Barbara Romagnan est une femme politique que Les Jours avaient envie de suivre depuis longtemps. Lors de sa première journée à l’Assemblée nationale, en juin 2012, après son élection à 38 ans comme députée du Doubs, je lui avais emboîté le pas pour Libération. Elle avait la démarche hésitante, impressionnée par les lieux et le protocole, mais elle ne se laissait pas complètement ballotter par l’ivresse du moment. Elle s’inquiétait déjà : J’ai peur d’être inutile. Il y a beaucoup d’instituteurs, dévoués, qui s’occupent bien de leurs élèves, mais cela n’empêche pas, à la fin, que ceux qui étaient en difficulté le restent. Cela ne suffit pas d’être honnête, moral. Concrètement, ici, est-ce qu’on change les choses ?
Barbara Romagnan a quelque chose d’atypique en politique : elle a des doutes, et pire, elle les exprime à voix haute. Dans un milieu très concurrentiel où les politiques apprennent à communiquer, où beaucoup incorporent des éléments de langage et délivrent des slogans, où la cruauté médiatique pousse à l’efficacité, il est rare de voir un élu faire part de ses états d’âme. Aux Jours, ses méandres nous intéressent. Ses engagements pour davantage de parité et de transparence, aussi.
Depuis plusieurs mois, Barbara Romagnan a accepté qu’on la scrute dans son travail de parlementaire, d’abord pour l’obsession Treize Novembre et désormais pour Politique année zéro. À Paris, mais aussi dans la première circonscription du Doubs dont elle est élue. Nos interrogations : quelle marge de manœuvre entre ses convictions et la loyauté à la majorité ? Comment forge-t-elle son vote, sa décision ? En période de crise, faut-il à tout prix approuver une réforme du gouvernement ?
Dans sa petite présentation biographique sur son site, elle ne le cache pas : adhérente au PS depuis 1995, elle a souvent pesté
contre son parti tout en s’y sentant à sa place. Au PS, elle appartient à l’aile gauche. À plusieurs reprises, elle s’est démarquée de la majorité, par exemple en ne votant pas le traité budgétaire européen. Elle est étiquetée « frondeuse ». Mais, habituée à être minoritaire, elle en a tiré une leçon, qu’elle essaie de s’appliquer à elle-même : On ne peut pas asséner les choses.
Je ne mesurais pas à quel point c’était justifié d’être inquiète.
Après les attentats du 13 Novembre, Barbara Romagnan a passé plusieurs nuits blanches. Elle s’est sentie tout de suite très inquiète
de la réponse politique qui allait suivre. Elle a aussitôt pensé : Il ne fait pas bon avoir une tête d’Arabe.
Je ne mesurais pas à quel point c’était justifié d’être inquiète
, confiera–t-elle quelques jours plus tard.
Elle a laissé passer les premières heures d’effroi et est demeurée silencieuse, tout en cherchant quelle parole politique délivrer. C’est difficile de dire tout de suite quelque chose. Il faut être respectueux de ceux qui viennent d’être touchés, des morts, des blessés, de ceux qui vivent à proximité des attentats, je considère alors que je dois dire quelque chose de personnel, d’intime, mais comment partager cette peine sans être maladroite, sans en faire des tonnes ? Et comme élue, comment avoir une parole politique juste ?
Quand, le lundi 16 novembre, elle assiste à la déclaration de François Hollande devant le Congrès où il détaille les mesures d’exceptions soumises aux députés, elle s’est d’abord dit qu’elle pouvait comprendre ce ton martial. Cela peut contribuer à rassurer les gens, même si c’est illusoire. Même si je suis méfiante là-dessus, je me dis que, peut être, cela a un effet utile.
Mais cette rhétorique, et notamment l’évocation de « la guerre », est aussi une façon d’empêcher le débat
, pense-t-elle aussitôt.
Elle est très réservée
, sur le maintien de l’état d’urgence, sur l’efficacité des perquisitions administratives, par exemple, et se sent profondément révoltée par la proposition de faire déchoir de la nationalité française les terroristes. Elle en a honte. Elle imagine alors que cette réaction est très partagée
. Ce n’est pas encore le cas. Les oppositions demeurent silencieuses chez des députés en état de sidération. Alors qu’elle se débat intérieurement, elle se rend compte qu’autour d’elle, les élus socialistes dont elle se sent proche s’apprêtent à endosser la demande du Président, quitte à voter à contre-cœur. J’exprimais des réserves, sans dire que j’étais contre.
Elle cherche des explications, fouille les sites du Syndicat de la magistrature, de la Ligue des droits de l’homme, en quête d’arguments, appelle une procureure : Vous en pensez quoi ?
Le jeudi 19 novembre, l’élue du Doubs vote non. Elle fait partie des six députés sur 577 à voter contre la prolongation de cet état d’exception. Quelques jours après des attentats qui ont tué 130 personnes, ce n’est pas un vote facile
, concède–t-elle. Mais elle se sent plus à l’aise
avec elle-même. Depuis, Barbara Romagnan n’a jamais regretté son choix. Elle le répète avec soulagement à chaque fois que nous en reparlons. Elle me raconte aussi que, pour la première fois de sa vie, elle s’est sentie française. Le soir du vote de l’état d’urgence, je me suis dit :
La France me manque, mon pays me manque.
J’étais émue, je suis française mais pour la première fois, je me suis sentie française… Comme quand on accorde de l’importance à quelque chose qui s’en va, qu’on est en train de perdre.

Depuis, elle assume son veto : tribunes, participations à des débats, à Grenoble avec Mediapart ou à la faculté de Besançon, rencontre à l’Assemblée avec des thésards horrifiés par la déchéance de nationalité, explications de sa position peu partagée
lors des traditionnels vœux de début d’année dans les communes de sa circonscription, visites dans des mosquées…
Mais la députée veut aussi parler du temps de travail, d’écologie, de conditions de vie, de logement, de santé… Elle sait que beaucoup de gens sont échaudés et croient que les politiques sont inaptes ou impuissants
et cherche elle aussi des remparts à cette crise de confiance. Elle est la seule députée et la seule élue socialiste à avoir dès son lancement signé l’appel pour une primaire des gauches et de l’écologie
initié hors des partis politiques par les économistes Thomas Piketty et Julia Cagé, la romancière Marie Depleschin, les sociologues Dominique Meda, ou les écolos Yannick Jadot, et Daniel Cohn-Bendit (entre autres). Elle s’apprête à en accueillir l’un des signataires, Michel Wieviorka, pour un meeting à Besançon. Elle trouve très angoissant quand la peur empêche de réfléchir
.