L’industrie de la musique commence enfin à se regarder en face, et ce qu’elle voit est si choquant qu’elle ne peut plus fermer les yeux. Le mouvement a commencé au lendemain de la mort de George Floyd sous le genou d’un policier blanc, le 25 mai dernier. Une semaine plus tard, le mardi 2 juin, deux femmes, Brianna Agyemang et Jamila Thomas, salariées noires de la major du disque Warner Music, appelaient à un « Black Tuesday » dans toute l’industrie. Labels, distributeurs, plateformes de streaming, sociétés de gestion des droits… Tout le monde y est alors allé de son écran noir sur les réseaux sociaux, affichant un message de soutien au mouvement Black Lives Matter, tandis que Spotify, dans un geste aussi vain que ridicule, ajoutait 8 minutes et 46 secondes de silence
Mais la musique n’en a pas fini avec la question des Noirs et plus largement des racisés. Le Black Tuesday n’était que le début. « L’industrie de la musique est un secteur qui pèse plusieurs milliards de dollars en profitant de l’art noir, expliquent Brianna Agyemang et Jamila Thomas dans le manifeste du mouvement The Show Must Be Paused qu’elles ont créé. Notre mission est de tenir pour responsable l’industrie dans son ensemble […] qui a profité des efforts, luttes et succès des Noirs. Pour cela, ces acteurs sont [aujourd’hui] dans l’obligation, d’une manière mesurable et transparente, de protéger et donner du pouvoir aux communautés noires qui les ont rendues disproportionnellement riches. » Des artistes ont rapidement pris la relève, tel Abel Tesfaye, alias The Weeknd, pilier de la musique populaire actuelle, qui a annoncé un don de 500 000 dollars à trois structures tout en appelant « tous ceux qui ont de vastes poches à donner et donner gros ». Le message était directement dirigé vers Universal, la major qui distribue sa musique, comme vers les deux autres géants mondiaux de la musique, Sony et Warner. « Personne ne profite plus de la musique noire que les labels et les services de streaming », a ajouté The Weeknd sur son compte Instagram. De la part d’un musicien aussi en vue, sa prise de position a été décisive.
Cette « musique noire », nous y reviendrons en long dans cette série. Le terme peut interroger, surtout en France, alors qu’il est largement utilisé par les musiciens eux-mêmes aux États-Unis, où il rassemble toutes les esthétiques musicales portées à travers les décennies par des artistes se revendiquant comme Noirs. Vus comme Noirs, aussi, par une société ségréguée puis dominée par les blancs, qui a formaté l’industrie de la musique comme toutes les autres depuis sa naissance au début du XXe siècle. La musique ne fait ni pire ni mieux que le reste des secteurs de la culture ou de l’économie
Jazz, blues, rock, disco, techno, « musiques du monde » ou rap, qui est la sphère musicale principale aujourd’hui : le mécanisme de domination n’a que peu changé à travers les décennies. Le journaliste américain Norman Kelley l’a résumé en 2002 dans son ouvrage Rhythm and Business, the Political Economy of Black Music par l’expression « Black roots, white fruits » : racines noires, fruits blancs. C’était un renvoi direct à la chanson Strange Fruit, popularisée par Billie Holliday, qui raconte la pendaison des Noirs dans le Sud américain dans les années 1930. « L’histoire de la musique populaire [aux États-Unis], écrit Norman Kelley, peut être décrite comme un processus d’innovation noire et de popularisation blanche. » Pour le journaliste, qui prenait la suite de nombreux travaux sur le sujet, l’industrie s’est aussi construite « sur l’exclusion systématique des personnes noires des positions de pouvoir ». Il suffit de compter les personnes racisées en place à des postes de décision au sein des majors en France pour constater que le sujet est toujours très actuel. Une personne chez Warner, une autre qui vient de passer d’Universal à Sony… On a vite fait le tour dans les étages chargés de l’artistique.
Il y a encore un rapport de dominant et dominé rappelant les clichés néocolonialistes.
« Ce ne sont pas les gens de cette industrie qui sont racistes, il ne faut pas dire ça. C’est le système le problème, un problème de société qui se répercute dans la musique. Ça, il faut en parler, c’est une réalité. » Stéphane Ndjigui, directeur artistique chez le puissant indépendant Because Music (Chris, Manu Chao, Metronomy), n’avait jamais pris la parole sur ce sujet et il a beaucoup de choses à en dire. Lui, gamin de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), est arrivé dans le business comme stagiaire au Secteur Ä, le collectif et label de Pit Baccardi, Stomy Bugsy, Doc Gynéco ou Neg’ Marrons, qui a personnifié le deuxième âge d’or du rap français, avant de fonder le très beau label Première Classe. Sa longévité est une rareté dans le petit monde de la musique en France pour une personne noire. Car ici comme ailleurs, l’industrie de la musique se veut bienveillante, cool et moderne, portée par une pensée sociolibérale et de bonnes intentions. Mais elle n’échappe pas au racisme pour autant. C’est ce « système d’exploitation matériel et symbolique » inconscient que pointe aussi Karim Hammou, sociologue et chargé de recherches au CNRS, auteur d’Une histoire du rap en France (La Découverte, 2014) qui a fait autorité. « Dans ce système d’exploitation, des attitudes en apparence valorisantes sont tout aussi présentes que des attitudes d’hostilité : c’est le phénomène de l’exotisme, dont les industries culturelles jouent de longue date. Au-delà des attitudes, il y a aussi les fonctionnements ordinaires et les mécanismes de concurrence économique qui produisent marginalisation et spoliation des artistes appartenant à des minorités ethnoraciales, ou des formes musicales qui leur sont associées. Ce système d’exploitation raciste peut donc fonctionner en toute bonne foi, et sans conscience claire de la part des personnes qui y contribuent. »
L’histoire comme l’actualité sont ainsi peuplées de récits méprisants : c’est Nina Simone empêchée de mener la carrière de pianiste classique dont elle rêvait ou, plus près de nous, Aya Nakamura qui expliquait qu’un directeur artistique lui a demandé de se « blanchir la peau » pour « toucher un public plus large ». Des histoires comme ça, Blick Bassy, qui mène depuis 25 ans une carrière entre le Cameroun et la France, en a des kilos. « Ça part d’un programmateur de festival qui te dit qu’il y a trop de blancs dans ton projet parce que pour lui, une musique africaine et noire ne peut être jouée que par des Noirs sur des djembés. Ou un festival qui te dit non parce qu’il a déjà un groupe noir dans la journée. » Pour Blick Bassy, qui compose une pop moderne qui sort très largement des clichés de la catégorie « musique du monde » où le système s’acharne à le ranger, « il y a encore un rapport de dominant et dominé rappelant les clichés néocolonialistes ».
Car ces actes et paroles racistes ne sont qu’une branche du mal. Aujourd’hui, les artistes veulent s’attaquer au tronc, au problème plus profond de la représentation de toutes et tous dans une industrie qui reste presque exclusivement blanche et masculine dès qu’on atteint les postes décisionnaires. Aux États-Unis, Troy Carter est devenu l’exemple désespérant de ce plafond de verre. Manager de génie des débuts de Lady Gaga puis responsable de toute la relation entre Spotify et les artistes, il compte parmi les grandes figures actuelles de l’industrie de la musique. Mais, lorsqu’il a quitté la plateforme de streaming en 2018, Amazon est venu le voir pour lui proposer un poste de responsable de la musique urbaine, bien en-dessous des compétences d’un patron qui devrait déjà être à la tête d’une major. « C’est le biais sur lequel notre business est construit, a-t-il regretté dans le New York Times. Si je suis un cadre noir, on m’appelle pour un boulot dans la musique urbaine, ce qui est complètement injuste. » Chez Because Music à Paris, Stéphane Ndjigui pointe aussi cet enfermement et la difficulté à faire carrière. « Il y a vingt ans, j’étais le seul Noir dans la musique. Aujourd’hui, on est quatre ou cinq, mais c’est très peu. » Et tous travaillent sur le rap et ses satellites.
C’est tout ce système, visible et connu mais si solidement inscrit dans la société, qui se fissure aujourd’hui sous la pression des artistes comme du mouvement Black Lives Matter
Le rap est la musique numéro un aujourd’hui, c’est elle qui leur rapporte de l’argent et elle est faite par des Noirs et des Arabes. Mais qu’est-ce que ça va changer en vrai ? Tant qu’il n’y a pas de Noirs qui bossent dans les bureaux, rien.
C’était un pas nécessaire, mais « c’est des conneries » pour Kyu Steed, compositeur et producteur français en vue, qui a signé ces dernières années des titres pour Booba ou Eddy de Pretto, Dinos ou Louane. « Bien sûr qu’ils donnent de l’argent, manquerait plus que ça ! Le rap est la musique numéro un aujourd’hui, c’est elle qui leur rapporte de l’argent et elle est faite par des Noirs et des Arabes. Mais qu’est-ce que ça va changer en vrai ? Tant qu’il n’y a pas de Noirs qui bossent dans les bureaux, rien. Je ne veux pas du respect maintenant, je veux du respect tout le temps. » Les artistes américains ne disent pas autre chose de l’autre côté de l’Atlantique. Pour Erykah Badu et Kelis, actrices centrales d’un renouveau soul à la fin des années 1990, « si l’industrie de la musique veut soutenir la communauté noire, les labels et les plateformes peuvent commencer par revoir les contrats, diversifier leur direction et payer les artistes noirs et leurs familles sur lesquelles ils ont construit leurs empires ».
La Black Music Action Coalition (BMAC) s’est constituée sur les mêmes objectifs, qui rassemble des musiciens (Lil Nas X, Quincy Jones, Billie Eilish…) et des dirigeants racisés ou alliés. « Un de nos objectifs principaux, a expliqué au New York Times Prophet, manager d’artistes, est de ne pas laisser les maisons de disques s’en sortir en promettant de l’argent sans promettre de changer le système. » La BMAC a d’ores et déjà commencé à rencontrer les patrons des majors pour aborder ces questions et leur demander ce qu’elles font, ce qu’elles comptent faire. Je leur ai demandé la même chose pour cette enquête, mais aucune n’a souhaité prendre la parole. C’est que tout ce mouvement « leur met bien le nez dans leur merde », comme résume crûment un artiste interrogé pour cette enquête, qui préfère apparaître anonymement car le sujet reste sensible. Sony et Warner ont donc commencé à chercher, en urgence ces dernières semaines, des personnalités racisées qui pourraient prendre du galon ou débarquer à des postes en vue. Cette dernière a également créé un poste en charge de l’égalité, de la diversité et de l’inclusion et attend de l’avoir trouvé pour s’exprimer sur ces questions qui brûlent. « Notre mission est de prendre des décisions immédiates et significatives pour nous placer à la pointe des entreprises […] dont l’équipe reflète l’extraordinaire richesse et diversité de leur secteur », vante l’annonce du poste.
Universal, pour sa part, compte s’appuyer sur son « diversity push », un programme d’amplification de la diversité dans tous les domaines (genre, orientation sexuelle, origines) qui a débuté en 2017 mais s’est surtout concentré jusqu’ici sur la place des femmes. BMG, qui fut une major jusque dans les années 2000 avant de s’éteindre puis de renaître lentement ces dernières années en rachetant des catalogues, est le gros acteur de la musique qui a le plus bougé à ce jour en rouvrant ses contrats pour y rechercher les « injustices et anomalies ». « À l’instar de nombreuses compagnies de musique, chez BMG, la réalité est que les Noirs ne sont pas aussi bien représentés qu’ils le sont dans les populations auxquelles nous nous adressons, a écrit à ses équipes Hartwig Masuch, le patron de BMG. Nous ne sommes pas aussi divers que nous pourrions l’être. Malgré de nombreuses initiatives au fil des ans, nous n’avons pas fait suffisamment de progrès. » Plus discrètement, la plateforme de streaming Spotify, leader du marché de l’écoute sur abonnement, a aussi commencé à changer le nom de certaines de ses playlists pour mieux montrer l’origine afro-américaine des musiques électroniques ou pour évacuer le terme de « musique urbaine », très critiqué aujourd’hui pour ses effets enfermants plus que valorisants.
Après un siècle qui a reproduit encore et encore un rapport de domination aux dépens des artistes racisés, l’industrie de la musique commence à mesurer à quel point elle doit se transformer. Elle ne peut plus ne pas voir ces questions, car plus que jamais en cette année 2020, les musiques qui sont au pouvoir et financent tout le système sont celles d’une génération mélangée et mobilisée, qui a appris de MeToo et des mouvements contre les violences policières, aux États-Unis comme en France. « C’est le moment d’attaquer parce que le sujet est global aujourd’hui, pense Kyu Steed. Je sais à quel point ça va être dur et long, mais l’industrie de la musique est condamnée à ne pas dire non. Si elle dit non ou si elle fait semblant, qu’elle soit prête à une vraie guerre. »
Cette série est disponible ici en podcast, lu par Sophian Fanen.