Nous avons tellement pleuré ce jour-là… On ne savait pas quoi faire, ici, seuls à Kawéni. Quand ils ont trouvé un téléphone, mes parents ont appelé des voisins pour leur demander de s’occuper de nous. »
Ce n’est pas en détruisant la vie des gosses qu’on va arranger les choses, au contraire.
Ces longs mois sans les voir, Yasser en conserve plusieurs blessures. Psychiques d’abord, « car c’est très difficile, vraiment, de vivre sans ses parents ». Mais aussi physiques. « Un jour, en jouant avec un ami, je me suis blessé gravement avec un bout de fer qui traînait au sol. En me relevant, je saignais énormément mais personne ne s’est occupé de moi. Les voisins ont ri de la situation. Ils se moquaient au lieu de m’emmener à l’hôpital, alors que c’est ce qu’auraient fait mes parents. » Il soulève son T-shirt, une large cicatrice de plusieurs centimètres apparaît encore, boursouflée. « Quand je la vois, ça me rappelle la douleur de cette époque où mes parents n’étaient pas avec nous. Car sinon, ça ne se serait pas passé comme ça. Ils se seraient occupés de moi et j’aurais eu des soins. »
En bruit de fond de son récit, les rires et les cris des enfants qui jouent aux alentours ricochent sur les tôles ondulées. Ils sont nombreux, sur une île où un habitant sur deux a moins de 18 ans. Et bien souvent, ils sont de nationalité française. De quoi aggraver l’inquiétude de Yasser : « Ce n’est pas en détruisant la vie des gosses qu’on va arranger les choses, au contraire. » Au cœur de ses préoccupations : la peur de voir davantage de jeunes isolés, sans parents et livrés à eux-mêmes. Ils seraient aujourd’hui entre 5 000 et 8 000 dans ce cas. Régulièrement pointés du doigt comme les responsables d’une délinquance qui a augmenté de presque 15 % entre 2021 et 2022. Si les habitants des bidonvilles sont considérés comme les principaux acteurs de ce phénomène, Yasser estime qu’ils en sont également les premières victimes. « Quand vous habitez une maison en tôle, elle n’est pas sécurisée. La semaine dernière encore, on m’a volé des habits qui séchaient là », s’indigne le jeune homme en pointant du doigt l’entrée de son banga. Mais ce qui le met également en colère, ce sont les idées toutes faites : « Nous n’avons peut-être pas de belles et grandes maisons, mais nos parents s’en occupent. Ils n’ont peut-être pas de papiers, mais nous avons toujours eu quelque chose dans l’assiette. Ils ont toujours travaillé pour ça et n’ont ni agressé ni volé pour le faire. »
Dans le quartier, les violences font partie d’un quotidien déjà lourd. « Une jeune fille s’est fait agresser quand on rentrait du lycée, se remémore Yasser. Quand on est arrivés pour l’aider, une dizaine de garçons de Majicavo [un quartier au nord de Kawéni, ndlr] ont pris le bus d’assaut. Un ami s’est pris un coup de couteau, on a vraiment eu du mal à se sortir de là. Ce jour-là, je suis rentré de l’école sans chaussures ni sac à dos. » Le soir même, les jeunes de Kawéni sont remontés à bloc, veulent mener une expédition punitive à Majicavo, en représailles. Mais Yasser n’aime pas la violence. « Je suis rentré chez moi, je ne les ai pas suivis. En rentrant, ma nièce m’a apporté un fruit et je l’ai prise dans mes bras, essoufflé, sans avoir touché un mot de ce qui m’était arrivé. »
Vous pensez sérieusement que les jeunes vont laisser leur maison se faire détruire et leurs parents se faire embarquer sans réagir ?
La première appréhension de Yasser aujourd’hui, c’est la réaction que pourrait susciter Wuambushu dans les premières heures de l’intervention. Rien de surprenant au regard des précédentes opérations de destruction de bidonvilles, qui ont donné lieu à des épisodes de violences impressionnants. En 2021, à Koungou, les flammes se sont déjà invitées jusqu’aux portes de l’hôtel de ville. À Kawéni, Yasser craint le pire. « Cette opération va aggraver la délinquance. C’est sûr à 100 % ! Je connais plein de jeunes qui sont prêts à brûler des maisons et à foutre le bordel. Ça ne va rien résoudre du tout. » À quelques mètres de chez lui, Anissa, une étudiante française de 22 ans, partage ses craintes. « Vous pensez sérieusement que les jeunes vont laisser leur maison se faire détruire et leurs parents se faire embarquer sans réagir ? » Inscrite en administration économique et sociale au CUFR de Dembeni, la seule université du territoire, la jeune femme raconte la difficulté à gérer l’angoisse des semaines à venir. « Les examens arrivent et j’ai la tête pleine. C’est impossible d’étudier dans cette situation. Nous n’avons aucune idée de ce qui va advenir de nos maisons et de nos proches », déplore-t-elle. Elle et sa famille sont en situation régulière mais redoutent, comme Yasser, de se retrouver expulsés par erreur. L’anxiété s’est emparée des ruelles de Kawéni.
Perché sur les hauteurs du quartier, Yasser grimpe d’un bond vers un coin d’ombre et de calme. Là haut, Abderrazak, Barak, « Le Grand », Ibrahim et les autres. Une à une, il serre les mains de ses amis. C’est ici qu’ils passent le plus clair de leur temps, en attendant l’inexorable arrivée des bulldozers, des CRS et des militaires. Comme annoncé par les services de Gérald Darmanin, un renfort de plus de 500 policiers et gendarmes est également de la partie. Du côté des jeunes, le flegme et les taquineries jurent avec l’ambiance pesante qui règne quelques dizaines de mètres plus bas. Alors que les plus petits accourent auprès d’eux, des femmes préparent leurs affaires à l’ombre des maisons de tôle, pour tout quitter. Comme si le cyclone Wuambushu pouvait leur tomber sur la tête à tout instant. En ce lendemain d’Aïd, au petit matin, Yasser voit sa propre mère partir « là-haut », dans la brousse, là où « ils » ne pourront pas l’attraper. Elle espère que lorsqu’elle reviendra Kawéni ne sera pas un vaste champ de ruines.
Mis à jour le 25 avril 2023 à 10 h 29. Selon des informations de France Info, saisie par un collectif d’habitants, la justice administrative a suspendu la destruction du bidonville « Talus 2 », estimant que « la destruction des habitations […] est manifestement irrégulière », « mettant en péril la sécurité » des habitants. L’État va faire appel.