Tout l’été, « Les Jours » vous plongent dans un autre monde, celui de la justice française de 1973. Du lundi au vendredi à midi, nous publions des extraits des minutes correctionnelles du tribunal de grande instance de Paris d’il y a tout juste un demi-siècle. Un regard sur les délinquants du passé avec les mots de l’époque (lire l’épisode 1, « La délinquance, c’était mieux avant ? »). En accès libre.
«Prévenus : Monique Balme, née le 12 novembre 1933 à Moulins, dans l’Allier, commerçante, demeurant 2, rue Saint-Honoré à Paris Ier.
André Chassol, né le 11 janvier 1927 à Paris VIe, boulanger, demeurant 2, rue Saint-Honoré à Paris Ier.
Essaid Abbas, né le 25 janvier 1931 à Alger, en Algérie, électricien, demeurant 4, rue du Pasteur-Wagner à Paris XIe.
Attendu qu’il résulte de l’information et des débats que le 9 février 1972, une altercation en deux temps a opposé, dans l’après-midi, André Chassol, boulanger au 2, rue Saint-Honoré à Paris et son amie Monique Balme d’une part, à Essaid Abbas d’autre part, ouvrier d’une entreprise effectuant des travaux dans l’immeuble, venu les informer de la date à laquelle le courant électrique serait coupé. Que tout d’abord, la dame Balme exprima à celui-ci son mécontentement du jour choisi, estimant qu’il aurait été préférable que ce soit le lundi, jour de fermeture du magasin ; qu’elle reconnaît lui avoir déclaré “Vous m’emmerdez, foutez-moi la paix” ; que par contre Chassol, venu au secours de sa concubine, conteste lui avoir adressé les propos qui lui sont imputés : “Sale étranger, je vais t’exterminer.”
Qu’un peu plus tard, Abbas revenait sur les lieux, accompagné de son employeur Brochet, qu’il avait prévenu de l’incident, que devant l’attitude menaçante de Chassol, il préférait se retirer dans le couloir de l’immeuble, où celui-ci réussissait à la rejoindre, malgré les efforts de Brochet pour le retenir ; que Chassol reconnaît lui avoir alors porté un coup de poing, mais prétend en avoir reçu au préalable plusieurs autres de la part d’Abbas, ce que ce dernier nie, affirmant avoir à nouveau été injurié par Chassol.
Attendu qu’il convient d’examiner successivement les différents chefs de prévention. Attendu en ce qui concerne la dame Balme que l’expression retenue ne serait constitutive du délit d’injure publique, que si elle revêtait un caractère méprisant ; que cependant, bien que parfaitement discourtois, elle ne traduisait que son état d’énervement, qu’elle a été prononcée au cours d’une discussion animée, dans laquelle le langage employé de part et d’autre était dépourvu de toute menace ; qu’Abbas ne conteste pas lui avoir déclaré “Vous me faites chier”, que ces expressions ne mettaient en cause aucune des qualités morales ou professionnelles des personnes en présence ; que la prévenue ne cherchait pas à porter atteinte à l’honneur ou à la délicatesse de l’ouvrier de l’entreprise, mais à lui manifester grossièrement son désaccord ; qu’ainsi, aussi triviale soit elle, comme pour dire scatologique, cette expression n’est pas injurieuse ; que la dame Balme doit être relaxée des fins de la poursuite.
Attendu sur la prévention d’injures publiques imputée à Chassol que celui-ci conteste la matérialité des propos retenus à sa charge ; qu’il soutient n’avoir eu aucune raison de traiter Abbas de “sale étranger” alors que son aspect physique ne révèle nullement son origine nord-africaine ; que sur ce point, le tribunal n’a pas à se prononcer sur la morphologie ethnique d’Abbas ; qu’il suffit de constater qu’au cours de l’information Chassol, ainsi que les membres de sa famille, l’ont couramment désigné par les mots “le Nord-Africain” ; que le prévenu est formellement accusé tant par un autre ouvrier de l’entreprise, Le Lay, qui se trouvait également sur les lieux, que par l’employeur Brochet, qui a assisté à la deuxième partie de l’altercation ; qu’il se trouvait, en cette fin d’après-midi, dans un grand état de tension nerveuse dû à l’exercice d’une profession particulièrement éprouvante ; qu’il a reconnu s’être laissé gagné par la colère, que, dans son emportement, il a pu ne pas garder une conscience très précise de son vocabulaire ; qu’en tout cas, les témoins sont formels, qu’ils n’ont pas pris une part personnelle à la dispute et que leur bonne foi apparaît entière ; que, par suite, ce chef de la prévention est établi ; que le dommage en résultant pour Abbas doit être évalué à la somme de 500 francs.
Attendu sur la prévention réciproque de coups et blessures volontaires ; que Chassol reconnait avoir porté un coup de poing à l’arcade sourcilière d’Abbas, que ces violences ont entraîné des lésions provoquant un arrêt de travail supérieur à huit jours ; que par contre Abbas conteste les faits qui lui sont reprochés ; que seuls la dame Balme et le restaurateur Carmaut, installé dans l’immeuble contigu, déclarent que les antagonistes ont échangé des coups ; que tous les autres témoins affirment que seul Chassol s’est livré à des violences, que c’est lui qui, malgré les efforts de Brochet pour l’en empêcher, s’est avancé vers Abbas ; que dans sa plainte, déposée plus de quatre mois après les faits, il s’est plaint de coups reçus au visage et au bras droit, alors que le certificat médical, établi dès le lendemain, fait uniquement état de blessures aux bras ; qu’il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’il a été maintenu par Brochet qui essayait de le contenir et qu’il a réussi à se dégager ; que dans ces conditions, l’origine de ses lésions aux bras constatées par le médecin reste équivoque, que le tribunal ne peut se déterminer qu’en fonction d’éléments certains, que par suite, il ne peut que retenir la culpabilité de Chassol et écarter celle d’Abbas ; que Brochet doit être mis hors de cause.
Attendu qu’il existe en la cause des circonstances atténuantes en faveur du nommé Chassol André. Attendu que ce dernier n’a jamais été condamné, que les renseignements recueillis sur son compte ne sont pas défavorables, qu’il paraît digne d’indulgence. Le tribunal relaxe la dame Balme et Essaid Abbas des fins de la poursuite, déclare le nommé Chassol André coupable des délits de violences volontaires et d’injures publiques envers un particulier ; condamne le nommé Chassol André à la peine de vingt jours d’emprisonnement avec sursis et à 500 francs d’amende ; le condamne à payer à Essaid Abbas la somme de 500 francs en réparation du préjudice consécutif aux injures reçues. »