Joal, envoyée spéciale
Le lendemain de ma rencontre avec des femmes qui tentent de vivre de la pêche (lire l’épisode précédent, « À Mbour, celles qui restent »), je suis à Joal, sur un autre site de transformation de poisson. Celui-ci est immense comparé à Mballing, 56 hectares, des tables et des tables à perte de vue. Ce sont en tout 277 femmes qui ont une « place » sur le site, c’est-à-dire qui disposent de tables et de fours, et qui emploient d’autres personnes à leur tour. Pour trouver la petite paillotte de Seynabou Dieng, présidente du site, il faut demander son chemin à plusieurs reprises, s’arrêter à côté d’entrepôts construits avec de la tôle de bidons d’essence aplatis, appeler et rappeler, puis attendre un jeune homme qui vient à notre rencontre avec une moto Jakarta, du nom de ces petits deux-roues chinois pas chers qui inondent les rues des villes sénégalaises. Nous suivons la Jakarta en slalomant au milieu de tas de déchets, de tables de séchage, de quelques constructions en brique, pour arriver à la cabane de Seynabou, murs en paille et toit en tôle, des bancs fabriqués avec des briques et des flancs de vieilles pirogues. On nous installe un tapis sur un des bancs, nous sommes les invités et ici, les invités, c’est sacré. À côté, deux jeunes garçons déversent des bassines de poissons sur la grille du four. Vingt-cinq personnes travaillent sous les ordres de Seynabou, petites mains de la chaîne de transformation payées à la tâche, du décorticage à l’écaillage (1 000-2 000 CFA par jour, entre 1,5 et 3 euros), en passant par l’alimentation des fours (4 000 CFA par jour, un peu plus de 6 euros). Le ciel est voilé et poussiéreux ce matin, et le gris de la fumée semble se dissoudre dans le gris de l’horizon.
« Vous connaissez des personnes qui sont parties ?, je demande.
Est-ce que je connais ?, s’exclame Seynabou, et son regard s’assombrit. Bien sûr que je connais ! Mon fils est parti… Il a 32 ans. Regarde, il m’a envoyé une vidéo sur WhatsApp ce matin. »
Un jeune homme à casquette sourit sur la vidéo, à côté d’une jeune femme blanche qui agite la main, s’adressant au jeune homme « ¿ Como se llama tu madre ? », puis à la caméra : « ¡ Hola Zeyna, hola ! » Seynabou passe la vidéo en boucle et tend le téléphone en riant à son amie Awa Ndiaye, assise à côté d’elle : « Ndeysaan, regarde-le mon fils, avec cette toubab ! » Puis elle se tourne vers moi. « Il a réussi à quitter les Canaries récemment, il travaille dans les champs en Espagne depuis deux jours. La toubab, là, c’est sa collègue. »
« Il t’avait dit qu’il voulait partir ?
Non ! Rien du tout ! Il a vendu la pirogue et le moteur, il a continué à donner la dépense à la maison pendant quelques jours, et puis il a disparu.
C’est comme ça, dit Awa. Ils cachent leurs secrets dans leur cœur pour partir. »
C’était le 4 octobre. Seynabou est restée seize jours sans nouvelles.
« C’était beaucoup, beaucoup de stress, dit-elle en secouant la tête.
Tout le monde pleurait dans sa maison, se souvient Awa. Seynabou. Les femmes de son autre fils, tout le monde pleurait. »
Au bout de seize jours, le téléphone a sonné. Djibril était arrivé deux jours avant.
« Tu n’étais pas fâchée ?, je demande à Seynabou.
Bien sûr que j’étais fâchée. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Il y a des choses qui passent entre une mère et son enfant sans qu’on ait besoin de les dire. Et puis si je le lui dis, ça ne va pas l’aider, ça va juste le troubler, le faire douter. Ce ne serait pas bien pour lui.
Pendant la traversée, vingt personnes sont décédées dans la pirogue, précise Awa. C’est pour ça que Djibril n’a pas pu appeler tout de suite à son arrivée. Il était choqué. »
Seynabou acquiesce de la tête, en silence, le regard triste de nouveau. Awa reprend la parole :
« Parfois, je pense à ça : en moins de vingt jours, il a vu vingt personnes mourir, les corps jetés à la mer. Comment on peut vivre avec ça ? Certains, après, ils plongent dans la dépression.
Si au moins il avait laissé la pirogue, reprend Seynabou. Comme ça son petit frère aurait pu la prendre, pour aller pêcher. Mais bon, d’un autre côté, s’il ne l’avait pas vendue, il n’aurait pas eu l’argent pour partir… »
Une jeune femme passe, un bébé dans le dos. « Eh Dam, viens voir, il y a mon fils qui m’a envoyé une vidéo ! » Seynabou ressort son téléphone, la jeune femme sourit devant les images qui repartent en boucle, « ¡ Hola Zeyna, hola ! » « Le mari de Dam est parti, lui aussi, dit Awa. C’était pendant la fête de Tabaski, en septembre. Lui non plus n’a rien dit. » Le visage de Dam s’assombrit au fur et à mesure qu’Awa nous déroule son histoire à sa place : trois autres enfants de 10, 8 et 3 ans, en plus du petit dernier de sept mois qui gazouille dans son dos, né après le départ de son mari, tailleur, toujours coincé aux Canaries, sans travail, sans revenus. Dam s’excuse, elle doit y aller maintenant, elle est en route vers le port de pêche où elle espère trouver un peu de poisson pour la famille. « Tu vois, elle doit se débrouiller toute seule maintenant, dit Awa en regardant Dam s’éloigner. Pour les femmes, c’est trop dur. Ma sœur aînée, son mari est parti pendant dix-sept ans. Ils venaient de se marier. Tu te rends compte ! Pendant dix-sept ans, elle est restée toute seule ici parce que son mari n’avait pas les papiers pour rentrer. Moi, j’ai eu le temps de me marier, d’avoir quatre enfants, ils ont 13, 9, 5 et 2 ans maintenant, et elle rien, alors que c’est ma grande sœur !
« Et il a pu rentrer finalement, son mari ?
Oui, quand il a eu les papiers, il est rentré. Ma sœur avait des maux de ventre, on lui a dit que c’était parce qu’elle n’avait pas eu de rapports pendant dix-sept ans. On lui a donné des pilules pour qu’elle puisse avoir une grossesse, ça a marché. »
Je pense à ce que peuvent être les retrouvailles après de si longues années, l’enjeu de l’enfant à concevoir. « Moi, j’ai toujours souhaité un mari qui travaille ici, pas à l’étranger, ajoute Awa, avec force et conviction. Je veux vivre avec mon mari. Même s’il ne gagne qu’un franc CFA, même si je ne gagne qu’un franc CFA, je préfère vivre ici, parce que j’aurais toujours plus ici avec un franc CFA que là-bas. » L’heure de la prière arrive, puis l’heure du déjeuner. Une jeune fille apporte un plat de ceebu jën, on s’installe tous autour de la bassine remplie de riz rouge, on est neuf en tout. Seynabou pose des morceaux de poisson devant chacun, c’est le rôle de la maîtresse de maison.
Où veux-tu qu’il gagne de l’argent là-bas ? Il ne pouvait pas travailler jusqu’à maintenant. C’est moi qui envoie, 20 000 ou 30 000 CFA, parfois juste 10 000 CFA, pour qu’il puisse manger.
« Vous êtes combien chez toi maintenant ? » je lui demande. Elle compte : son fils aîné et ses quatre femmes, son plus jeune fils Pape Cheikh, douze enfants dont deux de Djibril, âgés de 3 et 5 ans, et les deux jeunes garçons qui travaillent pour elle et qu’elle héberge.
Ça fait 21 en tout.
La dépense quotidienne, c’est combien dans ta maison ?
C’est 6 000 CFA [9,20 euros, ndlr].
Et ton fils Djibril, il t’envoie de l’argent de temps en temps ?
Envoyer ? De l’argent ? Seynabou explose de rire, elle n’arrive plus à s’arrêter. Mais c’est moi qui lui envoie de l’argent ! »
Elle se ressaisit, le rire disparaît. « Où veux-tu qu’il gagne de l’argent là-bas ? Il ne pouvait pas travailler jusqu’à maintenant. C’est moi qui envoie, 20 000 ou 30 000 CFA, parfois juste 10 000 CFA, pour qu’il puisse manger. » J’ai soudain l’impression que le monde marche sur la tête. Je regarde Seynabou, le plat qu’on a fini à neuf, les tables de séchage vides parce que le poisson est trop cher, je regarde Pape Cheikh qui traîne avec sa mère faute de pouvoir partir pêcher en mer puisque plus de pirogue. « Cette affaire d’immigration, là, ça ne nous a pas amené la paix, soupire Seynabou, le visage sombre de nouveau. Ah non, à nous les femmes, ça nous a pas amené la paix. »
Mis à jour le 7 mars 2022 à 11 h 54. C’est Anta Diouf qui m’a appris la nouvelle, par un message WhatsApp : « Seynabou Dieng est décédée hier. Nous avons perdu une leader. » Seynabou, nous l’avions rencontrée en juin dernier à Joal. Elle était présidente du site de transformation de poisson de la ville et personnellement touchée à la fois par la crise de la pêche qui frappe le Sénégal et par les départs vers l’Europe que cette crise occasionne chez les professionnels du métier. Depuis plusieurs mois, Seynabou, dont le travail consistait à sécher et fumer le poisson, peinait à acheter de la matière première, devenu trop chère à cause de la rareté et de la concurrence des usines de farine de poisson qui raflaient tout. Dans sa famille, tous vivaient de la pêche, de plus en plus difficilement. Huit mois plus tôt, un de ses fils, Djibril, était parti en cachette vers les Canaries, vendant sa pirogue et son moteur.« Cette affaire d’immigration, là, ça ne nous a pas amené la paix, à nous les femmes », avait-elle soupiré. Les sujets difficiles que nous avons évoqués ce jour-là lui assombrissaient parfois le regard, mais son sourire revenait vite. Elle aimait la vie, elle aimait rire, et nous avons passé plusieurs heures ensemble, à parler de poisson, d’enfants, de famille.
Six mois après notre rencontre, Seynabou m’a envoyé une photo d’un autre jeune homme, son petit frère, pêcheur lui aussi. Il avait disparu sur la route des Canaries. Je l’ai appelée, nous nous sommes parlé, elle était triste. « C’est très difficile, pour nous, cette histoire d’immigration », a-t-elle répété. On s’est dit que la prochaine fois que je viendrais au Sénégal, je passerais la voir. Elle voulait qu’on vienne la suivre au port de pêche avec Laurent, « comme ça, il fera d’autres photos encore ! »
Seynabou laisse derrière elle une grande famille, des enfants, des petits-enfants. Elle subvenait aux besoins de vingt personnes. Elle avait 50 ans. Que la terre lui soit légère.