En voyant arriver les trois policiers, le député Olivier Falorni (divers gauche) fanfaronne : On vit de grands moments !
Avec son collègue Jean-Yves Caullet (PS), il est arrivé une demi-heure plus tôt, à l’improviste, devant l’abattoir Aminecov de Meaux (Seine-et-Marne), d’où sortent chaque année un peu moins de 2 000 tonnes de viande, quasi exclusivement halal. Il est maintenant presque sept heures du matin, nous sommes à la fin du mois de juin et une odeur de fer et d’étable flotte autour de nous. Les deux parlementaires sont invités à présenter leurs papiers d’identité aux flics, qui marchent sur des œufs. Pendant le trajet depuis l’Assemblée, le président de la commission d’enquête sur les abattoirs avait averti les trois journalistes présents dans sa voiture : C’est une visite sensible que nous allons faire. On veut voir comment se passe un abattage sans étourdissement. Nous voulons voir si le système dérogatoire de l’abattage rituel fonctionne en respectant le bien-être animal.
Il va falloir vous y habituer, c’est la loi, on va rentrer dans votre établissement.
Effectivement, l’accueil est d’abord glacial. Olivier Falorni muscle vite le jeu. Au responsable technique qui lui demande de quitter les lieux, il lance : Il va falloir vous y habituer, c’est la loi, on va rentrer dans votre établissement.
Au policier qui l’interroge, il dégaine : Je suis le président de la commission d’enquête sur les abattoirs, nous avons tout pouvoir de contrôle, de visite et de vérification de documents.
Adel Rekik, le directeur de l’abattoir visiblement sorti du lit par l’arrivée des élus, apaise bientôt la situation : Je sais pour la commission. J’ai vu le site internet sur les abattoirs, je regardais les vidéos de la commission pas plus tard qu’hier soir.
Pendant ce temps, les salariés arrivent au compte-gouttes, dont plusieurs à vélo. Ils filent enfiler leur blouse blanche en hallucinant pas mal devant le ballet des flics en uniforme, des parlementaires en costume-cravate et des quelques journalistes conviés par la commission d’enquête.
La délégation parlementaire entre finalement dans l’abattoir vers 8 h 30. Elle remonte la chaîne d’abattoir, passe devant les énormes machines qui découperont ou dépèceront les carcasses dans les heures suivantes. Certains ouvriers installés à plusieurs mètres de haut sont déjà à l’œuvre. Elle file vers le « poste d’abattage », c’est ce qui l’intéresse. Cet endroit, les salariés ne l’appellent pas comme ça. Ils disent la tuerie
. À ce poste, le bruit du métal qu’on malmène et l’odeur du sang sont omniprésents. Un sang qui recouvre peu à peu les murs, le sol et les machines. Il faut l’évacuer avec des litres d’eau et de grand coups de balai-raclette. Dans son livre À l’abattoir (Raconter la vie - Le Seuil, 2016), Stéphane Geffroy parle des odeurs, entêtantes : celles, très âcres, des peaux que l’on vient d’arracher pour les transférer dans le coin de traitement des cuirs, ou celles, aussi envahissantes, des graisses que l’on coupe. Et, bien sûr, le sang qui gicle, il y en a des dizaines de litres dans une bête.
C’est tout cela qu’on vient voir ici. Avec, en prime, le fait que les animaux vont être égorgés en pleine conscience.
En France, il est obligatoire depuis 1964 d’étourdir les bêtes de boucherie avant de les tuer. La pratique sans étourdissement n’est autorisée que sur dérogation, dans le cadre de l’abattage dit « rituel », car les autorités juives et musulmanes françaises exigent que l’animal soit vidé de son sang encore conscient et sans blessure préalable. Dans d’autres pays, notamment le plus grand pays musulman au monde, l’Indonésie, l’étourdissement est accepté pour la viande halal. Ce mode d’abattage a pris une ampleur considérable dans l’Hexagone : l’association Oaba (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs) estime que 48 % des animaux sont tués en pleine conscience en France. Pourquoi un chiffre si élevé ? La raison est simple : pour simplifier les process de production et donc réduire les coûts, les chaînes d’abattage de nombreux abattoirs font désormais principalement – voire uniquement – du « sans étourdissement ». Une situation dénoncée en 2012 par la chambre d’agriculture d’Île-de-France, qui pointait alors du doigt le consentement coupable des services de l’État
.
En 2011, un audit mené par le Conseil général de l’alimentation confirmait l’ordre de grandeur annoncé par l’Oaba alors que la demande en viande halal ou casher devrait correspondre à environ 10 % des abattages totaux
. Devant la commission d’enquête, Stéphane Le Foll, le ministre de l’Agriculture, a donné une estimation plus basse. Une chose est sûre : le flou règne et une partie importante de la viande commercialisée en France est abattue sans étourdissement, contrairement à la loi, et sans que le consommateur en soit informé. Tout ça intéresse beaucoup les deux parlementaires, qui observent la scène avec attention, en blouse blanche et charlotte sur la tête.
Nous nous installons devant une grosse machine appelée « box rotatif », dans laquelle vont passer une vingtaine de vaches en une heure. Il faut imaginer un énorme cylindre qui évoque une machine de torture médiévale, capable d’avaler une vache entière, ne laissant dépasser que la tête. Un fracas de métal couvre les voix mais on entend parfois un Allez, hop, hop, hop
. La vache entre dans le box, des plaques la compressent pour la maintenir immobile et la boîte se retourne en quelques secondes. Ça fait bizarre, une vache la tête en bas. Ça devient vite sordide, surtout quand elle frappe ses sabots contre les parois, contre le plafond de la machine. C’est maintenant au sacrificateur de faire son office. D’un coup sec, avec un couteau dont la lame est sans cesse aiguisée sur une meule prévue près du box, il tranche la quasi-totalité de la gorge de l’animal, jusqu’aux vertèbres. La vache va perdre une grande partie de son sang dans la minute qui suit. Des flots rouges jaillissent, une vapeur chaude emplit la pièce, l’odeur se glisse partout. On se tient à plusieurs mètres, mais certains pantalons et chaussures seront tachés de sang. Tous les observateurs ne tiendront pas jusqu’au bout de ce spectacle.
Pendant cette minute, la bête souffre. Beaucoup. L’Ordre des vétérinaires français, la Fédération des vétérinaires européens, l’Autorité européenne de sécurité des aliments l’ont reconnu et dénoncé : ils recommandent un étourdissement systématique des animaux. On entend les vaches tenter de meugler, essayer de respirer malgré leur plaie béante. Une fois la minute écoulée, un ouvrier vérifie que la vache n’est plus consciente en approchant son doigt de l’œil. S’il cligne, on lui fait perdre conscience en utilisant un « matador ». C’est un pistolet qui envoie une tige perforante sous pression dans le cerveau, provoque des lésions et étourdit la bête. Sur la vingtaine de vaches tuées devant nous, une seule en passera par le matador.
Jean-Yves Caullet et Olivier Falorni regardent chaque étape, interrogent longuement le dirigeant et ses salariés. À l’issue de la visite, ils nous annonceront que cette minute de douleur va être un des gros dossiers de leur rapport qui doit paraître courant septembre. Jean-Yves Caullet nous explique : La souffrance est indéniable, pendant trente secondes à une minute, quand on coupe la gorge d’un mammifère. Il faut se demander comment on peut ramener ce temps de souffrance à trente secondes.
Dans le discours des deux députés, et donc sûrement dans leur rapport, la souffrance des vaches semble se limiter à cette partie de l’agonie. Pourtant, la réalité est beaucoup plus complexe. Ainsi, un rapport de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) sur la souffrance animale rappelait en 2009 que, pendant l’abattage rituel, un pourcentage assez important de bovins, qu’ils soient jeunes ou adultes, du fait de leurs caractéristiques anatomiques, restent conscients pendant une période qui peut être supérieure à plusieurs minutes
. Jusqu’à quatorze minutes séparent parfois la saignée de la perte de conscience. Or, le matador n’est utilisé que très rarement, dans les cas les plus flagrants. Pendant notre visite, chaque vache a réagi différemment à l’égorgement. Et au moins l’une d’elles a très probablement continué de souffrir pendant plusieurs minutes, alors qu’elle n’avait pas réagi au test oculaire.
Nous avons filmé une petite partie de son calvaire. Les images sont insoutenables. Mais nous avons montré cette vidéo à trois spécialistes du sujet. Deux estiment que le bovin est encore conscient et souffre. Gilbert Mouthon, professeur à l’École vétérinaire de Maisons-Alfort (Val-de-Marne), expert auprès des tribunaux, est catégorique : L’animal est parfaitement conscient au début, ces images sont épouvantables. L’œil n’est pas fixe, il est vif, il est clair qu’il voit autour de lui. Ses mouvements sont encore coordonnés. À la fin de la vidéo, par contre, les yeux s’enfoncent, ne bougent plus, les mouvements deviennent des réflexes. Ce n’est pas exceptionnel, j’ai déjà vu des animaux se relever avec la gorge tranchée comme ça. En plus, il baigne dans son sang, des rejets de l’œsophage peuvent passer dans la trachée. Ça peut très très vite contaminer l’animal.
Normalement, la vache ne devrait plus bouger comme ça quand on la sort du box rotatif. On n’a aucune certitude qu’elle n’est pas encore consciente.
Jean-Luc Daub, ancien enquêteur des abattoirs et auteur de Ces bêtes qu’on abat (L’Harmattan, 2009) confirme, avec plus de nuances toutefois : Il y a deux phases. Une première où elle fait des mouvements des quatre pattes en même temps. Elle ne bouge pas les yeux, mais on dirait qu’elle veut se remettre debout. C’est difficile d’être affirmatif sans être sur place mais ce qui est sûr, c’est que normalement elle ne devrait plus bouger comme ça quand on la sort du box rotatif. J’ai vu ça de nombreuses fois malheureusement. On n’a aucune certitude qu’elle ne souffre pas, qu’elle n’est pas encore consciente. Ensuite, elle s’arrête de bouger puis elle reprend, mais ce ne sont pas les mêmes mouvements, ce sont des réflexes, c’est très différent.
Frédéric Freund, directeur de l’Oaba, est beaucoup plus prudent que ses confrères mais confirme le risque sanitaire : « Difficile de dire au vu de ces images si le bovin est encore conscient. A priori, je dirais non car la langue est bien sortie et il n’y a pas de mouvements respiratoires de la bouche. Pour autant, la gorge de l’animal repose à même le sol. Pour l’hygiène, ce n’est vraiment pas l’idéal. Les viandes de gorge sont en effet utilisées pour les steaks. »
Pour Gilbert Mouthon, très critique, le fait que cette agonie controversée n’a pas alerté les députés pose la question de l’utilité de ces visites parlementaires. Un débat déjà soulevé par les dernières images de L214 sur l’abattoir de Pézenas (Hérault), diffusées à la fin du mois de juin. En effet, le député de l’Hérault Élie Aboud (LR), membre de la commission d’enquête, s’était rendu dans cet abattoir de Pézenas le 17 mai et n’avait identifié aucun dysfonctionnement
. La préfecture du département a ensuite affirmé que les images de L214 était obsolètes. Mais l’association a assuré qu’une partie de ses images sont bien ultérieures aux visites des services de l’État et qu’il suffit de regarder les images tournées par Midi Libre pendant la visite d’Élie Aboud pour constater des irrégularités non relevées par le député. Utiles ou pas, alors, ces visites ? Elles ont au moins le mérite de faire entrer des élus et des journalistes dans des abattoirs. Un événement extrêmement rare, comme le confirme Olivier Falorni : C’est plus difficile de visiter un abattoir que de visiter un sous-marin nucléaire. Je le sais, je suis déjà allé dans les deux.