Au printemps, les colzas mangent le paysage. Leur jaune vif emporte le relief dès la sortie d’Auxerre. La route nationale 151 s’élance de là vers le sud avant de repiquer plein ouest un peu plus loin, direction Bourges. Elle est une route-frontière : plus au nord, c’est la région parisienne qui commence déjà, lacérée de transports en commun ; au sud, c’est la France où il vaut mieux avoir une bonne voiture : Nevers, Moulins, Saint-Amand-Montrond…
La nationale 151 est surtout une très belle route. Elle fait vite oublier la ville d’Auxerre pour un paysage de coteaux doux sur la gauche et de grands champs ouverts sur la droite. Cela fait bien longtemps que le bocage a disparu ici comme ailleurs. La route serpente comme ça avec une fausse tranquillité : son relief tout en bosses fait monter et descendre le conducteur sans cesse, tandis que les nombreux virages achèvent de boucher toute visibilité lointaine. On n’est déjà plus sur les grandes plaines infinies du bassin parisien qui s’étirent encore au nord du département de l’Yonne, et pas encore sur les confins d’un plateau qui finit un peu plus loin sur les falaises de Mailly-le-Château et Merry-sur-Yonne, avant les contreforts du Morvan.
C’est pour cette géographie propice aux accidents que la RN 151 a été choisie – entre Auxerre dans l’Yonne et Varzy dans la Nièvre –, avec deux autres routes situées dans la Drôme et la Haute-Saône, pour accueillir un test d’abaissement de la vitesse maximale autorisée pour les véhicules de tourisme. Ici, on roule donc désormais à 80 km/h et plus à 90 comme le prévoit encore le code de la route, avant que la mesure ne soit généralisée sur l’ensemble des routes secondaires de France le 1er juillet.
Débuté en juillet 2015, le test s’est achevé en juin 2017 mais les panneaux sont restés, chacun doit donc s’y tenir avant que la mesure ne soit généralisée le 1er juillet à toutes les routes nationales, départementales et communales sans séparateur central. Soit au moins 400 000 kilomètres de voirie sur un million, qui s’apprêtent à changer de rythme. Seules les autoroutes et les routes secondaires équipées où la séparation entre les deux sens de circulation est matérialisée par un parapet, des glissières ou une zone de végétation – bien souvent des nationales à deux fois deux voies – conserveront leur vitesse maximale actuelle.
J’ai arpenté ce sud de l’Yonne de long en large, un territoire dominé par l’agriculture, où les habitants travaillent dans les services ou des petites entreprises souvent loin de chez eux : presque 1 500 kilomètres au compteur sur cette RN 151 et ses alentours, avec quelques allers-retours à Sens ou Avallon, pour essayer de comprendre pourquoi les 80 km/h, une mesure de sécurité routière parmi d’autres, fait tant parler – et râler – depuis des mois, dans les médias nationaux comme au comptoir de n’importe quel café. Pourquoi elle rassemble dans la grogne aussi bien des populistes et des gens plus réfléchis. Pourquoi tout le monde semble contre alors que pour moi, elle n’est qu’un détail d’actualité ?
Mais il faut dire que je vis en ville depuis toujours et en vélo depuis longtemps – comme une évidence à Strasbourg, malgré les difficultés à Paris. La voiture n’est pour moi qu’un moyen de transport des week-ends lointains et des vacances. Il fallait donc aller passer du temps sur la route, auprès des automobilistes concernés, pour comprendre les enjeux enfouis de cette réforme. Ne surtout pas faire le coup du journaliste qui explique la vie depuis Paris. Et puis, ce serait aussi l’occasion de retrouver de vieilles sensations, lorsqu’enfant, la vie familiale nous emmenait régulièrement sur les routes de campagne de Seine-et-Marne. Le genre de départementales pleines d’herbe où les voitures se croisent à 100 alors qu’il y a à peine la place pour deux véhicules. Chacune deux roues dans l’herbe, sans ralentir ou à peine…
Je n’ai jamais aimé ça. J’ai toujours eu le sentiment que tout le monde roulait beaucoup trop vite sur ces routes-là et que les fossés étaient bien trop profonds. C’est peut-être aussi pour ça que je vis en ville et le plus loin possible des véhicules motorisés aujourd’hui. C’est le choix non-dit des CSP+, qui les protège des accidents de la route les plus mortels parce qu’ils vivent majoritairement en ville et roulent beaucoup moins que les ouvriers et employés, qui sont surreprésentés à la campagne.
Sur le papier, c’est à ces conducteurs ruraux que s’adresse justement le passage aux 80 km/h. La réforme a été annoncée par le gouvernement d’Édouard Philippe en janvier dernier, dans le but de briser la mauvaise pente prise par les chiffres de la sécurité routière ces dernières années en France : 6 % de morts en plus entre 2013 – qui a été le plus bas historique dans le pays – et 2017. Ça fait 3 684 en 2017, à peine moins que l’année précédente.
On est très loin de l’hécatombe routière des années 1960 et 1970, quand plus de 15 000 personnes mouraient chaque année en France, dans des voitures lancées sans limitation de vitesse, ni ceinture de sécurité. C’était l’époque du « bilan de guerre » évoqué par les spécialistes du sujet, qui a culminé en 1972 avec 16 545 morts et 92 023 blessés graves. Plus de 100 000 personnes directement touchées par un accident, sans parler des familles… C’est l’époque où, le dimanche au fin fond de la Seine-et-Marne, on regardait tonton et tata repartir un peu saouls, à toute blinde, clope à la main et sans ceinture dans leur Peugeot 504 grise, avant de mettre leur sortie de route quelques kilomètres plus loin sur le compte du « mauvais sort ». C’était « pas de chance », « le malheur » qui tombait comme ça. Comme le tirage du Loto mais avec la vie à la place des boules.
Supposons que demain, à Flins, le conflit Renault se durcisse, que des bagarres se produisent, qu’il y ait un mort, un seul. La France serait secouée de convulsions. Et cette même France tolère sans réagir le plus grand massacre continu de son histoire. Au nom de quoi ?
Bien obligées devant le carnage, les années 1970 ont aussi été celles de la prise de conscience des dangers de la vitesse, de l’alcool et du je-m’en-foutisme généralisé. En 1973, Le Nouvel Observateur publie ainsi en couverture la photo choc d’une voiture broyée et de son passager mort, en sang, avec, sur le côté de l’image, le garagiste du coin en bleu de travail, venu remorquer une carcasse de plus.
En pages intérieures, l’article se permettait des parallèles qu’on n’oserait pas aujourd’hui avec un conflit social en cours dans l’automobile : « Supposons que demain, à Flins, le conflit Renault se durcisse, que des bagarres se produisent, qu’il y ait un mort, un seul. La France serait secouée de convulsions. Et cette même France tolère sans réagir le plus grand massacre continu de son histoire. Au nom de quoi ? Combien cela coûte-t-il, un blessé de la route ? Un mort ? Les statisticiens font leurs comptes, arrivent à des chiffres astronomiques, publient des mises en garde. Du bon travail de routine. Mais quel expert fixera jamais le prix du désespoir, de trois vies gâchées par la mort d’un seul, du pretium doloris, de ceux qui restent mutilés à jamais dans leur corps ou dans leur cœur ? »
On meurt quatre fois moins sur la route aujourd’hui en France, après quarante ans de mesures de sécurité routière, alors que dans le même temps, on se déplace beaucoup plus. Mais presque 4 000 morts par an, ça fait mal quand même et aucun gouvernement ne peut se permettre de dire que c’est un chiffre satisfaisant. D’autant plus si le taux de mortalité repart à la hausse. Il fallait donc une décision marquante, un changement d’époque. L’histoire de la sécurité routière est faite de ces moments décisifs qui semblent seuls capables de changer les comportements : limite de vitesse à 100 puis 90 km/h et la ceinture de sécurité en 1973, le permis à points en 1992, les radars automatiques en 2002. À chaque fois il y a eu des oppositions, mais à chaque fois les mesures ont eu un effet sur la mortalité routière.
Le gouvernement Philippe, à la recherche de ce genre de cassure temporelle, a donc décidé de reprendre à son compte les 80 km/h, une vieille idée qui a traversé les années Chirac, Sarkozy et Hollande et qui aboutit donc en 2018 pour s’attaquer à un problème en particulier : la mortalité des routes de campagnes. Car en 2016, selon l’Observatoire interministériel de la sécurité routière (ONISR), 63 % des accidents mortels sont survenus sur les routes du réseau secondaire, pour 29 % en ville et 8 % sur les autoroutes. C’est sur les nationales et départementales du quotidien qu’on meurt en France.
L’Yonne est dans ce domaine dans la bonne moyenne nationale : en 2017, selon sa préfecture, « 62 % des accidents [s’y] sont produits sur les routes départementales » et « 80 % des accidents mortels se sont produits hors agglomération ». Par contre, « seulement » 3 % des accidents ont eu lieu sur une route nationale l’an dernier dans le département, soit un accident faisant un mort et trois blessés. À l’inverse, 22 accidents sont survenus sur les routes départementales ou communales, faisant 23 morts. La RN 151, pour sa part, n’est ni la plus mortelle ni la plus fréquentée du département – ce sont les routes du nord plus dense, autour de Sens, qui comptent de loin le plus d’accidents –, mais elle a un taux d’accidents par kilomètre parcouru plus élevé que la moyenne française et rassemble de nombreuses difficultés que j’ai découvertes au fil des kilomètres.
Au sud d’Auxerre, on dépasse vite Vallan et Gy-l’Évêque, deux villages qui se vident le matin de travailleurs qui partent pour les grandes villes de l’Yonne ou pour Paris via le TER. Puis c’est la campagne qui s’installe vraiment. On roule toujours à flanc de coteau même si les vignes du coin ne sont pas visibles de la route – on les trouve à quelques kilomètres à l’est, vers Coulanges-la-Vineuse. Quelques virages demandent aux conducteurs de descendre à 70 km/h pour ne pas finir dans la rambarde de sécurité placée là. Mais le danger n’est clairement pas le même quand on arrive à 80 km/h, la conduite est plus apaisée. Tellement que je me suis souvent surpris à admirer les paysages de la région pendant mon séjour.
Après Gy-l’Évêque, des cerisiers prennent le pouvoir le long des pentes. C’est la cerise de Migé, sauvée de l’abandon au profit de la vigne par un programme lancé dans les années 1990, et qui fait maintenant la fierté du sud de l’Yonne. Cela dit, les habitants parlent surtout de Migé pour évoquer le radar automatique posé juste en bas de quelques virages, une fois descendu de ce qu’ils appellent « la petite Sibérie ». Ce radar a été calé sur les 80 km/h désormais réglementaires et ça fait beaucoup râler.
Cette machine est surtout placée à un endroit où les conducteurs ont tendance à forcer un peu. Et ils ne sont pas seuls, car je me suis bien vite rendu compte du vrai danger de cette nationale, bien au-delà de ses virages, de son manque de visibilité et donc de ses rares créneaux de dépassement qui crispent certains. Rouler sur cette portion de la 151, c’est surtout rouler avec des camions. Des gros, des 44 tonnes qui roulent eux aussi à 80 km/h.
La 151 a toujours été un gros axe qui permet d’éviter l’autoroute A6 pour remonter vers Paris. Du coup, on colle au cul des camions en voiture et on a encore moins de visibilité. Et quand ils sont derrière, ils poussent !
Les villages qui longent la route sont ainsi traversés par plus de 5 500 véhicules par jour, dont 11 % de camions selon les derniers pointages de 2017 que j’ai pu obtenir. Michèle Donzel-Bourjade, la très dynamique maire du petit village de Festigny, s’énerve beaucoup contre ces poids lourds qui sont pour elle le résultat d’une politique lâche en matière de transport de marchandise : « La plupart de ces camions ne font que passer par là, donc ils devraient être sur des rails ou sur des canaux, on en a plein par ici ! Mais le gouvernement n’est pas assez courageux pour ça. Du coup, les camions de tous les pays traversent la France et nous, on les regarde passer dans les campagnes. »
« C’est vrai, ils ne font que traverser, poursuit Jean-Claude Denos, le maire de Courson-les-Carrières, le gros bourg du coin. La 151 a toujours été un gros axe qui permet d’éviter l’autoroute A6 pour remonter vers Paris. Du coup, on leur colle au cul en voiture et on a encore moins de visibilité. Et quand ils sont derrière, ils poussent ! C’est le genre de situation qui pousse les gens à dépasser et à prendre des risques. Le gros des accidents ici, c’est ça, un face-à-face parce que quelqu’un n’a pas été patient. » Dans chacun de ces accidents, mortel ou pas, c’est l’envie d’aller un peu plus vite qui incite à doubler sans visibilité. J’ai ainsi été le témoin de ce genre de dépassement dangereux, des sauts par-dessus deux, trois, quatre voitures, un camion, deux camions… Et la voiture qui se rabat bien trop près de celle qui arrive en face. C’est un jeu qui ressemble plus à la roulette russe qu’à la conduite d’une voiture, sauf que dans ce jeu sont aussi impliqués des véhicules qui n’ont pas demandé à participer. Qu’est-ce que les 80 km/h changeront à ces comportements ? Probablement rien, si ce n’est que les chocs seront moins violents. C’est l’une des motivations de la réforme.
Après Courson-les-Carrières et sa mairie imposante installée dans ce qu’il reste d’un château des comtes de Nevers, on trouve une ligne presque droite à la vue pour une fois dégagée. Beaucoup s’en donnent à cœur joie ici, à tel point que « tous les platanes qui bordaient la route ont été coupés », m’a expliqué Bernard Julien, le chef de centre des pompiers de Courson, qui interviennent dans ce secteur. Jean-Claude Denos revendique même d’en avoir coupé lui-même après des accidents mortels… « Cette route a été beaucoup réaménagée, continue Bernard Julien, qui est pompier ici depuis 21 ans. Ils ont mis des glissières, refait le revêtement, mis un radar. Les glissières, c’est surtout pour les motards, qui arrivent d’Auxerre et descendent par ici pour aller à Magny-Cours. Ça roule vite dans la ligne droite. »
En faisant la route plusieurs fois entre Auxerre et Varzy, dans la Nièvre, l’autre bout de la zone test à 80 km/h, j’ai pu réaliser à quelle point cette route est faite pour limiter les dégâts en cas de sortie de route. À la Direction interdépartementale des routes, on m’a ainsi appris comment la route a été élargie jusqu’à 7,50 mètres pour limiter les dangers sur les bas-côtés, comment tous les arbres et obstacles ont été enlevés ou abrités derrière une glissière de sécurité, ou comment les courbes de certains virages ont été adoucies. Parallèlement, on a arrêté la politique du tout-confort routier : les guides lumineux qui brillent la nuit ont été supprimés, comme de nombreux éclairages et les balises blanches qui marquaient chaque courbe. Car plus on enlève de confort de conduite, plus les conducteurs lèvent le pied et font attention à ce qui les entoure. C’est aujourd’hui une tendance lourde de la sécurité routière en France comme en Europe.
Tout le monde est contre par ici, ça ne sert à rien ce truc. Pourquoi ils viennent nous embêter avec ça ?
Ralentir un peu sa conduite en passant à 80 km/h, en échange de quelques minutes de route en plus chaque jour, c’est aussi faire davantage attention à son environnement et réagir plus vite en cas de problème. C’est dire aux automobilistes que leur comportement compte plus que l’état de la chaussée.
Mais je me suis vite aperçu à quel point cette mesure n’est acceptée par personne autour de la nationale 151. En fait, je n’ai trouvé que deux conducteurs en faveur des 80 km/h, parmi des dizaines d’habitants croisés. « Tout le monde est contre par ici, ça ne sert à rien ce truc. Pourquoi ils viennent nous embêter avec ça ? », m’a ainsi demandé Patrice Bouillard, le patron du Mini resto, une table bien connue du coin située place du Château, à Courson. J’ai entendu la même chose pendant une semaine, encore et encore. Mais pourquoi ? Pourquoi rouler à 80 km/h pour prendre moins de risque sur la route est-il si gênant ? Chacun a sa petite idée qui masque un gros malaise.