Mercredi, c’est le jour de Charlie. Quand on feuillette l’hebdomadaire, en cette froide matinée du 7 janvier 2015, on tombe notamment sur un dessin de Stéphane Charbonnier, dit « Charb », titré : « Toujours pas d’attentats en France ». Il montre un jihadiste barbu avec une kalachnikov en bandoulière qui dit : « Attendez ! On a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux ! » C’est un jour ordinaire pour la petite bande rigolarde qui anime cette institution décatie et contestée qu’est alors Charlie Hebdo. Avec 30 000 exemplaires vendus par semaine, la faillite menace. Vers 11 h 30, c’est pourtant dans la bonne humeur que commence la conférence de rédaction hebdomadaire, dans une petite salle sans fenêtres, au deuxième étage du 10 rue Nicolas-Appert, dans le XIe arrondissement, entre Bastille et République. La mairie de Paris a fourni ces locaux au journal, après l’incendie criminel en 2011 des précédents, boulevard Davout.
Un dessin en une de Renald Luzier, dit « Luz », représentait cette semaine-là le prophète Mahomet déclarant, hilare et le doigt en l’air : « Cent coups de fouets si vous n’êtes pas morts de rire ! » Cette dérision universelle née des années 1960 que les anars de Charlie, bouffeurs de curés et de religieux de tous poils, conçoivent fondamentalement comme un jeu, est leur raison d’être. C’est le « bête et méchant », esprit grinçant et irrévérencieux sans crainte du vulgaire, tellement français, venu de loin.
Avec l’islam et le prophète, ça dure surtout depuis 2006 et l’affaire des caricatures, partie du Danemark. Charlie poursuit sur ce ton-là depuis lors. En 2013, Charb a même sorti un hors-série sur la vie de Mahomet, vu comme une provocation et qui lui vaut d’être placé sur une « kill list » de onze personnes. Elle est publiée dans Inspire, magazine numérique d’Al Qaeda en anglais : « Wanted dead or alive for crime against islam. » Depuis, Charb a en permanence deux policiers sur ses talons. La surveillance statique initiale de l’immeuble a en revanche été assez vite abandonnée.
Car dans le fond, personne à Charlie ne croit vraiment qu’il risque sa vie. Ce matin du 7 janvier, ils se marrent comme d’habitude. Sont présentes dans la salle seize personnes. Charb (rédacteur en chef), Laurent Sourisseau dit « Riss » (dessinateur), Michel Renaud et Gérard Gaillard (deux visiteurs ponctuels venus de Clermont-Ferrand), Fabrice Nicolino (rédacteur spécialisé dans l’écologie), Bernard Maris (économiste et chroniqueur), Philippe Lançon (chroniqueur culture et journaliste à Libération), Philippe Honoré (dessinateur), Bernard Verlhac dit « Tignous » (dessinateur), Cabu (dessinateur), Elsa Cayat (psychiatre et chroniqueuse), Georges Wolinski (dessinateur), Sigolène Vinson (chroniqueuse judiciaire), Laurent Léger (chargé de l’investigation), Cécile Thomas (éditrice). Franck Brinsolaro, l’un des policiers de l’escorte de Charb, est assis dans un coin de la pièce.
La une du 7 janvier, dessinée par Luz (en retard, il est absent, c’est son anniversaire) montre l’écrivain Michel Houellebecq, l’air hagard, coiffé d’un chapeau de magicien. Il livre ses « prédictions » : « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan. » Il vient de publier un livre intitulé Soumission, qui imagine l’élection en France en 2022 d’un président islamiste. « Ce livre est dégueulasse », dit Cabu, mais Bernard Maris conteste. La conversation roule sur la question des Français partis faire le jihad dans la zone irako-syrienne. Tignous estime que la France n’a rien fait pour éviter la dérive des jeunes de banlieue. « Mais si », réplique Bernard Maris. La discussion s’emballe. Lançon se lève pour partir. Pour détendre l’atmosphère, Charb lance une dernière blague graveleuse à la Charlie, un jeu de mots entre « susmentionné » et « suce ». « Pour que tu ne nous quittes pas », dit-il à Philippe Lançon.
Pop, pop. Les visages se figent. Il est 11 heures, 33 minutes et 52 secondes.
Vêtus de noir et cagoulés, armés de kalachnikov, Saïd et Cherif Kouachi ont déjà tué en bas de l’immeuble Frédéric Boisseau, un employé de maintenance. Ils ont forcé la dessinatrice Corinne Rey, dite « Coco », croisée par hasard, à composer le code d’accès de la rédaction. En entrant, ils ouvrent le feu tous deux sur Simon Fieschi, le webmaster. Pop, pop. Franck Brinsolaro se lève, sort son arme, mais les frères l’abattent. Posément, au coup par coup, alors que Saïd fait le guet à l’entrée, Cherif tire ensuite une trentaine de fois au total sur tous les occupants de la salle. Il se rend dans un bureau à côté et tue le correcteur Mustapha Ourrad, couché à terre. Il met ensuite en joue Sigolène Vinson, réfugiée derrière un muret. Cette dernière se souviendra des yeux « doux » dans la cagoule et de tous les mots. « On ne tue pas les femmes, mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t’épargne et puisque je t’épargne, tu liras le Coran. »
Il est 11 heures, 35 minutes et 36 secondes. Moins de deux minutes après leur irruption dans la rédaction, les deux frères quittent l’immeuble, le doigt pointé vers le ciel. Cherif crie : « On a vengé le prophète Mahomet ! » Dans la rédaction, il y a dix morts et quatre blessés graves, six personnes sont indemnes. Six autres membres de l’équipe étaient dehors ou absents. À leur sortie, les Kouachi ouvrent le feu sur plusieurs équipes de policiers et tuent l’un d’entre eux, Ahmed Merabet, avant de fuir dans leur Citroën C3.
Une attaque d’une exceptionnelle barbarie vient d’être commise contre un journal, contre des journalistes qui ont toujours voulu montrer qu’ils pouvaient agir pour défendre leurs idées. […] C’est un attentat terroriste, cela ne fait pas de doute.
L’abomination de ce massacre suscite une gigantesque onde de choc mondiale d’épouvante, de stupéfaction et de colère, sans égale jusqu’alors. Elle a tout de suite son cri de ralliement et son logo, inventé à Paris sur Twitter par le directeur artistique d’un magazine de mode, Joachim Roncin : « Je suis Charlie ». Il fait le tour de la planète à la vitesse de la lumière. Le président de la République François Hollande s’est rendu sur place moins d’une heure après et prend la parole. « Une attaque d’une exceptionnelle barbarie vient d’être commise contre un journal, contre des journalistes qui ont toujours voulu montrer qu’ils pouvaient agir pour défendre leurs idées. […] C’est un attentat terroriste, cela ne fait pas de doute. »
Dans l’est de Paris, les Kouachi viennent d’abandonner leur véhicule après un accident, pour en voler précipitamment un autre, laissant derrière eux caméra GoPro, matraque, pare-soleil « Police », couvertures et kit de survie, talkies-walkies, de quoi faire des cocktails Molotov et surtout, dans une sacoche laissée par terre côté passager… la carte d’identité de Saïd. Ils emportent en revanche leur arsenal d’origine yougoslave, deux kalachnikov, deux pistolets automatiques et un lance-roquette.
La police ressort les fiches sur les deux frères, initialement repérés dans l’enquête sur une filière d’acheminement de jihadistes vers l’Irak en 2004, dite « des Buttes-Chaumont ». Cette cellule, qui s’entraîne dans le parc parisien, est soupçonnée d’agir sous l’impulsion d’un prédicateur, Farid Benyettou, qui a pris sous son aile les Kouachi. Arrêté juste avant de partir, Cherif est emprisonné entre janvier 2005 et novembre 2006, puis condamné en mars 2008 à trois ans de prison dont 18 mois avec sursis et trois ans de mise à l’épreuve. En détention, il rencontre un certain Amedy Coulibaly, détenu pour des faits de droit commun. Dans cette affaire, Saïd Kouachi est interrogé sans être inquiété. Cherif Kouachi figure aussi en 2010 dans un autre dossier terroriste qui vaudra de la prison au même Amedy Coulibaly. Et il apparaît que les frères Kouachi ont été sous surveillance du renseignement jusqu’en décembre 2013 pour Cherif et juin 2014 pour Saïd.
Ce 7 janvier 2015, dès 16 h 40, une perquisition est conduite au domicile de Cherif à Gennevilliers et à celui de Saïd à Reims. Les deux épouses sont arrêtées, mais elles ignoraient tout des projets de leurs maris. Le nom des Kouachi fuite dans la presse et plusieurs descentes à Reims sont filmées en direct, dans une ambiance surréaliste. Pendant ce temps, à Fontenay-aux-Roses, au sud de Paris, vers 20 h 30, un homme tire plusieurs balles sans raison apparente sur un joggeur, le blessant gravement, mais aucun lien n’est fait à ce moment avec Charlie.
Au petit matin du jeudi, sur une antenne de France Inter écrasée par le choc, Patrick Cohen fait diffuser pour Cabu, fan de jazz, It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing), de Duke Ellington et Ella Fitzgerald. « C’est pour toi, Jean. » Partout en France, des Français pleurent comme des enfants. Il flotte le sentiment que quelque chose d’impalpable, qu’on croyait intouchable, a été flétri. Ironie tragique pour des bouffeurs de curés, à midi, le grand bourdon de Notre-Dame retentit en hommage à Charlie. Une minute de silence est organisée dans toutes les écoles. Lors d’une réunion chez l’avocat Richard Malka, les rescapés décident qu’ils sortiront une édition la semaine suivante, « le numéro des survivants ».
Près de 90 000 policiers et gendarmes sont mobilisés pour surveiller les lieux publics. Au nord-est de Paris, plus de 700 agents, dont les unités d’élite du Raid et du GIGN, sont bientôt lancés aux trousses des Kouachi, en pleine campagne, et fouillent maison par maison. À 9 h 20, en effet, les deux frères ont volé des biscuits et des bouteilles d’eau dans une station-service, sans tuer personne, à Villers-Cotterets (Aisne), à 80 kilomètres de Paris. Ont-ils une autre cible ?
La tension monte encore d’un cran quand on apprend que tôt dans la matinée à Montrouge, au sud de Paris, Clarissa Jean-Philippe, une policière municipale qui intervenait sur un accident de la circulation près d’une synagogue et d’une école juive, a été tuée au fusil d’assaut par un homme noir. Il a abandonné derrière lui une cagoule. L’affaire retient évidemment l’attention, d’autant qu’une policière de Nanterre, qui par hasard a travaillé sur le second dossier terroriste de 2010, celui où Cherif Kouachi était impliqué, se souvient qu’il y avait alors deux autres suspects noirs.
Il s’avère que le premier est toujours en prison, mais que le second, Amedy Coulibaly, est libre depuis mars 2014. Ce jeudi soir, un témoin de la fusillade de Montrouge le reconnaît sur photo. On le saura ensuite, c’est sans doute Coulibaly qui fait exploser vers 20 h 30 une bombe cachée dans une voiture à Villejuif (sûrement choisie pour son nom), qui ne fait pas de victimes. On le saura plus tard encore, c’est peut-être lui aussi qui a tiré sur le joggeur de Fontenay. Tard dans la nuit ce jeudi 8 janvier, son ADN est identifié dans la cagoule du tueur de Montrouge.
Vendredi, à 1 heure du matin heure française, le président américain Barack Obama signe à l’ambassade de France à Washington le livre de condoléances : « Nous avançons ensemble, convaincus que la terreur ne vaincra pas la liberté. Vive la France. » Trois heures plus tard, à des milliers de kilomètres, les policiers français défoncent la porte du logement de Coulibaly et de sa compagne, Hayat Boumeddiene, à Fontenay-aux-Roses. Cette dernière a déjà fui en Syrie, il n’y a personne. Coulibaly dort en fait dans un autre logement loué cinq jours plut tôt à Gentilly, où il a entassé un arsenal de sept pistolets automatiques et deux fusils d’assaut d’origine slovaque, ainsi qu’un bric-à-brac de six gilets tactiques, jumelles, couteaux, détonateurs… Les policiers se rendent aussi chez la mère de Coulibaly, à Grigny, chez ses sœurs, et les embarquent. Elles ignorent tout de ce qui se trame.
À 8 h 10, les Kouachi, qui ont embourbé leur voiture dans l’Oise, mettent en joue une automobiliste et lui volent sa 206. Pris en chasse par le GIGN, ils s’arrêtent dans l’imprimerie CTD de la zone industrielle de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne). Ils sonnent et s’imposent au patron Michel Catalano. « Je suis un membre d’Al Qaeda et je ne tue pas les civils et les femmes, lisez le Coran, vous verrez, c’est bien. Tout est de la faute des juifs », dit Cherif. Il enlève au mur une photo de pin-up, « insulte à Dieu ». Un employé, Lilian Lepère, se dissimule dans un meuble situé sous un évier, où il restera jusqu’à l’épilogue. L’imprimerie est assiégée aussitôt. Un journaliste de BFMTV appelle deux fois l’imprimerie, et Cherif lui explique qu’il agit au nom de « Al Qaeda au Yemen » et a été financé et guidé par son émir, Anwar Al-Awlaki, avant qu’il ne soit tué en septembre 2011.
À 13 h 06, Amedy Coulibaly entre dans le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes, dans l’est de Paris. Il tue de sang-froid à coups de fusil d’assaut un employé, Yohan Cohen, et trois clients, Philippe Braham, François Saada et Yoav Hattab, fils du rabbin de Tunis. Ce dernier avait tenté de le neutraliser. Coulibaly branche ensuite un ordinateur sur les chaînes d’information, notamment BFMTV. Il abreuve les huit hommes, neuf femmes et l’enfant de 2 ans qu’il tient en joue, de ses points de vue concernant la « persécution » des musulmans en France et dans le monde. Il leur montre les vingt bâtons de dynamite ou de nitrate d’ammonium, deux détonateurs et deux mèches lentes qu’il a dans son sac. Il parle au téléphone avec un autre journaliste de BFMTV, auquel il explique s’être « coordonné » avec les Kouachi. Il assure aussi avoir agi sur instructions du « calife » de l’État islamique, Abou Bakr Al-Baghdadi. Dans la chambre froide verrouillée, au sous-sol, un employé malien, Lassana Bathily, protège huit autres personnes, dont un bébé de 11 mois.
Qu’est-ce que c’est ? Tu me fais exploser ?
– Non, ce n’est pas nous.
– Mais si !
– Tu es un combattant, nous aussi. Va te battre.
À 16 h 50, les frères Kouachi sortent brusquement de l’imprimerie en tirant et sont aussitôt criblés de balles. À la porte de Vincennes, les hommes du Raid et de la BRI prennent position autour de l’hypermarché. À 17 h 05, un négociateur appelle Coulibaly pour faire diversion. Une explosion retentit soudain : les artificiers du Raid tentent de faire sauter une porte de service.
« Qu’est-ce que c’est ? Tu me fais exploser ? », demande Coulibaly.
Non, ce n’est pas nous.
Mais si !
Tu es un combattant, nous aussi. Va te battre. »
À l’entrée principale, les policiers relèvent le volet électrique. Deux policiers s’élancent dans le magasin en tirant. « On y va, les gars ! » Le terroriste réplique, un policier s’écroule, blessé. Coulibaly se précipite alors vers l’entrée en tirant et meurt, criblé de 27 balles. Les 26 otages survivants sortent en courant, sains et saufs.
À la télévision dans la soirée, François Hollande s’adresse une nouvelle fois aux Français : « L’unité est notre meilleure arme. J’appelle tous les Français à se lever ce dimanche. De cette épreuve, nous sortirons plus forts. » Samedi, la France reste figée, comme hébétée. Le soir, la 20e journée du championnat de football de Ligue 1 se déroule normalement, si ce n’est la banderole « Le Qatar finance le PSG et le terrorisme » déployée par des supporters corses à Bastia, qui affronte le club parisien. Dans la nuit, Harith Al-Nadhari, chef d’Al Qaeda dans la Péninsule arabique (Aqpa), revendique l’attaque contre Charlie mais pas celle de l’Hyper Cacher.
Deux millions de personnes défilent dimanche en silence entre République et Nation dans les rues de Paris, et deux autres millions dans toutes les villes françaises. C’est peut-être le plus grand rassemblement de l’histoire de France. Des pancartes « Je suis Charlie », « Je suis juif », « Je suis flic », mais pas de slogan, juste un lourd silence. En tête, les rescapés de la tuerie de la rue Nicolas-Appert et leurs amis se tiennent par la main, avec un bandeau « Charlie » autour du front. Derrière eux, prennent place autour de François Hollande une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement du monde entier, dont beaucoup d’autocrates. Les « Charlie » en ricanent déjà.
Le numéro des survivants sortira le mercredi 14 et se vendra à sept millions d’exemplaires. Il y a une double page sur la manifestation, avec ce dessin de Catherine Meurisse montrant les chefs d’État : « Une famille de clowns décimée, dix de retrouvés. » Un autre de Riss montre un terroriste cagoulé ouvrant le feu : « Dessinateur à Charlie, c’est 25 ans de boulot. Terroriste, 25 secondes, un métier de feignant et de branleur. » Un autre de Luz figure les Kouachi arrivant au ciel et s’interrogeant : « Elles sont où, les 70 vierges ? » Une bulle répond : « Avec l’équipe de Charlie, tocards ! » La une, enfin, dessinée par Luz, montre le prophète Mahomet la larme à l’œil, tenant une pancarte « Je suis Charlie ». Et ce gros titre, « Tout est pardonné », une proclamation d’humanité mutuelle et réciproque avec le prophète, expliquera plus tard Luz. Charlie entre dans l’éternité, et dans un bunker.