Ce seraient eux les premiers à y passer. Les soixante-huitards, les vrais, ces femmes et ces hommes nés l’année où la jeunesse du Quartier latin clamait son refus de « perdre sa vie à la gagner ». Si la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron aboutit, la génération 1968 inaugurera un nouvel âge légal de départ à la retraite : 64 ans, contre 62 aujourd’hui. Dès le 1er septembre 2023, le seuil serait relevé de trois mois par année de naissance, jusqu’en 2030. En parallèle, la durée de cotisation exigée pour obtenir sa retraite à taux plein augmenterait plus vite que prévu lors de la dernière réforme en date, celle de 2014. Hors exceptions, les salariés devront consacrer à terme au moins quarante-trois ans
Question de « justice », d’« équilibre », de « progrès », argue le gouvernement, pour qui la survie financière du régime en dépend. Des salariés contraints de travailler plus longtemps, ce sont des cotisations en hausse, mais aussi
Au fil de la longue histoire des retraites, l’âge légal a souvent joué au yoyo. En 1910 est adoptée la première loi sur les retraites ouvrières et paysannes, qui instaure un système de protection obligatoire et général. L’urgence requiert alors de sauver les « vieux » de l’indigence. Le seuil de départ fixé à 65 ans indigne la CGT, par ailleurs hostile à la logique de capitalisation de ce premier régime. « Retraite pour les morts ! », fustige la confédération, car à l’époque, les sexagénaires fréquentent plus le cimetière que l’usine… Une partie des socialistes réclament aussi la retraite à 60 ans, d’autres critiquent le principe d’un âge couperet. « L’ouvrier des villes est vieux souvent à 40 ou 45 ans. Toute fixation d’âge est d’ailleurs arbitraire. Suffisante pour l’un, elle est insuffisante pour l’autre. C’est à l’invalidité que doit commencer la retraite », avance alors le député Édouard Vaillant.
Deux ans plus tard, en 1912, l’âge légal est abaissé à 60 ans. Puis il remonte à 65 ans à la Libération, lors de la création du premier régime par répartition. Il faudra attendre 1982 pour que le gouvernement de Pierre Mauroy réinstaure la retraite à 60 ans, « aspiration sociale ancienne » satisfaite au nom du « progrès social ». Mais les gouvernements suivants, au prétexte de sauver les retraites, ne cesseront de tirer sur la corde de la « vie active » comme un élastique incassable. L’âge légal et la durée de cotisation ne font plus que s’allonger, par vagues successives : quarante ans de cotisation dans le privé, contre trente-sept et demi auparavant, en 1993, avec la réforme Balladur ; quarante-et-un ans de cotisation avec Fillon, en 2003 ; 62 ans d’âge légal, en 2010, après le texte d’Éric Woerth ; quarante-trois ans de cotisation avec la réforme Touraine, en 2014…
Et maintenant
Que vaut l’argument, à la fois biologique, social, philosophique ? En 1910, le ministre du Travail René Viviani défendait la retraite à 65 ans au nom des « vieillards » du même âge, alors dépourvus du moindre filet de sécurité. Personne n’aurait aujourd’hui l’idée de qualifier ainsi les fringants sexagénaires qui peuplent non seulement les entreprises, mais aussi les gouvernements ou le Parlement. Avec les progrès des conditions de travail, de l’hygiène, de la médecine, certains ont désormais le luxe de prendre de l’âge sans se sentir basculer vers la tombe. Depuis 1945, l’espérance de vie à 60 ans progresse en France et devrait continuer sur sa lancée. En 2021, les femmes de 60 ans pouvaient espérer vivre 27,5 années de plus, note le Conseil d’orientation des retraites (COR) dans son dernier rapport. Ce sera 29 ans en 2040 et 31,3 ans en 2070. Pour les hommes, l’espérance de vie à 60 ans passerait de 23 ans en 2021 à 25,6 ans en 2040, puis à 29,3 ans en 2070. Le rythme de la progression ralentit, toutefois, pour les deux sexes. Et qui dit vivant ne dit pas bien portant. L’espérance de vie « sans limitation irréversible d’activité dans la vie quotidienne ni incapacités », selon la définition de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), s’arrête justement dans notre septième décennie. En 2020, elle n’était à la naissance que de 64,4 ans en moyenne pour les hommes et de 65,9 ans pour les femmes.
Les années volées à la mort sont-elles par ailleurs suffisantes pour que les futurs retraités aient une retraite aussi longue que leurs aïeux, qui vivront moins longtemps mais se sont arrêtés plus tôt ? Pas sûr. C’était le cas jusqu’aux premières générations du baby-boom. « Entre les générations 1926 et 1950, la diminution de l’âge moyen de départ à la retraite couplée à l’augmentation de l’espérance de vie entraîne une progression de la durée moyenne espérée passée à la retraite », note la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) dans un rapport de mai 2022. Par la suite, « le relèvement des bornes d’âge mis en œuvre par la réforme de 2010 et le ralentissement des gains d’espérance de vie » freinent cette progression, si bien qu’« entre les générations 1951 et 1953, chaque génération aurait une durée de retraite espérée inférieure d’environ quatre mois à la génération précédente ». Cet écart peut-il s’installer, se creuser ? Une note de l’Institut La Boétie, le think tank de La France insoumise, estime que même sans réforme « les générations nées entre 1960 et 1975 auront en moyenne une retraite d’un an plus courte que la génération 1950 ».
Le travail ne peut être le projet de toute une vie. C’est un choix politique de voler du temps sur notre fin de vie et c’est aussi sur ce terrain-là, qui parle à tout le monde, qu’il faut se battre.
Un an de moins pour jardiner et jouer au bridge ? Un an de moins, aussi, pour faire tourner les associations, être élu de sa commune (moyenne d’âge des maires : 58,9 ans), s’occuper de ses parents dépendants ou de ses petits-enfants
Que l’âge légal de départ en retraite soit repoussé ou non, l’allongement inexorable des carrières est déjà engagé. Même sans réforme, l’âge moyen du départ en retraite devrait passer de 62,3 ans en 2020 à près de 64 ans à la fin des années 2030, observe le COR. Beaucoup de salariés n’ont déjà d’autre choix que d’attendre 67 ans, le palier auquel il est possible de partir sans subir une pénalité (la fameuse « décote »), maintenu dans le projet du gouvernement. C’est le cas de celles et ceux qui subissent des carrières précaires, dont, nous y reviendrons, de nombreuses femmes. Quant aux jeunes diplômés, ils payeront leur entrée de plus en plus tardive dans la vie active. « Il est faux de dire que l’on partira à 64 ans quand on sait que l’âge moyen du premier emploi stable est maintenant de 27 ans, souligne Imane Ouelhadj, présidente de l’Unef, qui défilait le 19 janvier, mais aussi le 21 janvier, avec les autres organisations de jeunesse et les Insoumis. Après des années de précarité étudiante, on n’aura même plus de retraite pour profiter de la vie… » Cinquante-cinq ans après Mai 1968, la jeunesse scande : « Métro, boulot, caveau. »