D’un côté, il y a les costumes-chemises. Ceux portés par la direction, les cadres, les DRH, les communicants et les planificateurs d’avenir. Un avenir gravé dans des PowerPoint en forme de régime alimentaire forcé. De l’autre, il y a les uniformes. Ceux griffés Christian Lacroix portés par les hôtesses, les stewards, les pilotes. Mais aussi ceux siglés « Castorama » pour les « pistards », les bagagistes, les petites mains, les sous-traitants. Depuis quelques années, les chemises font des plans pour réduire le nombre d’uniformes au sein de la compagnie. Ces derniers subissent et les médias les reconnaissent de temps à autre comme des victimes de la casse sociale à l’œuvre chez Air France. Jusqu’au jour où deux chemises ont été arrachées devant des objectifs de BFMTV. Ce jour-là, le 5 octobre dernier, les cols blancs ont cru que le dernier atout médiatique des uniformes s’en était allé. En réalité, dans cette guerre d’usure, l’issue de la dernière bataille sera tranchée par la justice. Le 27 mai prochain, cinq salariés passent au tribunal pour « violences présumées », onze autres pour « dégradations ». Retour sur ce jour où tout a basculé.
9 h 30. Ses yeux notés 12 sur 10 ont tout de suite relevé une étrangeté. À peine entrée dans la salle de réunion de Roissy-en-France (Val-d’Oise), Véronique Damon, copilote sur Boeing 777, remarque immédiatement que la direction d’Air France ne s’est pas installée à sa place habituelle. Ce n’est que son cinquième CCE, mais en ce 5 octobre pluvieux, Véronique en est sûre, c’est le premier où les pontes ne siègent pas à côté de la baie vitrée.
T’as vu ? C’est bizarre, les boss n’ont pas la même place que d’habitude.
Aujourd’hui, le PDG de la compagnie, Frédéric Gagey, et son directeur des ressources humaines, Xavier Broseta, se sont assis, bien avant l’arrivée des représentants du personnel, juste à côté d’une porte dérobée. Véronique Damon regarde son collègue, Michel Delli-Zotti, venu vêtu de son uniforme de pilote. Elle se dit qu’elle aurait peut être dû en faire autant. Trop tard. Aujourd’hui, elle est en « civil ». Elle souffle alors à l’oreille de son voisin :
T’as vu ? C’est bizarre, les boss n’ont pas la même place que d’habitude.
Oui, ça arrive parfois
, lui répond distraitement Michel Delli-Zotti.
Véronique Damon et son confrère font partie des patrons du SNPL, le puissant syndicat des pilotes qui fait passer des nuits blanches aux dirigeants successifs d’Air France. Elle en est la secrétaire générale depuis décembre 2014.
Deux heures après sa remarque, la petite blonde
, comme elle se surnomme elle-même, comprend. En confirmant ce jour-là le « plan B » de Perform 2020, les dirigeants de la compagnie ont jugé utile de disposer d’une porte de secours. Bien vu. On l’apprendra bientôt, la direction avait soigneusement préparé son coup.
10 h 30. Le PDG, Frédéric Gagey, disparaît par la petite porte. Le DRH, Xavier Broseta, prend alors la parole : Excusez-moi, on m’indique que le siège est en train d’être envahi, donc je vais devoir suspendre la session.
Aussitôt, par la porte principale, des manifestants entrent dans la salle de réunion aux cris de On est chez nous !
. En bout de table, Véronique Damon filme la scène avec son portable.
Un attroupement se forme autour de Xavier Broseta, qui se trouve bloqué dans la salle. Alors qu’il patientait à l’extérieur et qu’il n’avait rien à voir avec ce CCE, Pierre Plissonnier, directeur de l’activité long-courrier d’Air France, décide d’aller aider son collègue en difficulté. Il entre dans la salle envahie. Des vigiles et plusieurs leaders syndicaux tentent de protéger les deux hauts cadres de la foule, toujours plus dense.
Vincent Martinez, 28 ans, deux diamants aux oreilles et un brassard CGT autour du biceps, est magasinier pour gros avions en réparation. Il fait partie du service d’ordre des manifestants. Quand les vigiles entament une percée, il s’embrouille avec l’un d’eux, Mehdi B. Xavier Broseta, Pierre Plissonnier et leurs gardes du corps improvisés parviennent à sortir de la salle. Toujours poursuivis, ils dénichent une porte donnant sur le parking du siège. Dehors, il y a plus de salariés encore qu’à l’intérieur. Les cadres se font bloquer par la masse. C’est là, en plein air, que leurs chemises partent en lambeaux.
11 heures. Le brassard toujours en évidence, Vincent Martinez discute désormais avec quelques collègues sur le parking, à l’écart de la foule. Soudain, le magasinier aperçoit un homme torse nu qui détale, sa cravate autour du cou comme dernière relique de sa fonction. Un personnage de bande dessinée qui vient d’échapper à une explosion. Il s’agit de Xavier Broseta, sagement assis deux heures plus tôt en face de la copilote Véronique Damon. Deux vigiles courent autour de lui, chacun gardant une main protectrice sur ses épaules. Les membres du trio semblent bizarrement soudés les uns aux autres. Ils se sont comme changés en scarabée, avec une carapace et six pattes au galop.
Vincent Martinez reconnaît l’un des deux vigiles, il s’agit de Mehdi B. Et là, je fais un mauvais geste… Même si c’est une petite “poussette”, ça reste un mauvais geste
, regrette-t-il aujourd’hui. Alors que les trois hommes le frôlent, Vincent pousse le bras de Mehdi B. qui, pris dans sa course, plonge vers le bitume. Effet scarabée oblige, le DRH chute à terre, le second vigile également.
En me voyant à la télé en boucle pousser le vigile sur le parking, je me suis dit : “Merde”.
Le moment est immortalisé par une caméra de BFMTV. Les images tournent en boucle dans les journaux télévisés français et sont rapidement diffusées à l’étranger sur CNN, BBC News, Fox News… La « poussette » de Vincent devient virale, mondiale. Un autre élément joue alors contre le magasinier. Dans certains médias, une fausse information – reprise notamment sur le plateau du Grand Journal de Canal+ – circule : un vigile serait dans le coma. Sur le coup, ça pèse. La direction se saisira bientôt de cette vidéo dans la guérilla judiciaire qui va suivre.
Le jour d’après, Vincent hallucine. Le Premier ministre français en personne a qualifié les salariés déchireurs de chemises de voyous
. « Le lendemain, en me voyant à la télé en boucle pousser le vigile sur le parking, je me suis dit : “Merde”. » Le magasinier voit juste.
Une semaine après, Vincent Martinez rentre d’une nuit de travail passée dans son hangar géant, ses lourdes chaussures de sécurité encore aux pieds. Vers 7 heures du matin, l’employé fatigué gare sa voiture et prend l’ascenseur qui l’emmène du parking au deuxième étage de son immeuble, direction son lit. Vincent glisse la clé dans la serrure, mais la porte de son appartement s’ouvre toute seule. Je me dis :
Le magasinier tombe alors nez à nez avec trois hommes de la PAF, la police aux frontières. Sa compagne, elle, est en pleurs, assise sur le canapé. Il ne le sait pas encore mais une perquisition, 36 heures de garde à vue et un licenciement l’attendent. Vincent passera le 27 mai prochain en procès correctionnel avec quatre de ses camarades pour « violences présumées ».Bizarre. J’étais sûr de l’avoir fermée en partant hier soir.
Jusqu’au dénouement du conflit, Les Jours vont suivre Vincent, Véronique, les « pistards » mais aussi les patrons de la compagnie aérienne. Un conflit qui à la fois traverse et dépasse l’entreprise. Air France, c’est la France en miniature
, a-t-on coutume de dire en interne.