Sénégal, envoyée spéciale
«Bientôt, ici, ce sera l’Amazonie ! » Tout autour du verger d’Adama Djiméra, le paysage n’est que poussière. Les pluies d’hivernage ne devraient plus tarder, mais pour le moment la terre est dure et aride, le lit de la rivière voisine à sec. Difficile d’imaginer que dans quelques jours, dans quelques semaines, les premières gouttes tombées du ciel feront surgir du vert partout dans cette région de l’est du Sénégal frontalière du Mali et de la Mauritanie. C’est déjà le cas du côté de Sénoudébou, à une soixantaine de kilomètres de là, chez Samba Dembélé, l’ancien cuisinier de Pizza Hut qui s’est converti à la culture du piment (lire l’épisode 10, « Samba Dembélé, de la pizza au piment »).
Adama Djiméra et son ami d’enfance et associé Djiby Siby voient plus loin que la prochaine saison des pluies. Ils ont l’intention de faire verdir leur verger toute l’année. « Là, ce sont les bananiers. Ici, on a planté les citronniers. Le citron vert donne bien, alors on va essayer aussi les oranges et les mandarines. On a une centaine d’arbres fruitiers pour le moment, des manguiers, des corossols, des papayers, des goyaves… et on va en planter 300 autres. Tu vois tous les trous qu’on a creusés ? Et là-bas, on mettra du riz, avec le maraîchage. À côté, ce sera le bassin d’aquaculture, et les poulaillers autour ! »
La voix du quinquagénaire est enthousiaste et déterminée. On les voit presque, nous aussi, les rangées de pieds d’aubergine et les orangers luxuriants. Le projet mûrit depuis sept ans, depuis qu’il a planté les tout premiers manguiers et construit le premier puits sur le terrain de 30 hectares hérité de son père. Le deuxième est en cours de finalisation, le puisatier devrait passer le jour même pour poser les derniers anneaux. C’est grâce à cette eau que poussent depuis un an bananiers et citronniers… et qu’Adama Djiméra voit l’Amazonie au milieu de cette terre brûlée par le soleil. C’est aussi grâce à cette eau que survivent les habitants de Samba Niamé, petit village collé au verger. Avant le puits, à cette période de l’année, il ne leur restait que le lit desséché de la rivière, parsemé de trous de plusieurs mètres, d’où l’on extrayait une eau saumâtre
« On veut montrer qu’en cultivant la terre ici on peut s’en sortir. Il faut que les gens voient que tout est là, qu’ils disent à leurs enfants de ne pas partir, insiste Adama Djiméra. Si tu travailles deux, trois ans, tu arrives déjà à avoir quelque chose. Il faut un peu de patience. Planter 200 ou 300 pieds d’arbre, c’est attendre deux ans au moins. Mais si tu ne sacrifies rien, tu ne peux rien récolter non plus. » Contrairement à Mbour, dont les pêcheurs n’ont commencé à prendre la mer vers l’Europe que récemment (lire l’épisode 1, « Une pirogue pour les Canaries »), la vallée du fleuve Sénégal est une terre d’émigration depuis les années 1950. Dans cette région entre Bakel et Kidira, partir est plus qu’une habitude, c’est une tradition à laquelle on ne déroge pas. Adama Djiméra et Djiby Siby parlent de pression sociale. « Les gens te poussent à l’émigration, dit le premier. Si tu ne pars pas, tu n’es rien. Moi, je travaillais, je cultivais le riz, je faisais du commerce. Mais tout le monde te pousse. Alors je suis parti moi aussi. » « Tout ce que tu as de joli ici, ce sont les émigrés qui l’ont bâti, enchaîne son ami. Les jeunes voient les maisons qui se construisent, ça leur fait envie. Mais c’est une vie difficile. Tu travailles, tu travailles et tu envoies tout à la famille. »
L’un comme l’autre ont pris la route. Djiby Siby est parti au Congo, puis en Côte d’Ivoire. Quand la situation s’est tendue, il est rentré au Sénégal et s’est mis à cultiver son champ. Adama Djiméra, lui, a choisi le Japon. « Immigrer, c’est pas pour l’argent seulement. On part aussi chercher des idées. Pour moi, quitter le Sénégal pour la France, c’était rester au Sénégal. Au foyer [des travailleurs immigrés], c’est la famille, le village. Nous, les Soninkés, on a une culture très fermée. Tu sors au café, on pense que tu risques de gâter. Moi, je voulais vivre autre chose. J’ai entendu quelqu’un qui était parti au Japon. Je lui ai posé des questions. Je craignais le climat : est-ce que je peux vivre là-bas ? Il m’a dit : “Oui, tu peux.” »
C’est ainsi qu’en 1999, âgé de 30 ans, profitant d’une foire internationale au Japon où il était parti vendre des objets d’art africain, Adama Djiméra s’est installé dans l’archipel. Il s’est marié, a obtenu un permis de séjour, a fondé une famille, ouvert un restaurant africain, le Kilimanjaro, puis s’est lancé dans le commerce de machines agricoles entre le Sénégal et le Japon, un business qu’il poursuit encore aujourd’hui, partageant son temps entre les deux pays. Avec toujours ce rêve de revenir cultiver les terres de son père, « qui avait compris avant tout le monde que l’immigration, ça ne peut pas durer ».
Aux Soninkés qui sont partis, je dis qu’il faut revenir et investir avec l’argent et l’expérience qu’on a gagnés.
« Combien de générations sont parties en France ?, lance Adama Djiméra en arrosant les bananiers. Mais ici, rien ne change, ça se dégrade même. Nous, on court pour aller chercher l’argent, mais la terre ici se gâte. C’est ce que je dis aux Soninkés qui sont partis : il faut revenir et investir avec l’argent et l’expérience qu’on a gagnés. Comme ça, on donnera une chance aux jeunes d’ici. » Il poursuit : « Les gens me disent : “Ne perds pas ton temps, rentre au Japon, c’est mieux là-bas…” C’est leur façon de penser. Mais ceux qui sont partis, ils comprennent et m’encouragent. »
Partir pour avoir envie de revenir et apprécier son retour, c’est aussi l’histoire de Seydi Bâ et d’Adama Diabakhaté, que nous rencontrons à Bakel, à une vingtaine de kilomètres de Samba Niamé. Alors qu’Adama Djiméra se préparait à partir pour le Japon dans les années 1990, eux étaient déjà revenus de leur périple en France. « J’étais le fils unique de ma mère qui se faisait âgée. Je ne pouvais pas la laisser seule », raconte Seydi Bâ, 68 ans, dans le petit bureau d’accueil de l’hôpital de Bakel où il travaille désormais. Parti en France en 1974 à l’âge de 21 ans, dans le sillage d’un oncle et d’un neveu, il a vécu dans des foyers de travailleurs immigrés à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, a travaillé douze ans dans les usines Renault à Flins-sur-Seine, dans les Yvelines. « J’avais passé mon brevet de fin d’études, fait mon service militaire et je cherchais du travail. Quand on m’a proposé de partir en France, je me suis engagé dans cette voie. »
Il est revenu à Bakel en 1986, dans le cadre d’un plan de départs volontaires assorti d’une aide au retour au pays
Adama Diabakhaté est, lui, parti en 1982, après le décès de son épouse. « C’est le chagrin qui m’a poussé à l’exode », dit-il. Il a vécu dans le foyer dit de « Quai de la Gare », dans le XIIIe arrondissement de Paris, travaillé dans un hôtel Mercure comme plongeur, puis comme aide-cuisinier, s’est remarié au Sénégal tout en vivant en France et est devenu père. Ce sont ses enfants, alors âgés de 3 et 6 ans, qui l’ont décidé à revenir pour de bon en 1995.
« Ils avaient besoin d’un père. Si tu restes en France, tu peux avoir un enfant de 10 ans qui ne te connaît pas. Tu viens deux mois et avant même qu’il n’ait eu le temps de te connaître, tu es déjà parti.
Est-ce que c’était une décision facile ?
Tu sais, un homme doit avoir des décisions fermes. J’ai vu que les choses pouvaient mal tourner à la maison, j’ai fait mon choix. »
Vingt-cinq ans après son retour, Adama Diabakhaté cultive des terres pour la famille, du mil, de l’arachide, du sorgho, des légumes, le tout sans machines. « On n’a pas les moyens, mais on fait autrement », sourit-il en montrant son âne qui se repose à l’ombre d’un arbre devant la maison familiale. De ses désormais cinq enfants, seul le plus jeune, âgé de 19 ans, vit encore avec ses parents. Les aînés font des études à Dakar, une fille est mariée à Tivaouane, de l’autre côté du pays, à une centaine de kilomètres de Dakar, une autre encore vit en France avec un homme originaire de leur région. Tous les mois ne sont pas faciles, dit le père, « mais on assume ».
Cette série a été financée par le European Journalism Center (EJC), via le programme European Development Journalism Grants. Ce fonds est soutenu par la Bill & Melinda Gates Foundation.