Les manifestants ne s’y attendaient pas. Bien en amont du 5 octobre 2015, la direction d’Air France a calculé ce qu’elle pourrait tirer comme avantages de leurs éventuels dérapages. Installation de caméras la veille du CCE, flou sur les autorisations à manifester, huissier discrètement mandaté, emploi d’agents de sécurité privés… Sur ce dernier point, un document de l’inspection du travail — que se sont procuré Les Jours — considère même que l’employeur a contribué à instaurer un climat de défiance propice à la confrontation
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Surveillé comme une caserne, le siège d’Air France à Roissy-en-France (Val-d’Oise) disposait déjà de 300 caméras. Cependant, le week-end précédent le CCE, la direction en a fait installer six nouvelles, soigneusement placées. Les deux premières ont été positionnées dans le hall d’honneur du siège et face au « PNG », le portail non gardé par où les manifestants sont entrés. Les quatre autres ont été accrochées face aux portes d’entrée de la salle Max-Hymans – du nom d’un ancien PDG d’Air France à la moustache taillée façon IVe République. Cette salle, c’est celle où se tiennent les réunions du CCE, celle qui a été envahie par les manifestants (lire l’épisode 1, « Le jour de la chemise »). Ce n’est d’ailleurs pas une première. Le 10 février 2012, quelque 500 salariés avaient déjà interrompu un CCE, au même endroit, pour contester le plan Transform 2015.
Personne n’a jugé utile d’informer les salariés ou leurs représentants de cette nouvelle surveillance. Ce sujet a fait l’objet d’un débat houleux lors d’une réunion de CHSCT, le 12 novembre 2015, un mois après la « journée de la chemise ». Les Jours se sont procuré ces échanges. Nous les publions ici.
Ça me gêne beaucoup de voir que ç’a été fait les 3 et 4 octobre, sachant qu’il y avait un CCE très sensible le lendemain.
Dans le procès verbal de cette réunion, l’une des membres du CHSCT de la compagnie aérienne, Catherine Bing, s’énerve que le coup ait été fait en douce. Elle s’émeut également du calendrier de la manœuvre auprès de Laurent Franco, responsable de la sécurité du siège d’Air France. Ça me gêne beaucoup de voir que ç’a été fait les 3 et 4 octobre, sachant qu’il y avait un CCE très sensible le lendemain. […] Ç’a été fait justement là. Avec tout ce qui s’est passé par la suite, ça me gêne.
Pressé de questions, Laurent Franco est obligé de reconnaître que, parmi ces nouvelles caméras, deux d’entre elles « ont servi aux identifications [de salariés, ndlr] au conseil juridique [d’Air France, ndlr] ».
Autre point surprenant, le flou artistique sur les autorisations délivrées aux manifestants. Les 2 et 4 octobre s’étaient tenues à Roissy-en-France deux réunions préparatives entre syndicalistes et agents de la police aux frontières, la PAF. Les Jours ont pu avoir accès au compte-rendu de ces discussions. Des discussions classiques de préparation de manif : demande d’installation de sono, d’estrade et description des parcours prévus. Les 2 000 manifestants doivent converger sur le parvis du siège d’Air France à Roissy. Une unique question demeure : la grille faisant office de frontière entre la rue et ce parvis sera-t-elle ouverte ? À la veille de l’action syndicale, ni la police, ni les syndicats n’ont eu de retour de la part de la direction sur ce point.
Un autre détail étrange est apparu dans la « question du parvis ». La préfecture de Seine-Saint-Denis avait délivré au syndicat Unsa aérien une autorisation de manifester pour le 5 octobre ayant pour objet « Annonces CCE Air France ». Daté du 2 octobre, le document en question – que Les Jours se sont procuré – indique l’itinéraire du cortège ainsi : 6 rue de Madrid vers 45 rue de Paris, à Roissy CDG
, comprendre vers le siège d’Air France. L’itinéraire est suffisamment flou pour ne pas préciser « devant » le siège ou sur son parvis. Cependant, trois mois après les événements, Air France a fourni au ministère du Travail une version modifiée du même document. Une modification effectuée par Hugues Besancenot, le secrétaire général de la préfecture de Seine-Saint-Denis. Le haut fonctionnaire a pris le document originel, l’a barré de six traits et a ajouté manuellement : Annule et remplace toute décision antérieure : la manifestation du 05/10/2015 est autorisée au point J23 de la rue de Paris.
Le point J23 est un repère cartographique situé dans la rue, il signifie « en dehors du siège », devant la grille du parvis.
Premier problème, ce document modifié n’a jamais été remis à Marc Lamure, secrétaire adjoint de l’Unsa-PNC, qui avait déposé et obtenu l’autorisation préfectorale de manifester le 5 octobre. « Le jour de la manifestation, j’ai présenté aux forces de l’ordre mon autorisation et elles nous ont laissés passer vers la rue de Paris en direction du siège, indique Marc Lamure aux Jours. Bien après, quand j’ai vu la pièce modifiée fournie par Air France, quelque chose m’a surpris. Déjà, je n’ai jamais reçu cette seconde version mais surtout, quand une personne signe un document, elle met la date en bas. Là, la date a juste été effacée. » C’est effectivement le second point étonnant : la date du 2 novembre visible sur le premier document a été effacée et non remplacée.
Apparemment anodine, la question du parvis ou de « la grille du parvis » s’avérera bientôt centrale. En effet, en découvrant le lendemain que la grille est fermée, quelques manifestants vont la forcer. Une action filmée par les caméras installées la veille et constatée in situ par un huissier de justice mandaté discrètement par la direction. Cet huissier a par la suite rédigé un procès-verbal de constat versé au dossier judiciaire dans lequel, photos à l’appui, il détaille le déroulé des événements qu’il a observés. Onze manifestants sont désormais poursuivis en justice pour avoir forcé cette grille, dix d’entre eux appartiennent à la CGT et le dernier à FO. Deux pilotes syndiqués chez Alter, un syndicat proche de SUD, ont été suspendus quinze jours et, enfin, les cinq personnes licenciées (parmi elles, Vincent Martinez est techniquement en cours de licenciement
) sont affiliées à la CGT. Point commun de tous ces employés sanctionnés : ils sont tous encartés dans des syndicats radicalement engagés contre les plans successifs de la direction.
La direction savait qu’il allait se passer des choses, éventuellement un envahissement qui se déroulerait plus ou moins bien.
Quand nous le questionnons sur ces différents éléments, Ronald Noirot, syndicaliste barbu et patron de la CFE-CGC, surnommé « le syndicat des patrons » par quantité d’autres syndicats, condamne les violences du 5 octobre
mais concède que tout le monde s’attendait à des dérapages. La direction savait qu’il allait se passer des choses, éventuellement un envahissement qui se déroulerait plus ou moins bien. Je ne dirais pas pour autant que la direction a tendu un piège, ça se saurait sinon.
Un dernier détail intéressant a surgi de manière inattendue. La petite « poussette » – devenue célèbre dans le monde entier – du magasinier Vincent Martinez sur le vigile Mehdi B. se retrouve au cœur d’un conflit judiciaire. Air France et la compagnie de sécurité privée employant le vigile ont porté plainte contre Vincent Martinez. En réponse, le syndicat du magasinier, la CGT, a déposé une plainte contre Air France et les deux sociétés pour s’être immiscé[es] dans le déroulement d’un conflit du travail
. Au détour de ces plaintes, on apprend que, pour sécuriser son CCE, la direction d’Air France a employé deux compagnies de sécurité privée, les sociétés International Security Network Division Securité et Lancry Protection Sécurité.
L’employeur a contribué à instaurer un climat de défiance propice à la confrontation.
Une première manche a été remportée par Vincent Martinez sur ce point. Le 20 janvier, une décision de l’inspection du travail a annulé son licenciement. La « faute lourde » caractérisant une volonté de nuire à l’entreprise
a été jugée non caractérisée. Dans son argumentation, l’inspectrice du travail Caroline Morio liste les caméras installées la veille, la décision de fermer le portail donnant sur le parvis de l’entreprise
et l’utilisation d’une compagnie privée pour conclure qu’au vu de ce contexte, l’entreprise Air France avait nécessairement conscience des risques liés à l’envahissement de ses locaux par les salariés […] et des potentiels débordements en découlant
. L’inspectrice va même plus loin : elle ajoute que l’employeur a contribué à instaurer un climat de défiance propice à la confrontation
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Le 1er février, Air France a contesté cette décision et entamé un « recours hiérarchique » auprès de Myriam El Khomri, la ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social. Dans ce document, Franck Raimbault, le directeur juridique d’Air France, compare le jour de la chemise à une véritable chasse à l’homme
. Le haut cadre d’Air France explique qu’il s’appuie sur de nombreuses vidéos pour prouver que Xavier Broseta et Pierre Plissonnier ont dû fuir pour échapper à leur lynchage
. Fuite aidée d’une part par les agents de sécurité présents sur place, et d’autre part par certains représentants syndicaux.
Parmi les représentants syndicaux en question, les boss de la CGT Air France : Miguel Fortea (secrétaire général du syndicat), Mehdi Kemoune (secrétaire général adjoint) et David Ricatte (un administrateur d’Air France affilié au même syndicat). Les trois syndicalistes recevront même le lendemain un texto personnel de remerciement de Xavier Broseta, le DRH dénudé. Leur rôle protecteur ne fait donc pas débat. En revanche, lorsque ces mêmes personnes affirment que Vincent Martinez les a aidées à protéger les deux cadres de la foule en colère, pour le directeur juridique d’Air France, l’affaire est entendue : c’est leur étiquette syndicale qui reprend le dessus.
Ils tenteraient ainsi de sortir un camarade de la nasse. Peu importe également que l’inspectrice du travail, dans sa décision, ait noté que Martinez ait eu une attitude de pacification, […] à l’opposé d’une volonté de nuire
et qu’il faisait partie du service d’ordre de la CGT. Non, pour Franck Raimbault, Vincent Martinez a commis des agressions physiques
en poussant brutalement et à plusieurs reprises des personnes vers les cadres acculés.
L’accusation de la hiérarchie repose sur deux séquences. La première est la « poussette » du jeune syndicaliste contre le vigile – la direction parle de poussée violente
–, qui est incontestable et même regrettée par le salarié. Cependant, ce geste a été commis contre un employé externe à Air France. Or, toute la jurisprudence sur laquelle s’appuie la direction pour justifier le renvoi de son employé concerne des exemples de violences envers un membre du personnel de direction
, un salarié
ou encore un membre de la société
. Pour cette raison, le second geste reproché est plus intéressant car il fait office de pierre angulaire du raisonnement.
La direction reproche une autre bousculade de Vincent Martinez. Il s’agit d’une séquence filmée par plusieurs chaînes, dont iTélé, où l’on voit Martinez pousser de façon sèche une personne portant un blouson bleu marine, une capuche verte et une casquette à l’envers
, dixit le directeur juridique Franck Raimbault. Voici la scène en question :
Petit souci, l’extrait choisi est extrêmement court et ne permet pas de savoir si Vincent Martinez pousse ce salarié pour qu’il cesse d’importuner le DRH ou s’il le pousse pour effectivement l’envoyer « sur » le DRH. La conclusion de la compagnie aérienne est sans équivoque : Malgré la présence de très nombreuses caméras, aucun film, ni aucune image ne montre monsieur Martinez en position de protection ; il apparaît au contraire projetant à deux reprises en quelques minutes des personnes sur monsieur Broseta.
Les Jours ont retrouvé une vidéo qui contredit cette affirmation de la direction. Sur nos images, on voit clairement Vincent Martinez dos aux cadres d’Air France, tantôt en train de repousser les salariés, tantôt posant une main sur Pierre Plissonnier pour le maintenir à distance de la foule en colère.
Ces images recoupent les déclarations des autres syndicalistes et l’analyse de l’inspectrice du travail. Le ministère du Travail nous indique qu’il s’exprimera sur le sujet, mais pas avant le mois de juin. Qu’en dit la direction ?
Joint sur son portable, Xavier Broseta nous donne par deux fois son accord oral pour convenir d’un échange. Par la suite, son service de communication nous indique qu’il ne souhaite plus s’exprimer. Un mois après avoir perdu sa chemise, le DRH d’Air France a été remplacé un autre homme, Gilles Gateau. Visage rond, verbe courtois et chemise bleu ciel, le nouveau DRH nous accueille dans son bureau au siège de la compagnie. Sur un meuble, de petites jumelles permettent d’observer au travers d’une grande baie vitrée les pistes de Roissy. Il y avait plus d’avions Air France avant, ici
, nous lâche Gilles Gateau dès l’accueil, le regard tourné vers une brochette d’avions orange de la compagnie Easy Jet. À côté des jumelles, une médaille en or frappée de l’inscription « Hôtel de Matignon, le Premier ministre Manuel Valls » rappelle qu’il y a quatre mois, il était encore directeur adjoint au cabinet du Premier ministre. Quand nous l’interrogeons sur nos éléments relatifs aux événements du 5 octobre, Gilles Gateau refuse de visionner notre vidéo tout comme de répondre à la moindre question sur le sujet. Je n’étais pas encore là en octobre.
Je peux vous dire qu’Air France maintient ses accusations à l’encontre de Vincent Martinez.
C’est juste, mais lorsque le recours d’Air France a été déposé auprès du ministre du Travail – rappelons que de mai 2012 à avril 2014, Gilles Gateau était directeur de cabinet du ministre du Travail Michel Sapin –, nous étions le 1er février, soit deux mois après sa prise de fonction. Cette fois, le DRH clôt la discussion ainsi : Je ne m’exprime pas sur une affaire judiciaire en cours. Néanmoins, je peux vous dire qu’Air France maintient ses accusations à l’encontre de Vincent Martinez.
Le procès aura lieu le 27 mai au tribunal de Bobigny.