Printemps 2020, la France est confinée. À Pantin, en Seine-Saint-Denis, des émeutes éclatent dans deux quartiers connus pour abriter des points de deal, la cité Scandicci et la cité des Courtillières. Aux yeux de la nouvelle commissaire de la ville, ces échauffourées soudaines entre jeunes et forces de l’ordre sont le symptôme d’un malaise plus larvé qu’une simple opposition aux mesures sanitaires. Depuis son arrivée en début d’année, elle a vent de rumeurs de violences et de rackets visant un groupe de policiers de son commissariat : la brigade territoriale de contact (BTC) Quatre-Chemins, du nom de la zone de Pantin où ces huit policiers interviennent. Nombre de participants aux violences urbaines affirment les commettre en réaction au « gazage systématique et à l’emploi injustifié du lanceur de balles de défense (LBD) par les effectifs de la BTC Quatre-Chemins », écrit la commissaire dans un rapport daté du 17 avril 2020.
Ces jeunes assurent que ces fonctionnaires viennent régulièrement les asperger de gaz lacrymogène depuis leur véhicule. D’autres se plaignent qu’on leur tire dessus au LBD depuis les toits. Ces abus, exacerbés avec le confinement, dureraient depuis longtemps : un ancien du quartier a déposé plainte auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) en 2016, classée sans suite. Ce sont bientôt ses subordonnés qui s’ouvrent à la commissaire. Cela fait des années qu’ils sont témoins de violences récurrentes des collègues de la BTC Quatre-Chemins sur les gamins des quartiers compliqués de Pantin. Plusieurs avancent qu’ils bidonneraient les procédures à grands coups de faux en écriture publique.
Le 24 avril 2020, l’IGPN est saisie par le parquet de Bobigny, lui-même alerté par la Préfecture de police de Paris. En quelques mois, ses enquêteurs recueillent sept plaintes visant la BTC Quatre-Chemins, plusieurs dépositions et des dizaines de témoignages compromettants. Début 2021, huit membres de la brigade sont placés en garde à vue. Deux ans plus tard, six d’entre eux sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Bobigny. Leur procès se tiendra du 31 mai au 2 juin prochain, confirme aux Jours Loïc Pageot, procureur adjoint au parquet de Bobigny.
Le brigadier-chef Christian M., le brigadier Julien S., et les gardiens de la paix Damien P., Raphaël I., Marc-Henri S. et Yazid B. sont poursuivis pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique », pour « faux en écriture publique par personne dépositaire de l’autorité publique », pour « violation de domicile dans le cadre d’une perquisition illégale » et pour « non-assistance à personne en danger ». Certains prévenus encourent jusqu’à dix ans d’emprisonnement. Les faits retenus se concentrent entre 2019 et 2020 et quatorze victimes présumées ont été identifiées. Les membres de la BTC Quatre-Chemins l’ont quittée peu après le début de l’enquête IGPN. Selon nos informations, en 2022, ils étaient tous en poste ailleurs, majoritairement en Seine-Saint-Denis.
Les résultats de l’enquête de la police des polices rendue le 29 septembre 2021, et que Les Jours révèlent en exclusivité, brossent le portrait ahurissant d’une brigade ultraviolente qui, pendant plus de quatre ans, aurait harcelé et terrorisé en toute impunité les jeunes des cités Scandicci et des Courtillières et, plus généralement, des habitants des alentours. Un modus operandi pas sans rappeler celui de la CSI 93, une unité du même département, dont des membres ont été récemment jugés. Dans une plainte du 25 mai 2020, un jeune homme de 23 ans résume leurs méthodes : « Je suis régulièrement agressé par les policiers de la BTC, […] ils nous tirent dessus avec le flashball, ils nous donnent des coups de poing, des baffes mais le plus souvent, ils nous gazent. Ils nous humilient aussi, parfois ils déshabillent des jeunes du quartier, juste comme ça, pour leur plaisir. »
Au cours de leurs investigations, les limiers de l’IGPN ont déterré plus de cinquante faits litigieux dans lesquels aurait été impliquée la BTC Quatre-Chemins entre 2017 et 2020. Du vendeur à la sauvette à qui l’on confisque le passeport pour lui soutirer des informations aux passages à tabac de jeunes, le tout parsemé de faux procès-verbaux (PV). À peine un tiers de ces charges a toutefois été retenu par le parquet de Bobigny dans ses poursuites. Quatre plaintes sur sept ainsi que l’ensemble des accusations de détentions arbitraires et de détentions de stupéfiants ont notamment été abandonnés. De la drogue non déclarée a pourtant été découverte à plusieurs reprises et en quantité dans l’armoire de la brigade, avant de se volatiliser. « Ces produits stupéfiants ainsi détournés pourraient servir à mettre en cause des individus connus pour stupéfiants en leur imputant la propriété des produits […], certains [policiers] ayant par ailleurs déjà émis des doutes sur la véracité des faits décrits dans leurs procès-verbaux », écrit l’IGPN. Des dealers leur confirment s’être retrouvés chargés pour du stup qui ne leur appartenait pas et d’autres, à l’inverse, s’en être fait délester. Des insultes racistes adressées à un mineur, qui aurait été traité de « sale Arabe » par Raphaël I., n’ont pas plus été retenues.
« J’ai poursuivi les faits pour lesquels des preuves formelles avaient été recueillies. Soupçon n’est pas démonstration », répond aux Jours le procureur adjoint au parquet de Bobigny, Loïc Pageot. Estimant l’enquête « très approfondie », il n’a pas souhaité non plus nommer un juge d’instruction pour compléter les investigations, « sauf à préférer que cette affaire soit jugée en 2025 ou 2026, sans aucune garantie d’une quelconque valeur ajoutée ».
La Préfecture de police de Paris n’a pas donné suite à nos sollicitations afin de savoir si des sanctions disciplinaires ont été prises. Placées sous sa tutelle, les BTC ont été mises en place en 2017 dans les commissariats de la capitale et de sa petite couronne, dans le cadre de la politique de police de sécurité du quotidien impulsée par Emmanuel Macron et son ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérard Collomb. Elles sont les héritières de la police de proximité. Leur objectif ? Renforcer le lien entre la population et la police. La BTC Quatre-Chemins avait visiblement une toute autre mission. Selon ses collègues de Pantin interrogés par l’IGPN, cette brigade aurait bénéficié d’une « carte blanche » de l’ancien commissaire qui l’aurait chargée de « nettoyer » les cités, en particulier Scandicci. Ils se seraient alors « sentis pousser des ailes » et « ont voulu jouer les shérifs ». L’ex-taulier, qui n’a pas été inquiété ni même cité comme témoin au procès, s’en défend auprès de l’IGPN, admettant simplement la « réputation un peu virile » de la brigade tout en soulignant son travail « remarquable ». Pour un policier, il était surtout « attaché aux résultats » et « indifférent à la manière dont ils étaient obtenus ». De fait, les chiffres de la BTC Quatre-Chemins étaient jusqu’à cinq fois supérieurs à ceux des autres groupes. Ce sont aussi eux qui signalaient le plus d’« outrages et rébellion », dans des proportions suspectes d’après l’IGPN : « À la lecture des procès-verbaux d’interpellation, il était permis d’avoir un doute sur la véracité des faits rapportés par les policiers. »
Aux bœufs-carottes, l’un des fonctionnaires explique que le brigadier-chef Christian M., à la tête de la BTC Quatre-Chemins, l’a bâtie en recrutant ce qu’il appelait des « soldats ». Comprendre : des costauds à la matraque leste, à l’image de ce gradé de 48 ans que les jeunes de Pantin ont surnommé le « Dictateur ». « C’est lui qui a commencé à casser les mains des jeunes, il a dû montrer comment faire aux autres policiers », dénonce auprès de l’IGPN un plaignant de 28 ans. D’après des témoins cités dans le rapport, au moins quatre personnes se seraient vues infliger de tels sévices par la BTC Quatre-Chemins. Si toutes n’ont pas été retrouvées, Christian M. est poursuivi pour avoir fracturé à coups de matraque la main d’un des plaignants, 17 ans au moment des faits en juillet 2019, qui s’est vu attribuer 45 jours d’ITT (incapacité temporaire de travail). Il est aussi mis en cause pour un faux en écriture publique relatif au PV rédigé à la suite de ces faits. D’après l’IGPN, ce plaignant semble « être un de ses boucs émissaires ». Un jour, indique ce dernier dans sa déposition, le « Dictateur » aurait pris sa tête « comme un bélier pour la taper contre la porte d’entrée du commissariat de Pantin près du parking ».
Son second, Julien S., est surnommé « l’Électricien » en raison de sa propension à Taser sans raison. Pas peu fier de sa réputation, ce brigadier de 39 ans s’était vu offrir un écusson où figurait son sobriquet et avait décoré l’intérieur du fourgon d’un panneau jaune « danger zone électrique ». Il semblait également adepte du LBD : « Il se vante ouvertement de ses exploits et notamment de ses tirs fréquents et sans raison au flashball », dit à l’IGPN un policier. Lors du confinement, il fanfaronne devant témoins qu’il est « monté sur un toit […] et [a] tiré sur les passants un certain nombre de cartouches de LBD qu’il avait de côté ». L’IGPN découvre au cours de l’enquête que Julien S., qui admet vaguement deux tirs anciens, n’est en fait pas du tout habilité à l’usage du LBD. Aucune poursuite n’est retenue contre lui concernant ces faits. « L’Électricien » comparaîtra pour avoir gazé une « victime non-identifiée », un groupe de « ressortissants roumains ou roms et de sans-papiers », ainsi que trois jeunes de Pantin dont l’un a eu le cou brûlé tant il l’a aspergé de lacrymogène.
Ils m’ont fait descendre de la voiture, m’ont mis quelques coups de poing et de genou puis ils m’ont aspergé de gaz. Ça a duré cinq minutes, après ils m’ont laissé là-bas.
Le troisième, Raphaël I., dit « Tintin » ou « le Violent », est qualifié par l’IGPN « d’effectif impulsif et incontrôlable en intervention » qui « utilisait régulièrement la même technique : aucun dialogue avec les interpellés lors du contrôle, balayette pour des amenées au sol rapides et percussions ». Il est poursuivi par le parquet pour cinq faits de violences volontaires dont l’un ayant entraîné 7 jours d’ITT, un autre 10 et un troisième 21, commis entre 2019 et 2020, ainsi que pour trois faux en écriture publique. Il est aussi accusé, avec Yazid B., surnommé « le Calme », d’avoir effectué fin 2019 une perquisition de nuit, en toute illégalité, chez des hommes soupçonnés de recel, puis d’avoir falsifié le PV d’intervention. Yazid B. est poursuivi pour deux autres faits de violences dont un commis là encore avec « Tintin ». En 2019, ils auraient roué de coups de pied dans le dos et le ventre un homme qui s’est vu prescrire 10 jours d’ITT.
Marc-Henri S., dit « Doudou », et Damien P., dit « le Dégarni », comparaîtront pour d’autres actes de violences. Les deux derniers membres de l’unité, Émeric L. (« le Roux ») et Jeff L.
Il apparaît au fil de l’enquête que les « soldats » de la BTC Quatre-Chemins auraient fourbi différentes méthodes pour terroriser les dealers et les jeunes de Pantin. Beaucoup décrivent à l’IGPN comment ils leur couvraient les mains de gaz lacrymogène pour les forcer ensuite à se frotter les yeux. Trois plaignants les accusent de les avoir conduits sur les bords du canal de l’Ourcq pour les frapper à l’abri des regards. « Ils m’ont fait descendre de la voiture, m’ont mis quelques coups de poing et de genou puis ils m’ont aspergé de gaz, raconte l’un d’entre eux à l’IGPN. Ça a duré cinq minutes, après ils m’ont laissé là-bas. » Un autre, plus âgé, rapporte des pratiques similaires : « Ils les chargent souvent dans les fourgons pour les déposer soit dans une zone industrielle où ils doivent marcher pour rentrer chez eux car il n’y a pas de bus, ou alors ils les déposent dans la cité des Courtillières pour qu’ils se fassent tabasser par la concurrence. »
Une des infractions pour laquelle est poursuivi Raphaël I. illustre l’extrême violence de cette brigade galvanisée par son impunité. Le 6 janvier 2020, accompagné de Christian M., « Tintin » poursuit quelqu’un au Pré-Saint-Gervais, commune voisine de Pantin, en dehors de leur zone d’intervention. Au coin d’une rue, le policier croise un homme. « Pourquoi t’es essoufflé ? », lui aurait lancé Raphaël I.. Ce trentenaire a de bonnes raisons de l’être, c’est le gardien de la résidence devant laquelle il reprend sa respiration parce qu’il vient de remonter les poubelles du sous-sol. Qu’importe, « Tintin » lui assène deux coups de poing suivis d’un coup de tête au thorax. Résultat : 21 jours d’ITT. D’après le signalement IGPN d’un passant, le policier aurait marmonné : « Il m’a manqué de respect ce fils de pute. » Le gardien lui avait simplement proposé d’aller chercher sa carte d’identité. Il a porté plainte le 20 janvier 2020. Le témoin l’assure, resté « spectateur impassible de la scène », Christian M. a « juste souri ».
Une quinzaine de policiers de Pantin confirment à l’IGPN la brutalité des interpellations de la BTC Quatre-Chemins. L’un d’entre eux leur révèle qu’en 2018 et 2019, « les brigades de police secours étaient plus des ambulanciers que des policiers car les effectifs passaient du temps aux UMJ [unités médico-judiciaires] pour amener des personnes interpellées par la BTC, parfois très amochées ». D’après l’IGPN, un autre fonctionnaire du commissariat évoque « des salles de fouille remplies de sang jusqu’au plafond » après leur passage et précise : « Ils les traînent jusqu’en salle de fouille et après, on les entend hurler. » Plusieurs déclarent qu’ils conduisaient souvent des personnes au poste sans signaler ni leur identité ni le motif d’interpellation. Certaines patientaient des heures, « la détention devenant de ce fait arbitraire », souligne l’IGPN. Un dernier policier résume : « Avec la BTC, il fallait être attentif à tout et être très méfiant. »
Pour la plupart de leurs collègues cependant, « c’était la loi du silence, une omerta et personne n’avait jamais rien vu, rien entendu », écrit l’IGPN. Et ceux qui mettent en cause les pratiques de la toute-puissante BTC Quatre-Chemins sont moqués et isolés, voire menacés. En 2019, un policier témoin de « tirs de flashball et de paintball » se fend d’un rapport à sa hiérarchie. Il devient alors « la balance » et reçoit « des coups d’épaule dans les couloirs “en mode provocation” », dit-il à l’IGPN. Lors de leurs gardes à vue en février 2021, les « soldats » de la BTC Quatre-Chemins nient catégoriquement la cinquantaine de faits pour lesquels les enquêteurs les cuisinent. Ils arguent d’un « complot » des trafiquants de Pantin, d’un sentiment « antiflic » ou, encore, de la « jalousie » de leurs collègues. Ils affirment d’ailleurs que, de tout le commissariat de Pantin, la BTC Quatre-Chemins est « la seule unité faisant un travail remarquable avec des interpellations exemplaires qui pourraient être présentées en école de police ».