Pendant longtemps, les Danois ont été le peuple le plus heureux au monde ; désormais, ils ne sont plus que deuxièmes. Mais ces temps-ci, on les imagine particulièrement ravis. Imaginez : d’après le Wall Street Journal, ils accèdent désormais à la propriété à des taux d’intérêt inférieurs à ceux du reste de l’Europe. Les économistes parient sur des prochaines créations d’emplois significatives, tandis que le pays affiche déjà un taux de chômage sous la barre des 5 %. Un avenir radieux. Merci qui ? Merci Novo Nordisk. Après cent ans d’une existence somme toute tranquille, la firme pharmaceutique danoise
Depuis presque un an, difficile d’échapper aux gros titres consacrés à l’Ozempic (surtout) et au Wegovy (moins, en tout cas en France). Dans la presse médicale. Dans la presse généraliste. Dans la presse people. « Le jeûne… et Wegovy », a ainsi répondu sans ciller Elon Musk à un utilisateur qui lui demandait sur Twitter comment diable il avait réussi à perdre tout ce poids en un temps record. L’actrice américaine Amy Schumer n’en faisait pas non plus mystère sur un plateau de télévision, le 8 juin dernier : elle s’est jetée sur l’Ozempic pour perdre du poids, bien consciente que « tout le monde allait vouloir l’essayer ». Et d’exhorter ses petits camarades du showbiz à la même transparence. « Tout le monde a menti en disant : “Oh, [je mange] des portions plus petites.” Fermez-la ! Vous prenez de l’Ozempic ou ce genre de choses, ou vous avez fait de la chirurgie esthétique. » Ambiance. Qui en prend, qui n’en prend pas ? Les supputations vont bon train. Kim Kardashian expliquait avoir fait un « régime strict » pour entrer à temps dans la mythique robe de Marilyn Monroe au Met Gala de 2022. Les internets bruissent d’une tout autre version.
Bébé, je suis sous Ozempic, enfin sous quelque chose comme l’Ozempic.
Il y a dix jours encore, Robbie Williams a lancé dans une interview au Times : « Bébé, je suis sous Ozempic, enfin sous quelque chose comme l’Ozempic. » Le chanteur, maladivement obsédé par son poids, qualifie le médicament de « miracle de Noël ». Si ça marche pas chez tout le monde
Mais Novo Nordisk s’est vite aperçu que son sémaglutide avait un effet deux en un et faisait aussi perdre du gras. « La molécule a un effet sur le système nerveux central, sur l’hypothalamus précisément, de réduction de l’appétit, précise le professeur Boris Hansel, nutritionniste et endocrinologue à l’hôpital Bichat à Paris. Elle ralentit aussi la vidange gastrique, ce qui donne au patient le sentiment d’avoir le ventre plein. » Bref, sous Ozempic, le rab de frites est beaucoup moins tentant. Et donc, assez logiquement, les chiffres sur la balance peuvent vite fondre.
Une première étude, en 2018, a comparé l’effet du sémaglutide sur le poids, par rapport à un placebo. Après un an de traitement, des doses comprises entre 0,05 mg et 0,4 mg par jour ont entraîné des pertes de 6 % à 11,2 % du poids corporel d’origine. Une preuve solide de l’effet dose-dépendant de la molécule. Raison pour laquelle le sémaglutide a été testé contre l’obésité par le laboratoire à une dose supérieure, hebdomadaire et unique : 2,4 mg. Au terme de soixante-huit semaines de traitement, les participants de l’étude affichaient une perte pondérale moyenne de 15 %, contre 2 % avec la seule modification du mode de vie. Encore plus fort.
Novo Nordisk a donc mis à disposition deux dosages de sémaglutide, sous deux noms différents et pour deux indications. À ma gauche, Ozempic, dosé au plus à 1 mg et commercialisé pour le traitement du diabète de type 2. À ma droite, Wegovy, dosé jusqu’à 2,4 mg et ciblé sur la prise en charge de l’obésité. Si le second a obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM) européenne, il n’est pour l’instant accessible en France qu’en milieu hospitalier, dans le cadre d’une procédure strictement contrôlée dite d’« accès précoce » pour l’obésité la plus sévère, c’est-à-dire avec un indice de masse corporelle supérieur à 40 kg/m2.
Mais attention, « le sémaglutide n’est pas une molécule miracle, insiste Boris Hansel. Son action est transitoire. À l’arrêt du traitement, le poids est repris. » Il n’empêche : tout le monde en veut. Prenez une molécule à la disposition des prescripteurs avec un effet significatif sur le tour de taille, qui répond donc à un vrai besoin des patients, notamment aux États-Unis, où l’obésité ne cesse de gagner du terrain. Ajoutez des anonymes sur TikTok
Le cas Ozempic a cependant été suffisamment pris au sérieux pas notre Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) pour qu’elle fasse en mars, puis de nouveau en juillet, un « rappel à la loi » : prière aux médecins de réserver les stylos d’Ozempic aux seuls concernés, à savoir les patients diabétiques. Merci aux pharmaciens de ne pas avoir la délivrance trop leste. Tout en relativisant le problème. L’ANSM estime à seulement 1,4 % le mésusage de l’Ozempic en France
En revanche, un « effet Ozempic » est plus visible dans les pharmacies. Le professeur Jean-Luc Faillie, responsable du Centre régional de pharmacovigilance du CHU Montpellier, est chargé du suivi du médicament au niveau national. « Mesurer le phénomène de mésusage est assez complexe, admet-il. Nous surveillons les signalements de prescriptions hors-AMM et d’ordonnances falsifiées rapportés essentiellement par les officinaux. Les premiers existent, mais sont vraiment très rares. Et à ce jour, on nous a rapporté près de 180 ordonnances falsifiées présentées par des patients en officine. »
Ces situations sont bien connues en pharmacie. « Nous voyons presque une fausse ordonnance par jour. Les personnes n’ont pas de carte vitale et donc aucun dossier pharmaceutique. Juste une attestation de sécurité sociale papier », commence Adam, pharmacien assistant dans le XIXe arrondissement de Paris. Dans cette grande officine de quartier, la méthode pour débusquer les fausses ordonnances est au point. « Lorsqu’on voit un nouveau patient arriver avec une prescription de ce type, on s’assure de la présence d’une affection de longue durée, presque systématique dans le diabète. On vérifie la cohérence de la prescription et on appelle le médecin », poursuit le pharmacien, qui admet ne pas signaler toutes les fraudes. « Nous ne le faisons que si le patient est agressif avec l’équipe, ce qui est très rare. » Laïla, titulaire de sa pharmacie dans le Val-d’Oise, est aussi devenue très difficile à duper, même si elle voit passer des ordonnances falsifiées moins souvent que son homologue parisien, environ deux fois par mois. « Nous avons de plus en plus affaire à ce que j’appellerais des “ordonnances de réseau”. C’est-à-dire à des vrais pros de la falsification qui font le tour des officines. » Une théorie du « réseau » appuyée par des interpellations ces derniers mois
La prescription d’Ozempic dans les cas d’obésité est un mésusage réglementaire, puisque le médicament est destiné aux diabétiques. Mais ce n’est pas une erreur médicale. On n’est pas dans le cas du Mediator.
Difficile donc de déterminer la part réelle de mésusage. Le mot, d’ailleurs, chiffonne le professeur Boris Hansel. « On mélange tout dans cette histoire, constate-t-il. De quel mésusage parle-t-on ? La prescription d’Ozempic dans les cas d’obésité est un mésusage réglementaire, puisque le médicament est destiné aux diabétiques. Mais ce n’est pas une erreur médicale. On n’est pas dans le cas du Mediator. » Pour rappel, celui-ci était un adjuvant au régime alimentaire chez les diabétiques de type 2 en surpoids. Détourné de cet usage, il a été prescrit à des patients non diabétiques en guise de coupe-faim pour les aider à maigrir. Problème, et pas des moindres : le médicament augmentait le risque de valvulopathie, une atteinte des valvules cardiaques, qui permettent de réguler l’afflux de sang vers le cœur. La bataille des chiffres a été âpre, mais on estime entre 1 000 et 2 000 le nombre de morts attribuables au Mediator.
Boris Hansel, qui assure ne jamais prescrire l’Ozempic en dehors du diabète, voit tout de même un côté absurde à la situation. « On a une molécule qui fonctionne. Il fonctionne tellement qu’il a une AMM sous le nom de Wegovy, Je comprends que des personnes en situation d’obésité aient envie de le prendre ! Si on veut se le procurer pour des raisons esthétiques, c’est un autre problème. » Le problème d’un monde où 5 ou 10 kilos de trop doivent être dégommés à tout prix et où l’on court par conséquent derrière les molécules qui permettent ce miracle depuis des décennies, ainsi qu’on le verra dans le prochain épisode.