Il y a près de quarante ans, au sein d’un mouvement catholique qui prêchait l’Évangile et l’unité, Christophe Renaudin a été victime d’agressions sexuelles de la part d’un homme charismatique qu’il voyait, de ses yeux d’enfant, comme une figure morale et religieuse. Quarante ans, c’est à peu près la moitié d’une vie. Pour un enfant victime de violences, c’est si peu. À peine le temps d’oser parler et porter plainte, de se heurter aux délais de prescription, de vouloir tourner la page, mais d’être ramené au passé par de nouveaux éléments, l’apparition d’autres victimes de plus en plus nombreuses, elles aussi arrimées à ce qu’elles ont subi… C’est trop peu pour se dire que le dossier est clos, la vérité dite, les responsables confrontés à leurs actes et les témoins à leur inaction.
Alors ces derniers mois, puisqu’une Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), commandée par la Conférence des évêques de France, entend faire la lumière sur plus d’un demi-siècle de ces violences, Christophe Renaudin s’est convaincu de donner une ultime chance à son combat contre l’impunité et l’oubli. « Ce sera le dernier volet de ce que je peux faire, estime-t-il. Après, il faut que je passe à autre chose, sinon je vais en crever. » Alors que le catholicisme français peine à se remettre de l’affaire Preynat, c’est un nouveau scandale que révèlent Les Jours : une trentaine d’enfants et quelques jeunes adultes, désormais âgés de 30 à 70 ans environ, auraient été victimes du même homme, 80 ans aujourd’hui, présent dans ce mouvement catholique des années 1960 à son exclusion en 2016, nous indiquent les responsables des Focolari en France.
À 54 ans, Christophe Renaudin, clown et musicien de profession, conserve de son enfance une bouille ronde et une voix juvénile. À la fin des années 1970, il était l’élève d’un collège catholique de Vendée quand le directeur a proposé à ses parents de l’emmener à des rencontres des Focolari. Un mouvement spirituel, aussi appelé Œuvre de Marie, né en Italie, en 1943, à l’initiative de Chiara Lubich. Cette institutrice qui choisit de consacrer sa vie à Dieu fait l’objet d’un « procès » de béatification. Dès les années 1950, les Focolari traversent les Alpes et essaiment dans l’Hexagone, où ils revendiquent aujourd’hui 2 000 membres et 15 000 sympathisants. Dans le monde, 140 000 membres et 2 millions de sympathisants se répartiraient dans 182 pays. Ils forment un mouvement de fidèles tels que la Conférence des évêques de France en recense autour de 120. « Appartenir à une de ces associations est une manière de participer à la mission de l’Église », lit-on sur son site. Reconnus par le Vatican, les Focolari se proclament œcuméniques, les bras tournés vers toutes les composantes de la société qu’ils convient à leurs rencontres et groupes de réflexion.
Christophe Renaudin, comme ses deux frères, prennent part à leurs activités le temps des vacances. Vers 1980, il est le premier de la fratrie à rencontrer Jean-Michel M., qu’il désigne aujourd’hui comme « le prédateur ». Un quadragénaire cultivé, affable, « blagueur », dont il parle alors avec enthousiasme, au point que ses parents
La vérité sur les week-ends au sein de la communauté des Focolari, les parents ne l’apprendront qu’au début des années 1990. Christophe est le premier à parler parce que, dit-il aujourd’hui, « un jour, la cocotte-minute explose ». Il leur raconte qu’entre ses 14 et 16 ans, à Châtillon et au domicile de la famille, le laïc l’a agressé sexuellement. Qu’il s’introduisait dans sa chambre et dans son lit, demandait au garçon de se déshabiller, lui faisait subir des baisers, des attouchements, des masturbations, jusqu’à, dit-il, des tentatives de fellation. Ces actes s’achevaient, affirme Christophe Renaudin, par une prière pour demander pardon. « Je n’ai pas pu crier au secours, juge-t-il, car M. savait s’y prendre pour que l’on ne puisse pas agir. Il avait pris soin de s’attirer avant la confiance et la sympathie des familles. » Ses frères parleront après lui. L’aîné assure avoir subi des enlacements et des baisers de la part de M. Le cadet, qui avait 12 ans, des attouchements sur le sexe, des masturbations. Le fils d’amis de la famille témoignera également d’attouchements sexuels associés à des moments de prière. Contacté à de nombreuses reprises par Les Jours , M. n’a pas souhaité commenter les accusations à son encontre.
Je lui ai dit : “Maintenant, je t’écoute. Qu’est-ce que tu as à me dire ?”
Par honte et culpabilité, chacun des quatre garçons a cherché à remiser ces souvenirs poisseux, à en faire son secret. Quarante ans après les faits, Christophe Renaudin raconte que sa mémoire se brouille parfois, mais qu’il garde étrangement en tête certains détails, comme des balises qui l’aident à naviguer dans sa mémoire. À 27 ans, en 1993, il se souvient avoir appelé Jean-Michel M. et exigé de le voir. Le tête-à-tête a lieu dans un café, relate-t-il, à Paris. « Je lui ai dit : “Maintenant, je t’écoute. Qu’est-ce que tu as à me dire ?” » Ce jour-là, M., d’ordinaire si volubile, « s’est tu et m’a demandé pardon », assure-t-il. L’homme adressera plus tard une lettre aux parents de Christophe. Tout en leur demandant pardon d’avoir déçu leur confiance, il semble cette fois s’en remettre à leur foi commune pour solder les comptes. « Je voudrais que la paix de Noël entre et change chacun de nos cœurs […], écrit-il. Je sais que le crucifié peut nous redonner à chacun sa paix. C’est dans cette confiance que je vous laisse. » À la même période, Christophe Renaudin se remémore aussi un numéro de l’émission Bas les masques, présentée par Mireille Dumas, vers 1993. Une victime d’inceste y évoquait les délais de prescription. Devant la télé, le jeune homme ressent comme un électrochoc. Le 28 mars 1994, il dépose plainte pour agressions sexuelles, ainsi que tentative de viol, sur mineur de moins de 15 ans par personne ayant autorité.
Ses deux frères et l’ami de la famille ne souhaitent pas porter plainte. Mais ils livrent sous serment leur récit aux enquêteurs de la brigade de protection des mineurs de Paris. Lors de sa garde à vue, en septembre 1994, Jean-Michel M. reconnaît les actes décrits par les enfants, mais nie fermement la tentative de fellation
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Sur cette semi-impasse judiciaire familière des affaires de délits et de crimes sexuels : les délais de prescription, bien qu’allongés depuis, restent un obstacle dans la quête de justice des victimes, tout comme la difficulté à prouver ce qu’elles ont subi. « Je l’ai vécu comme quelque chose d’inachevé, se souvient Christophe Renaudin. Obtenir une telle somme, c’était beaucoup pour l’époque, et donc une forme de reconnaissance. Mais la victoire était amère, car la tentative de viol n’a pas été retenue au seul motif que M. n’avait pas insisté. Ce serait peut-être jugé autrement aujourd’hui. » À l’issue de la procédure civile, le jeune homme a ressenti « un grand vide ». Il s’est efforcé de recomposer sa vie, en surmontant les épisodes dépressifs, les difficultés à achever ses études, puis à travailler et à nouer des relations affectives, à l’aide d’un long suivi psychiatrique. « J’ai 54 ans et cette histoire est encore très présente dans ma vie », constate-t-il. Son émotion, dominée le plus souvent, l’oblige parfois à interrompre son récit par des pauses ou des ellipses. « Il n’y a pas beaucoup de jours où je n’y pense pas. Quand on est victime, ça nous bouffe notre capital, nos autres envies. » S’il a appris à ne plus ressasser les images des agressions, il s’obstine aujourd’hui à vouloir décortiquer « la mécanique derrière tout cela, celle du prédateur et de sa victime ».
Christophe Renaudin a aussi des questions plein la tête. En 2015, soit dix-sept ans après le dénouement judiciaire de sa plainte, l’affaire l’a de nouveau rattrapé et sidéré : un membre des Focolari lui a appris que Jean-Michel M. faisait toujours partie du mouvement. « C’était inconcevable. Je me suis dit : “Comment a-t-on pu en arriver là ?” C’est ce qui fait que je n’ai plus lâché depuis. » On trouve jusqu’à cette année-là la signature du laïc consacré sur des publications internes, et même des dossiers de presse. Il n’en sera exclu qu’un an plus tard, en 2016. Ces derniers mois, après que Christophe Renaudin a raconté son histoire lors d’une réunion publique de la Ciase, cette commission dont il n’a d’abord su qu’espérer, d’autres hommes ont à leur tour accusé M. De bouche-à-oreille, des bribes d’histoires ont émergé, se sont agglomérées et la liste n’a cessé de s’allonger, ainsi que nous le raconterons au fil de cette série. Le 25 septembre 2020, sous la pression de Christophe Renaudin et d’autres membres, les deux coresponsables en France des Focolari ont été contraints de s’adresser à leurs troupes. Dans un e-mail envoyé à plusieurs centaines de membres, le mouvement assure donc avoir à ce jour connaissance de 28 victimes déclarées de M. Trois semaines plus tard, ils les estiment donc à une trentaine. « J’ai l’impression d’avoir trouvé un fil, puis tiré dessus, et qu’on ne fait encore que le dérouler », souffle Christophe Renaudin. La pelote est longue d’au moins quarante ans.