Sénégal, envoyée spéciale
Il nous a accompagnés pendant les quasi deux semaines que nous avons passées à Mbour, nous déposant en voiture chez Seynabou à Joal, nous conduisant à Saly ou à Ngaparou pour un rendez-vous, faisant l’interprète au besoin. Par petites bribes, il nous a parlé de ses amis qui sont partis. Il y a celui qui faisait taxi comme lui et qui a vendu son terrain pour payer le « ticket ». Il y a celui qui est parti le jour du baptême de son enfant, sans prévenir son épouse, parce que c’était la date fixée par le passeur. Il y a aussi celui qui travaillait dans le même garage, ils se parlaient tous les jours. Maintenant, ils discutent sur WhatsApp, l’ami est aux Canaries et attend de rejoindre le continent européen. Ils sont une dizaine et Ibrahima Sané dit qu’il ne les comprend pas. Il a 41 ans et aucun rêve d’ailleurs. « Tu pars et tu ne sais même pas ce que tu vas trouver. Tu peux mourir. Ici, tu travailles, tu gagnes peu, mais tu sais que tu peux vivre. »
Quand on écrit sur l’immigration depuis l’Europe, on oublie parfois que derrière tous ceux qui partent, il y en a d’autres, tellement plus nombreux, qui n’ont aucune intention de s’en aller. À force d’entendre la litanie des sauvetages et des disparitions en mer, notre regard sur l’Afrique finit par se limiter à la question des migrations, de l’accueil de ceux qui tentent la traversée ou des mesures pour les empêcher d’y arriver. Pendant ce temps, Ibrahima continue à conduire son taxi et secoue la tête à chaque nouvelle de départ. « Je ne sais pas ce qu’ils cherchent là-bas. Une voiture, une maison ? Tu peux avoir tout ça ici. Moi, je peux aller voir pour découvrir, mais pas pour travailler. »
Si Ibrahima ne rêve pas d’ailleurs, c’est peut-être aussi parce qu’il a trois frères et une sœur en Europe, partis par la mer ou avec un visa, pour faire des études ou travailler, et qu’aucune de ces vies ne lui fait envie. Un de ses frères, celui qui a pris la mer, a été un des deux uniques survivants d’une embarcation partie du Maroc pour l’Espagne, en 2006. Les quatorze autres passagers sont morts.
« Moi, on ne m’a jamais donné, dit-il. Quand j’étais petit, j’avais deux pantalons, un sur moi et un autre à laver. À l’école, les autres enfants se moquaient de moi. Je n’ai pas duré, j’ai quitté après le CE1. Je voulais gagner ma vie et aider ma grand-mère. C’est elle qui m’a élevé. » Ibrahima a appris très tôt à se débrouiller seul. Ses parents, séparés, avaient chacun fondé une nouvelle famille où il n’avait pas sa place. À 10 ans, Ibrahima est devenu apprenti en peinture et carrosserie. Il a travaillé pour le même patron pendant huit ans, sans salaire, pour apprendre le métier. Parfois, les clients lui donnaient une pièce. Le souvenir de son premier vrai contrat, avec un salaire de 120 000 CFA (183 euros) par mois, lui donne encore le sourire. Il était fier. C’était en 1998, dans un garage vers Thiès. « Après un an, le patron a voulu renouveler, mais j’ai refusé. Là où je travaillais, c’était loin de tout, et moi je voulais être près de mes amis, pour faire la fête. J’ai vite regretté mais c’était trop tard. C’est comme ça, quand on est jeune », sourit-il.
Depuis, il a su reconnaître les occasions et les saisir. Quand un ami lui a confié une Peugeot 405 « avec un moteur pas bon », il a commencé à faire taxi la nuit en plus d’un travail de peintre en carrosserie en journée, pour économiser assez d’argent pour acheter un nouveau moteur. Il a conclu un deal avec le propriétaire : un tiers des recettes pour lui, un tiers pour le propriétaire, un tiers pour la voiture, pour couvrir les frais. « Si tu ne réfléchis pas, tu ne t’en sors pas. Le jour où tu as une panne, tu n’as rien pour réparer et tu ne peux plus travailler. »
Plus tard, il a acheté son propre véhicule. D’abord une Renault R9 : « C’était une vieille voiture mais je l’aimais parce que c’était la mienne. Je ne regardais pas le 4x4 à côté, je regardais juste ma R9. » Puis une Peugeot 308 blanche qu’il lave et astique tous les jours, effaçant la moindre trace sur la carrosserie. C’est avec cette voiture-là qu’il nous a conduit à Ngaparou (lire l’épisode 6, « À Ngaparou, tout faire pour garder la pêche »), à Joal (lire l’épisode 5, « “C’est moi qui lui envoie de l’argent !” ») et à Saly (lire l’épisode 7, « À Saly, le foot et ses mirages »), et qu’un jour, au retour de Dakar, Ibrahima nous a amenés à Malicounda, à une dizaine de kilomètres de Mbour, pour nous montrer la maison qu’il construit là depuis trois ans. Il a acheté le terrain grâce à un investissement juteux… dans des moutons ladoum, une race très prisée au Sénégal.
Devant son terrain, en bordure du village, il raconte : « Un ami qui avait besoin d’argent voulait vendre une femelle. Je l’ai achetée 400 000 CFA et je lui ai fait faire des petits. Il y en a eu deux, ça m’a permis de vendre les trois moutons 900 000 CFA par tête. Ça m’a fait 2,7 millions de CFA. J’ai acheté un premier terrain à 1,2 million et un deuxième à 1,5 million. Il y en a un pour ma maison et un autre pour installer un poulailler. Ici, les restaurants et les hôtels ont besoin de poulets tout le temps, alors ça me fera un revenu, en plus du taxi. Dès que j’ai de l’argent qui rentre, je construis, petit à petit. » Son visage rayonne de fierté devant le terrain clôturé, les murs en parpaings encore à nu, les chambres en enfilade le long de la coursive et l’emplacement de la cuisine au bout. Il a fallu de la patience pour y arriver. Ibrahima gagne entre 10 000 et 20 000 CFA (15 et 30 euros) par jour, parfois rien du tout, parfois 50 000 CFA (75 euros) s’il y a une grosse course, comme ce jour-là, avec nous. Avec ses revenus de chauffeur, il soutient huit personnes de façon régulière ou ponctuelle : ses deux enfants en bas âge et leurs mères, son neveu de 20 ans qu’il élève depuis ses 5 ans, deux de ses sœurs et sa mère. « Moi, on m’a jamais donné, répète-t-il. C’est moi qui donne à ma famille. »
Avec le Covid, beaucoup de gens ici ont pensé que c’était leur chance. Ils se sont dit qu’avec tous ces morts en Europe, il y aurait du travail pour eux là-bas.
« Je sais que les gens de ma famille et mes amis en Europe ne vivent pas mieux que moi, ajoute-t-il. Mon ami, qui est en Espagne depuis cinq ans, qui a même réussi à avoir les papiers, il n’arrive même pas à économiser pour construire sa maison. » Ibrahima dit que les jeunes veulent aller trop vite, qu’ils rêvent, qu’ils pensent qu’en Europe, tout le monde est riche. Lui qui travaille régulièrement avec des Blancs sait que ce n’est pas vrai. Mais comment résiste-t-on à l’envie d’ailleurs quand on a 20 ans et que le chômage touche plus d’un jeune sur trois ?
« Tu sais, avec le Covid, beaucoup de gens ici ont pensé que c’était leur chance, me dit Ibrahima. Ils se sont dit qu’avec tous ces morts en Europe, il y aurait du travail pour eux là-bas.
C’est la première fois que j’entends cette explication.
Ce sont surtout des vieux qui sont morts, dis-je. Et au contraire, beaucoup d’entreprises ont utilisé la pandémie comme une justification pour licencier des travailleurs.
Tout ça, les gens ne le savent pas ici, rétorque Ibrahima. Ils regardent la télé, ils voient les morts, les morts, les morts, ils se disent : c’est notre chance.
Regarde, dis-je en dessinant une pyramide à l’envers sur mon carnet. Là-haut, ce sont les vieux, et en bas, ce sont les jeunes. En Europe, il y a beaucoup moins de jeunes que de vieux. Et les vieux qui meurent, ce sont des vieux de 70, 80, 90 ans. Ils ne travaillent plus depuis longtemps. »
Ibrahima hoche la tête. Dessinée sur mon carnet, la réalité démographique européenne avec sa population vieillissante paraît bien lointaine ici, comme l’est celle de l’Afrique en Europe. Au Sénégal, la moyenne d’âge de la population est de 19 ans, et 75 % des habitants ont moins de 35 ans. Chaque année, 100 000 nouveaux demandeurs d’emploi arrivent sur le marché. Selon les estimations officielles, ils seraient 300 000 par an d’ici 2030. Des chiffres que le marché de l’emploi sera incapable d’absorber, malgré les injonctions à l’auto-emploi régulièrement formulées par le gouvernement, mais aussi par la génération des plus de 40 ans comme Ibrahima, qui fustige facilement les jeunes qui « ne veulent pas travailler ». Alors, partir ou rester ? Ibrahima a déjà son plan : faire un prêt à la banque pour construire son poulailler, et laisser sa Peugeot 308 à son neveu de 20 ans pour qu’il fasse taxi. Il lui a déjà payé son permis. Il n’a aucune envie de le voir prendre la mer.