«Je prenais régulièrement ma voiture personnelle pour remonter à Rosny-sous-Bois les scellés qui contenaient les éléments à analyser dans le cadre de l’enquête » explique, comme s’il s’agissait d’une évidence, le major Jean-Michel Erceau. La cinquantaine, le gendarme, coordinateur de la chaîne criminalistique (Cocrim) au cours de l’enquête sur le meurtre de Laëtitia Perrais, insiste : « J’étais le garant de ces scellés. Je me devais de m’assurer qu’ils arrivaient à bon port. » Sens de la responsabilité palpable jusque dans sa posture très droite, le major n’a jamais lésiné sur les kilomètres pour mettre ses indices en sécurité. Les destinataires desdits scellés ? Les scientifiques de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), alors situé dans son fort historique de Rosny (Seine-Saint-Denis), et désormais installé dans des bâtiments ultra-modernes à Pontoise (Val-d’Oise). Il ne se doute pas encore que l’affaire va les mobiliser comme jamais.
Le 19 janvier 2011 à 7 h 30, Jessica, 18 ans, la sœur de Laëtitia, toutes deux placées en famille d’accueil à Pornic (Loire-Atlantique), découvre le scooter de sa jumelle abandonné, couché sur le flanc, à une cinquantaine de mètres de chez elles, clé sur le contact. Les ballerines noires de sa sœur juste à côté. À 10 heures, le major Erceau, affecté à Nantes, l’une des deux sections de recherche des Pays de la Loire avec Angers, est désigné pour piloter la partie criminalistique de l’enquête. Il arrive sur place à 11 h 45. Et comprend très vite qu’il aura besoin de l’aide des experts scientifiques de la gendarmerie. « Une fois le lieu sécurisé, je demande l’autorisation d’y entrer. Je fais le point avec le technicien en identification criminelle (TIC) qui est déjà sur place. Je constate que le scooter a été percuté. Il y a des traces de frottement sur la tôle, et des traces de freinage sur le bitume. Le scooter est mis sous scellé. On en démonte la pièce endommagée pour qu’elle soit analysée. On demande à la famille d’accueil la brosse à dents et la brosse à cheveux de Laëtitia, qui partent à l’IRCGN pour obtenir le profil génétique de la jeune femme », se remémore-t-il avec une précision stupéfiante près de dix ans plus tard, dans une salle du bâtiment de Pontoise où nous le rencontrons.
Le jour même de la découverte du scooter, alors qu’il ne s’agit encore que d’une « disparition inquiétante », le pôle d’excellence de la gendarmerie est déjà à pied d’œuvre dans ses laboratoires. Créé en 1987, l’IRCGN, qui fait partie du Pôle judiciaire de la gendarmerie nationale, doit son existence au fiasco de l’enquête sur le meurtre de Grégory Villemin. Le 16 octobre 1984, lorsque le corps de l’enfant est découvert dans la Vologne (Vosges), badauds et journalistes se précipitent sur les lieux. La scène de crime est piétinée, effaçant des traces qui auraient peut-être permis d’élucider l’affaire. Aucune méthodologie criminalistique n’est appliquée à l’époque. Une prise de conscience salutaire fait alors basculer la gendarmerie nationale dans l’ère moderne de la forensique. Depuis lors, tout a changé.
C’est une course contre la montre. Il nous faut rechercher et prélever toutes les traces potentielles, de façon exhaustive. Or, certaines s’altèrent avec le temps.
Il est 14 heures ce 19 janvier 2011 lorsque l’énergique colonel Fabrice Bouillié, aujourd’hui à la tête du Service central de renseignement criminel de la gendarmerie nationale (SCRCGN), second pilier avec l’IRCGN du Pôle judiciaire de la gendarmerie à Pontoise, arrive à Pornic. Il est alors commandant à la section de recherche d’Angers : « Lorsqu’un jeune adulte disparaît, on engage très vite de gros moyens », explique-t-il au quart de tour, sans chercher à masquer que cette affaire l’a « marqué ». En parallèle du versant scientifique de l’enquête, des gendarmes s’activent pour reconstituer le parcours de Laëtitia la nuit du 18 au 19 et découvrent que, la dernière fois qu’elle a été vue, la jeune femme sortait d’une Peugeot 106 blanche conduite par un homme. Il s’agit dès lors d’identifier le conducteur. Une nouvelle équipe de gendarmes est chargée d’interroger ses indics, pudiquement appelés « sources humaines de renseignement » par le colonel Bouillié. À 20 heures, le nom de Tony Meilhon émerge. « On travaille sur Tony Meilhon et on découvre une personne au passé sulfureux, agressif, qui peut avoir un rapport tendu avec les femmes », poursuit le haut gradé. Les informations recueillies donnent à penser que le trentenaire a séquestré sa victime pour lui faire subir des sévices sexuels. « Je décide de faire appel au GIGN », relate le colonel Bouillié. À 6 heures du matin, l’unité d’élite pénètre en force dans la maison du cousin du suspect, où il est hébergé, et l’interpellent. Défiguré par le barillet de la porte qui a été propulsé sur son visage par la violence de l’effraction, le multirécidiviste est identifié par ses tatouages et ses empreintes digitales, conservées dans le Fichier automatisé des empreintes digitales (FAED), actuellement gérée par le SCRCGN.
Une nouvelle potentielle scène de crime doit maintenant être gelée, perquisitionnée et passée au peigne fin. Et elle est extrêmement vaste. À côté de la maison, on retrouve la 106 blanche. Deux caravanes. Un hangar. Les restes d’un feu tout juste consumé. Devant l’ampleur de la tâche et la multiplicité des expertises nécessaires à l’analyse du lieu, le major Erceau demande à ce qu’une unité mobile de l’IRCGN se rende sur place. « Dans de telles circonstances, notre mission est de chercher les éléments qui nous permettront de relier, ou pas, l’individu interpellé avec l’événement qui est intervenu », expose, avec le débit rapide d’un homme qui n’aime pas que ça traîne, le colonel Christian Fillon, aujourd’hui directeur adjoint de l’IRCGN. « Nous demandons à nos collègues sur le terrain de nous décrire tout ce qui s’y trouve, afin de déterminer quels experts il nous faut mobiliser », poursuit-il. En l’occurrence ici, des scientifiques spécialistes des traces d’ADN, des incendies, d’accidentologie automobile, de la « fixation » des scènes de crime, et de l’analyse des traces de sang. Du sang est en effet trouvé dans le coffre de la voiture, dans la maison et dans le hangar. « L’ensemble des constatations effectuées le matin du 20 janvier nous a amenés à envoyer dix personnes sur place, équipées de tous les outils nécessaires à leur travail », décrit le colonel Fillon
Le camion de l’IRCGN arrive au hameau du Cassepot, où se trouve la maison du cousin de Tony Meilhon, le 20 janvier au soir, une quarantaine d’heures après la découverte du scooter de Laëtitia par sa sœur. Ils trouvent dans le foyer éteint une lame de couteau, une lame de scie, un marteau, une hachette, une tenaille qui sert à découper du métal, les rivets d’un jean, une jugulaire de casque de moto, des agrafes de soutien-gorge et un petit morceau de boucle d’oreille. « Je demande aussitôt qu’on aille chercher les bijoux de Laëtitia chez elle », se remémore le major Erceau. « On me rapporte une boucle d’oreille solitaire, qui est prise en charge par l’IRCGN », poursuit-il. Leur analyse confirmera que les deux boucles d’oreille sont composées du même métal.
À ce stade, l’hypothèse du meurtre s’impose de plus en plus. L’ADN du sang retrouvé dans le hangar et dans la voiture est comparé à celui des cheveux de Laëtitia et conclut à une similarité. Des traces de peinture bleue retrouvées près du scooter de la jeune femme sont présentes sur le pare-chocs de la 106. Tandis que Tony Meilhon est interrogé, les gendarmes sont à la recherche du corps de la jeune femme. C’est l’enquête sur la personnalité de Tony Meilhon (confiée à des scientifiques spécialistes du comportement), et notamment les questions posées à ses proches, qui mettront les gendarmes sur la piste du Trou bleu, l’un des trois étangs situés près de Lavau-sur-Loire, à une quarantaine de kilomètres de Pornic. La brigade fluviale de Nantes s’y rend et, le 1er février, après quelques heures de recherche, découvre une nasse dans laquelle sont enfermés une tête, des membre inférieurs et supérieurs.
Le plan d’eau devient une nouvelle scène de crime à fixer, encore une, et l’investigation criminalistique reprend. Des médecins légistes identifient le visage de Laëtitia, conservé par l’eau douce et froide de l’étang. Ses ongles sont prélevés, ainsi qu’une partie des cervicales dans la zone où sa tête a été coupée et les parties d’os sciées. Des prélèvements sont également effectués dans le nez et la bouche. Tout est de nouveau acheminé en voiture par le major Erceau à l’IRCGN. Les scientifiques trouveront des traces de cocaïne dans le nez de Laëtitia, du liquide prostatique de Tony Meilhon dans sa bouche. Ils démontreront que les os ont été découpés avec une scie à métaux, et que le profil de la lame retrouvée dans le foyer éteint du hameau du Cassepot est compatible avec la forme de la découpe. Leur expertise leur permettra même de conclure que la jeune femme était probablement face contre terre lorsqu’elle a été démembrée, et que la découpe a été faite de l’arrière vers l’avant.
Je savais qu’on ne trouverait rien que de la peau sur les parties lisses qui avaient été en contact avec le buste de Laëtitia. Mais au niveau des nœuds, j’avais l’espoir que l’on trouve une trace de Tony Meilhon.
Un peu plus de deux mois plus tard, c’est une promeneuse qui trouve, sur un autre plan d’eau situé à 50 kilomètres de là, le buste de Laëtitia fixé par une corde à un parpaing. Les gaz libérés par sa putréfaction l’ont fait remonter peu à peu à la surface. C’est la quatrième scène de crime à geler. L’autopsie montre que seize coups de couteau ont été assenés dans le dos de la jeune femme. « Je demande à l’IRCGN d’analyser les nœuds de la corde qui entoure le tronc et le parpaing. Je savais qu’on ne trouverait rien que de la peau sur les parties lisses qui avaient été en contact avec le buste de Laëtitia. Mais au niveau des nœuds, j’avais l’espoir que l’on trouve une trace de Tony Meilhon », raconte le major Jean-Michel Erceau. Les analyses confirment la présence de l’ADN de Tony Meilhon sur certains nœuds de la corde.
« Au total, 134 pièces auront été analysées dans cette enquête », décompte le major Erceau, qui avoue s’être réveillé tous les matins à 4 heures du matin pendant un an, de peur d’avoir oublié un élément essentiel à la résolution de l’enquête. Celui qui a obtenu son diplôme de Cocrim en 2009 se souvient également de sa citation, en 2013, lors du procès du meurtrier présumé Meilhon à la cour d’assises. « Je n’avais pas accès à mes notes, ça m’était interdit. Il a fallu que je détaille, de tête, tous les éléments criminalistiques de l’affaire. C’est probablement pourquoi je m’en souviens encore aussi bien aujourd’hui. »
La cour d’assises, l’endroit ultime où la science est au service de la justice. « Lors des procès de cour d’assises, explique le colonel Fillon, il y a un grand coffre en verre dans lequel tous les scellés sont conservés, hormis les produits biologiques qui doivent être maintenus au froid. » « Chaque prélèvement est tracé à partir du moment où le scellé est signé par un officier de police judiciaire. Il est alors mis sous main de justice et tout acte effectué sur le prélèvement doit être mentionné et daté. »
Une discipline que l’on pourrait qualifier de militaire, si l’on n’avait jamais mis les pieds dans les locaux très protégés de l’IRCGN et du SCRCGN, au Pôle judiciaire de Pontoise. Là, l’ambiance est studieuse mais cordiale. « Les affaires les plus complexes à traiter sont celles qui ont un caractère sensationnel. De par la personnalité de l’auteur du crime, l’émotion qu’elles provoquent dans la population, l’écho que leur donnent les médias et l’instrumentalisation politique qui en est faite », analyse le colonel Bouillié. Il cite à titre d’exemple l’affaire des chevaux mutilés qui, en ce début d’automne, occupe à plein temps les scientifiques de la gendarmerie. Une affaire dont il ne dira mot, secret de l’instruction oblige.
C’est dans cet antre silencieux, où la discrétion est reine, où la méfiance envers les journalistes est le réflexe premier, que Les Jours ont décidé de questionner, pour mieux comprendre leur métier et les techniques qui orientent la résolution des enquêtes les plus complexes, ceux qui n’aiment pas qu’on les appelle « les experts ». Le terme renvoie trop, à leurs yeux, aux clichés irréalistes des « séries tartes à la crème » : « Une affaire criminelle, raille le colonel Bouillié, ça ne se résout pas en 42 minutes. »